Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 466

Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 483-484).
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466. — Á M. DE FORMONT.
Le 13 février.

Si Mme du Deffant, mon cher ami, avait toujours un secrétaire comme vous, elle ferait bien de passer une partie de sa vie a écrire. Faites souvent, je vous en prie, en votre nom, ce que vous avez fait au sien ; consolez-moi de votre absence et de la sienne par le commerce aimable de vos lettres.

Je n’ai point encore vu les Mémoires d’Hector[1] ; mais, vrais ou faux, je doute qu’ils soient bien intéressants, car, après tout, que pourront-ils contenir que des sièges, des campements, des villes prises et perdues, de grandes défaites, de petites victoires ? On trouve de cela partout ; il n’y a point de siècle qui n’ait sa demi-douzaine de Villars et de princes Eugène. Les contemporains, qui ont vu une partie de ces événements, les liront pour les critiquer, et la postérité s’embarrassera peu qu’un général français ait gagné la bataille de Friedlingen et ait perdu celle de Malplaquet. Le maréchal de Villars avait l’humeur un peu romanesque ; mais sa conduite et ses aventures ne tiennent pas assez du roman pour divertir son lecteur.

Qu’un prince, comme Charles II, qui a vu son père sur l’échafaud, et qui a été contraint lui-même de fuir à travers son royaume, déguisé en postillon ; qui a demeuré deux jours dans le creux d’un chêne, lequel chêne, par parenthèse, est mis au rang des constellations ; qu’un tel prince, dis-je, fasse des mémoires, on les lira plus volontiers que les Amadis. Il en est des livres comme des pièces de théâtre : si vous n’intéressez pas votre monde, vous ne tenez rien. Si Charles XII n’avait pas été excessivement grand, malheureux et fou, je me serais bien donné de garde de parler de lui. J’ai toujours eu envie de faire une histoire du Siècle de Louis XIV ; mais celle de ce roi, sans son siècle, me paraîtrait assez insipide.

Le Père de La Bletterie, en écrivant la Vie de Julien, a fait un superstitieux de ce grand homme. Il a adopté les sots contes d’Ammien-Marcellin. Me dire que l’auteur des Césars était un païen bigot, c’est vouloir me persuader que Spinosa était bon catholique. La Bletterie devait prendre avec soi le peloton de M. de Saint-Aignan, et s’en servir pour se tirer du labyrinthe où il s’est engagé. Il n’appartient point à un prêtre d’écrire l’histoire ; il faut être désintéressé sur tout, et un prêtre ne l’est sur rien.

J’aimerais presque autant l’histoire des papillons[2] et des chenilles que M. de Réaumur nous donne, que l’histoire des hommes dont on nous ennuie tous les jours ; d’ailleurs je suis dans un pays où il y a bien moins d’hommes que de chenilles. Il y a longtemps que je n’ai rien vu qui ressemble à l’espèce humaine, et je commence à oublier ces animaux-là. Exceptez-en un très-petit nombre, à la tête desquels vous êtes, je ne fais pas grand cas de mes confrères les humains ; mais j’en use avec vous à peu près comme Dieu avec Sodome. Ce bon Dieu voulait pardonner à ces … là, s’il avait trouvé cinq[3] honnêtes gens dans le pays. Vous êtes assurément un de ces cinq ou six qui me font encore aimer la France. Cideville est de cette demi-douzaine ; il m’écrit toujours de jolie prose et de jolis vers.

  1. Le maréchal de Villars (voyez tome XIV, pages 21 et 142), s’appelait Louis-Claude, et non Hector, Voltaire, en lui donnant ce dernier nom, fait allusion à ce vers latin d’un Allemand :

    Hic novus Hector adost, quem contra nullus Achillos ;

    dont d’Alembert, dans son Éloge de Villars, rapporte cette traduction :

    Cet Hector que tu vois n’a point trouvé d’Achille.

  2. Mémoire pour servir à l’Histoire des Insectes, 6 volumes in-4o, de 1734 à 1742.
  3. La Genèse, xviii, 32, parle de dix justes.