Correspondance de Voltaire/1734/Lettre 429

Correspondance de Voltaire/1734
Correspondance : année 1734GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 446-448).
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429. — Á M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Septembre.

J’avais, ô adorable ami ! entièrement abandonné mon héros à mâchoire d’âne, sur le peu de cas que vous faites de cet Hercule grossier, et du bizarre poëme[1] qui porte son nom. Mais Rameau crie, Rameau dit que je lui coupe la gorge, que je le traite en Philistin ; que si l’abbé Pellegrin avait fait un Samson pour lui, il n’en démordrait pas ; il veut qu’on le joue ; il me demande un prologue. Vous me paraissez vous-même un peu raccommodé avec mon samsonet. Allons donc, je vais faire le petit Pellegrin, et mettre l’Éternel sur le théâtre de l’Opéra ; et nous aurons de beaux psaumes pour ariettes. On m’a condamné comme fort mauvais chrétien cet été ; je vais être un dévot faiseur d’opéra cet hiver ; mais j’ai bien peur que ce ne soit une pénitence publique. Excommunié, brûlé, et sifflé, n’en est-ce point trop pour une année ? J’ai envie de faire de cela un petit prologue. Je voudrais bien chanter, en un fade prologue, nos césars à quatre sous par jour[2], et la bataille de Parme[3], et cette formidable place de Philisbourg ; mais cette cacade de Dantzick[4] retient mon enthousiasme. Il me semble que je ferais un beau prologue à Pétersbourg. La czarine[5] n’est point dévote, et elle donne des royaumes. Nous ferions un beau chœur du quatrain de La Condamine.

Voici une petite épître[6] que je vous supplie de rendre à Mme de Bolingbroke. On dit qu’elle a engagé Matignon le sournois[7] à parler au garde des sceaux. Ce garde des sceaux donne eau bénite de cour ; un excommunié en a toujours besoin. Mais, s’il vous plaît, quel si grand mal trouveriez-vous si on allait dans un faubourg passer huit jours sans paraître ? On y souperait avec vous, on serait caché comme un trésor, et on décamperait de son trou à la première alarme. On a des affaires après tout ; il faut y mettre ordre, et ne pas s’exposer à voir tout d’un coup sa petite fortune au diable. Mais cela n’est rien ; le cœur me conduit, et mon cœur n’entend point raison. Écrivez-moi, de grâce, vos petites réflexions sur ce. Avez-vous eu la bonté de dire quelque chose pour moi au porteur[8] de drapeaux ? Avez-vous dit à M. Pont-de-Veyle combien je lui suis attaché ? Voyez-vous quelquefois Mme du Chàtelet ? Écrivez-moi, mon cher ami ; je suis enchanté de vos bontés ; mais ne mettez mon nom ni sur ni dans votre lettre. Votre écriture ressemble, comme deux gouttes d’eau, à celle d’un homme qui m’écrit quelquefois. Signez un D ou un F. Adieu ; je vous aime comme on aime sa maîtresse.

  1. Sans doute la pièce de Romagnési, dont il est parlé, tome III, page 3.
  2. Voyez tome X, les vers 10 et 11 de l’épître datée du 3 juillet 1734.
  3. Voyez tome XV, le chapitre iv du Précis du Siècle de Louis XV.
  4. Voyez ibidem.
  5. Anne Iwanowna, impératrice en 1730, morte le 28 octobre 1740.
  6. Elle nous est inconnue. (Cl.)
  7. La même épithète est donnée à Matignon dans l′Épître à M. le duc d’Aremberg, datée jusqu’à présent de 1745, mais que Beuchot croit de 1715 ou 1716 ; voyez tome X, page 223.
  8. Sans doute le fils du maréchal de Coigny. Il fut envoyé au roi Louis XV, avec des drapeaux pris à l’ennemi, lors de la bataille de Parme, du 29 juin 1734.