Correspondance de Voltaire/1734/Lettre 416

Correspondance de Voltaire/1734
Correspondance : année 1734GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 433-435).
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416. — Á M. DE CIDEVILLE.
Ce 22 juin.

Je reçois, mon cher et judicieux et très-constant ami, trois lettres de vous à la fois, qui auraient dû me parvenir il y a près de trois semaines. D′abord je vais vous mettre au fait de ma situation avec Jore.

Dès le 3 mai, je fus averti que le livre paraissait, et qu’il y avait une lettre de cachet. Mes amis de Paris me mandèrent qu′ils croyaient que j’apaiserais tout si je livrais l’édition, que le garde des sceaux supposait entre mes mains. Je fis réponse que je n’avais point d’édition, et je me mis en retraite.

Je fus extrêmement surpris que Jore ne m’eût point écrit pour m’instruire de ce qui se passait. Il devait bien s’attendre que la publication du livre, et son silence, le rendraient coupable dans mon esprit. Ne sachant s’il était libre ou à la Bastille, je lui écrivis ces propres paroles par Demoulin : « S’il est vrai que vous ayez une édition de ce livre (ce que je ne crois pas), ou si vous en pouvez trouver une, portez-la chez M. Rouillé, et je la payerai au prix qu’il taxera. »

C’était lui faire entendre que je ne l’accusais pas, et que je lui donnais un moyen de se sauver et de ne rien perdre, s’il était coupable. J’ai fait plus ; quand je sus certainement qu’il était à la Bastille, j’écrivis à M. Rouillé et à M. Hérault les lettres les plus fortes par lesquelles je leur attestais l’innocence du prisonnier. Je ne sais pas quels indignes mensonges ont employés les interrogateurs, mais je sais que l’interrogé m’a chargé contre toute raison, contre la vérité, contre son honneur, et contre son intérêt, en un mot, en vrai libraire. Vous en verrez la preuve dans la lettre ci-jointe, que je vous prie de brûler : elle est d’un conseiller au parlement, intime ami de M. Hérault et de M. Rouillé.

Sur la déposition de ce misérable, M. Hérault assura M. le cardinal de Fleury et monsieur le garde des sceaux que c’était moi-même qui étais l’auteur de l’édition débitée ; et monsieur le cardinal écrivit, le 28 mai, à un de mes amis, qui m’a renvoyé la lettre du cardinal.

Cependant Mme d’Aiguillon et plusieurs autres personnes avaient parlé vivement en ma faveur au garde des sceaux ; et ma liberté et la fin de mon affaire ne tenaient plus qu’à une lettre de désaveu que l’on exigeait de moi. Tout le monde m’en écrivit, mais toutes les lettres allèrent à un endroit où je n’étais pas. Je n’en reçus aucune dans la retraite où j’étais. Cette erreur fut causée par Demoulin, qui fait mes affaires, mais qui est un peu inattentif. Mon silence fit croire au garde des sceaux que je ne voulais pas plier ; et son opiniâtreté se fâchant contre la mienne, il a fait rendre ce bel arrêt[1], qui déshonore la grand’chambre, et qui ne rend pas les Lettres philosophiques plus mauvaises. Cependant j’étais prêt à obéir à monsieur le garde des sceaux, et il n’en savait rien.

Que conclure de tout ceci, et que faire ? Premièrement, je conclus qu’il y a des événements dans la vie qu’il faut souffrir sans murmure, comme la fièvre ; que la publication de ces Lettres est une infidélité cruelle qu’on m’a faite, sans que j’en sache précisément l’auteur ; que le grand tort de Jore est de ne m’avoir point écrit, de ne m’avoir point informé de ses démarches, et surtout de m’avoir accusé si mal à propos, si lâchement, et avec si peu de bon sens. Vous lui ferez entendre raison quand vous le verrez, et vous saurez de lui ses malheurs et ses fautes.

Je joins ici la copie d’une lettre à un de mes amis[2], au lieu de vous ennuyer de nouvelles réflexions. Je viens de recevoir une lettre de notre ami Formont. J’allais lui répondre ; mais voici des nouvelles si affreuses qui me viennent, touchant M. de Richelieu, que la plume me tombe des mains[3]. Je mourrais de douleur si elles étaient vraies. Mon Dieu ! quel funeste mariage j’aurais fait ! V.

Adieu, mon tendre ami ; mes compliments à tous nos amis.

  1. Du 10 juin 1734 : rapporté dans une note, tome XXII, page 77.
  2. M. de La Condamine. (K.)
  3. Plusieurs des princes de la maison de Lorraine avaient été mécontents de ce mariage ; l’un d’eux (le prince de Lixen) le fit sentir durement à M. de Richelieu, au camp de Philisbourg ; ils se battirent sur le revers de la tranchée, et M. de Lixen fut tué. (K.)