Correspondance de Voltaire/1733/Lettre 342

Correspondance de Voltaire/1733
Correspondance : année 1733GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 350-352).
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342. — À M. DE CIDEVILLE.
Ce vendredi, 19 juin.

J’ai été, tous ces jours-ci, auprès d’un ami malade : c’est un devoir qui m’a empêché de remplir celui de vous écrire. J’ai prié l’abbé Linant de vaincre sa paresse, pour vous dire des choses bien tendres, en son nom et au mien. S’il vous a écrit, je n’ai plus rien à ajouter, car personne ne connaît mieux que lui combien je vous aime, et n’est plus capable de le dire comme il faut.

Je ne change rien du tout a mes dispositions avec Jore, et j’insiste plus que jamais pour avoir les cent exemplaires dont il faut que je donne cinquante, qui seront répandus à propos. Je lui répète encore qu’il faut qu’il ne fasse rien sans un consentement précis de ma part ; que, s’il précipite la vente, lui et toute sa famille seront indubitablement à la Bastille ; que, s’il ne garde pas le secret le plus profond, il est perdu sans ressource. Encore une fois, il faut supprimer tous les vestiges de cette affaire. Il faut que mon nom ne soit jamais prononcé, et que tous les livres soient en séquestre, jusqu’au moment où je dirai : Partez.

Je vous supplie même de vous servir de la supériorité que vous avez sur lui pour l’engager à m’écrire cette lettre sans date :

« Monsieur, j’ai reçu la vôtre, par laquelle vous me priez de ne point imprimer et d’empêcher qu’on imprime, à Rouen, les Lettres qui courent à Londres sous votre nom. Je vous promets de faire sur cela ce que vous désirez. Il y a longtemps que j’ai pris la résolution de ne rien imprimer sans permission, et je ne voudrais pas commencer à manquer à mon devoir pour vous désobliger. Je suis, etc. »

Vous jugez bien, mon cher ami, qu’il faut, outre cette lettre, le billet au sieur de Sanderson ; lequel je remettrai dans les mains d’un Anglais, pour le représenter, en cas que Jore pût être accusé d’avoir reçu ces Lettres de moi ou de quelqu’un de mes amis.

Toutes ces démarches me paraissent entièrement nécessaires, et empêcheront que vous ne puissiez être commis en rien. Ce n’est pas que vous puissiez jamais avoir rien à craindre. Vous sentez bien que, dans le cas le plus rigoureux qu’on puisse imaginer, la moindre éclaboussure ne pourrait aller jusqu’à vous ; mais je veux en être encore plus sûr, et il me semble que Jore, ayant donné sa déclaration qu’il a reçu ces Lettres d’un Anglais, ne pourra jamais dire dans aucun cas : « C’est M. de Cideville qui m’a encouragé. »

Je suis en train de vous parler d’affaires ; mon amitié ne craint rien avec vous. Me voici tenant maison, me meublant, et m’arrangeant, non-seulement pour mener une vie douce, mais pour en partager les petits agréments avec quelques gens de lettres, qui voudront bien s’accommoder de ma personne et de la médiocrité de ma fortune. Dans ces idées, j’ai besoin de rassembler toutes mes petites pacotilles. Savez-vous bien que j’ai donné dix-huit mille francs au sieur marquis de Lézeau, sur la parole d’honneur qu’il m’a donnée, avec un contrat, que je serais payé, tous les six mois, avec régularité ? Il s’est tant vanté à moi de ses richesses, de son grand mariage, de ses fiefs, de ses baronnies, et de sa probité, que je ne doute pas qu’un grand seigneur comme lui ne m’envoie neuf cents livres à la Saint-Jean. Si pourtant la multiplicité de ses occupations lui faisait oublier cette bagatelle, je vous supplierais instamment de daigner l’en faire souvenir. Mais j’aimerais bien mieux quelqu’un qui vous fît ressouvenir d’achever votre opéra et votre Allégorie.

Te vero dulces teneant ante omnia Musæ.

(Georg., ii, v. 475.)

Voilà des colonels et des capitaines de gendarmerie qui nous donnent des pièces de théâtre[1]. Si vous achevez jamais votre ballet, je dirai : cedant arma togæ[2].

À propos, Jore vous a-t-il donné, et à M. Formont, des Henriade de son édition ? Qu’il ne manque pas, je vous prie, à ce devoir sacré. Adieu. Que fait Formont dans sa philosophique paresse ? Excitez un peu son esprit juste et délicat à m’écrire. Il devrait rougir d’aimer si peu, lorsque vous aimez si bien. Vale.

  1. Allusion à l′Empire de l’Amour, dont la musique était de M. de Brassac, colonel de cavalerie. À l’égard du capitaine de gendarmerie, nous n’avons pu découvrir son nom ni le titre de sa pièce. (Cl.)
  2. Cedant arma togæ ; concédat laurea linguæ.

    Vers attribué à Cicéron, par Quintilien.