Correspondance de Voltaire/1733/Lettre 360

Correspondance de Voltaire/1733
Correspondance : année 1733GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 374-375).
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360 — Á M. DE CIDEVILLE.
14 août.

Il y a bien longtemps, mon charmant ami, que je ne réponds qu’en vile prose à vos agaceries poétiques, qui ont si fort l’air des lettres de Chaulieu, de Ferrand, ou de La Faye.

Mais une triste maladie,
Des affaires le poids fatal,
Ont longtemps ma voix affaiblie ;
Je ne chante plus qu’Emilie :
Encor la chanté-je bien mal.

J’ai montré à Emilie votre ingénieuse lettre : Emilie a répondu comme Benserade à Dangeau, au nom des filles de la reine :

Vous demandez si bien qu’on ne peut refuser.

Elle m’a donc donné la permission de vous envoyer les vers en question, à condition que vous les renverrez sans les avoir copiés. Je suis sûr que vous serez fidèle, car c’est l’amitié qui vous fait savoir les ordres de la beauté. Elle a été extrêmement contente de ces vers de votre façon :

Je l’adore comme les dieux,
Qu’on invoque sans les connaître.

Permettez-moi, s’il vous plaît, d’ajouter à cette pensée :

Une petite différence
Est entre Emilie et les dieux :
C’est que plus on s’informe deux,
Et moins alors on les encense.
Mais celle que vous adorez
Mérite un peu mieux votre hommage ;
Sachez que, quand vous la verrez,
Vous l’invoquerez davantage.

Quelle est donc, me direz-vous, cette divinité ? Est-ce quelque Mme de La Rivaudaie ? Est-ce une personne en l’air ? Non, mon cher Cideville ;

Je vais, sans vous dire son nom,
Satisfaire un peu votre envie.
Voici ce que c’est qu’Émilie :
Elle est belle, et sait être amie ;
Elle a l’imagination
Toujours juste et toujours fleurie ;
Sa vive et sublime raison
Quelquefois a trop de saillie ;

Elle a chassé de sa maison
Certain enfant tendre et fripon,
Mais retient la coquetterie ;
Elle a, je vous jure, un génie
Digne d’Horace et de Newton,
Et n’en passe pas moins sa vie
Avec le monde, qui l’ennuie,
Et des banquiers de pharaon.

Je vais lui montrer ce portrait-là, et je vous réponds qu’il est si vrai qu’elle est la seule qui ne s’y reconnaîtra pas. Pour moi, qui lui suis attaché à proportion de son mérite, ce qui veut dire infiniment.

Ne croyez pas qu’un tel hommage
Soit l’effet d’un peu trop d’ardeur ;
L’amour serait votre partage,
À moi n’appartient tant d’honneur.
Grands dieux (s’il en est d’autres qu’elle) !
Ayez de moi quelque pitié :
Écartez une ardeur cruelle
Qui corromprait mon amitié !
Jamais l’amitié ne s’altère ;
Elle rend sagement heureux,
Sans emportement, sans mystère.
L’Amour aurait plus de quoi plaire ;
Mais c’est un fou trop dangereux :
On a des moments si fâcheux
Avec gens de ce caractère !

Adieu ; vous êtes Emilie en homme, et elle est Cideville en femme. Notre ami Formont m’a écrit une lettre sur Locke, dans laquelle je crois qu’il ne s’est pas assez souvenu des sentiments de ce philosophe. Je veux lui écrire sur cet article.

Pardon, aimable Cideville ; je ne vous écris point de ma main ; mais je suis si malade qu’il n’y a que mon cœur en vie.

Renvoyez l’Épître à Émilie ; vous verrez que je hais Rousseau ; mais qui ne sait pas haïr ne sait pas aimer.