Correspondance de Voltaire/1733/Lettre 331

Correspondance de Voltaire/1733
Correspondance : année 1733GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 339-341).
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331. — Á M. THIERIOT,
à londres.
Paris, 15 mai.

Je quitte aujourd’hui les agréables pénates de la baronne, et je vais me claquemurer vis-à-vis le portail Saint-Gervais[1], qui est presque le seul ami que m’ait fait le Temple du Goût.

Je ferais bien mieux, mon cher ami, d’aller chercher le pays de la liberté où vous êtes ; mais ma santé ne me permet plus de voyager, et je vais me contenter de penser librement à Paris, puisqu’il est défendu d’écrire. Je laisserai les jansénistes et les jésuites se damner mutuellement, le parlement et le conseil s’épuiser en arrêts, les gens de lettres se déchirer pour un grain de fumée, plus cruellement que des prêtres ne disputent un bénéfice. Vous ne vous embarrasserez sûrement pas davantage des querelles sur l’accise ou excise ; et Walpole[2] et Fleury nous seront très-indifférents ; mais nous cultiverons les lettres en paix, et cette douce et inaltérable passion fera le bonheur de notre vie.

Mandez-moi si vous avez commencé l’édition en question. J’espérais vous envoyer le nouveau Temple du Goût, mais on s’oppose furieusement à mon église naissante. En vérité, je crois que c’est dommage. Je vous envoie la chapelle de Racine, Corneille, La Fontaine, et Despréaux. Je crois que ce n’est pas un des plus chétifs morceaux de mon architecture. Mandez-moi si vous voulez que je vous envoie ma vieille Ériphyle vêtue à la grecque, corrigée avec soin, et dans laquelle j’ai mis des chœurs. Je la dédie à l’abbé Franchini[3]. J’aime à dédier mes ouvrages à des étrangers, parce que c’est toujours une occasion toute naturelle de parler un peu des sottises de mes compatriotes. Je compte donner, l’année prochaine, ma tragédie nouvelle, dont l’héroïne est une nièce de Bertrand du Guesclin, dont le vrai héros est un gentilhomme français, et dont les principaux personnages sont deux princes du sang. Pour me délasser, je fais un opéra. À tout cela vous direz que je suis fou, et il pourrait bien en être quelque chose ; mais je m’amuse, et qui s’amuse me paraît fort sage. Je me flatte même que mes amusements vous seront utiles, et c’est ce qui me les rend bien agréables. L’opéra du chevalier de Brassac, sifflé indignement le premier jour, revient sur l’eau, et a un très-grand succès. Ceux qui l’ont condamné sont aussi honteux que ceux qui ont approuvé Gustave.

De Launai a donné son Paresseux ; mais il y a apparence que le public ne variera pas sur le compte du sieur de Launai, Quand on bâille à une première représentation, c’est un mal dont on ne guérit jamais. Je plains le pauvre auteur ; il va faire imprimer sa pièce ; et le voilà ruiné, s’il pouvait l’être. Il n’aura de ressource qu’à faire imprimer quelque petite brochure contre moi, ou à vendre les vers des autres. Vous savez qu’il a vendu à Jore, pour quinze cents livres, le manuscrit de l’abbé de Chaulieu, qui vous appartenait ; sans cela le pauvre diable était à l’aumône, car il avait imprimé deux ou trois de ses ouvrages à ses dépens. Il est heureux que l’abbé de Chaulieu ait été, il y a vingt ou trente ans, un homme aimable.

Ce qui me serait cent fois plus important, et ce qui ferait le bonheur de ma vie, ce serait votre retour, dussiez-vous ne vivre à Paris que pour Mlle Sallé.

Adieu ; je vous embrasse tendrement.

Je viens de recevoir et de lire le poëme de Pope sur les Richesses. Il m’a paru plein de choses admirables. Je l’ai prêté à l’abbé du Resnel[4], qui le traduirait s’il n’était pas actuellement aussi amoureux de la fortune qu’il l’était autrefois de la poésie.

Envoyez-moi, je vous en prie, les vers de milady Mary Montagne, et tout ce qui se fera de nouveau. Vous devriez m’écrire plus régulièrement.

  1. Rue de Long-Pont, où il demeura avec Demoulin jusqu’au 7 avril 1734, dans une maison qui porte aujourd’hui (1828) le n° 13, et qui appartient à un sieur Somon. (Cl.)
  2. Robert Walpole, qui, pendant quinze ans, gouverna le faible Georges II : père d’Horace Walpole, à qui fut adressée la lettre du 15 juillet 1768. (Cl.)
  3. Chargé des affaires du grand-duc de Toscane à Paris, de 1723 à 1740, à qui Algarotti écrivit, en 1735, la Lettre qui précède la Mort de César. On ignore ce que sont devenus les chœurs et la dédicace dont parle l’auteur d’Ériphyle. (Cl.)
  4. Voyez la note sur la lettre 267.