Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 494

Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 509-510).
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494. — Á M. BERGER.
À Cirey, le 4 août.

Vous me mandez, monsieur, que je dois vous tenir compte de votre silence ; c’est pourtant le plus grand dépit que vous puissiez me faire. Vous savez combien vos lettres me font de plaisir, et à quel point votre commerce m’est précieux, N’attendez donc pas, pour me donner de vos nouvelles, que vous receviez des vers de Marseille. J’ai lu ceux de M. Sinetti, Je savais bien qu’il était tout aimable ; mais je ne savais pas qu’il fût poëte. Il y a, en vérité, de très-belles choses dans ce petit poème. J’y ai trouvé ce que j’aime, beaucoup d’images ; ut pictura poesis[1]. Il ne m’appartient pas de donner des coups de pinceau à son tableau. Il y a peut-être plusieurs endroits qui mériteraient d’être retouchés ; mais c’est toujours à la main du maître à corriger son ouvrage. Je pourrais prendre des libertés qu’il n’approuverait pas. Il faut parler à un auteur, et examiner avec lui les fautes dont on veut le faire convenir ; il faut connaître sa docilité et ses ressources. Je vois, par la facilité qui règne dans ses vers, qu’il les corrigerait sans peine ; mais, pour cela, il faut se voir et se parler. Je lui soumettrais mes critiques, comme il a bien voulu me confier son poëme ; mais, quelque chose que je lui proposasse sur son ouvrage, il verrait en moi plus d’estime que de critique. Dans l’impossibilité où nous sommes de nous rencontrer, je ne peux à présent que l’assurer du cas que je fais de son génie.

J’ai vu le Portrait qu’on a fait de moi. Il n’est pas, je crois, ressemblant. J’ai beaucoup plus de défauts qu’on ne m’en reproche dans cet ouvrage, et je n’ai pas les talents qu’on m’y attribue ; mais je suis bien certain que je ne mérite point les reproches d’insensibilité et d’avarice[2] que l’on me fait. Mon amitié pour vous me justifie de l’un, et mon bien prodigué à mes amis me met à couvert de l’autre. Quiconque est tant soit peu homme public est sûr d’être calomnié : c’est un privilège dont je jouis depuis longtemps. On m’a dit que quelque bonne âme avait fait un portrait un peu moins méchant, mais qu’on s’est bien donné de garde de le laisser imprimer. On a raison ; les critiques empêchent les gens de broncher, et on se gâte par les louanges. Aimez-moi toujours ; écrivez-moi souvent ; et soyez sûr que votre amitié me console bien de ces misères. Si jamais je vous suis bon à quelque chose, vous pouvez compter sur moi.

  1. Hor., de Arte poet., 361.
  2. Voyez la note de la lettre 489.