Correspondance de Voltaire/1732/Lettre 295

Correspondance de Voltaire/1732
Correspondance : année 1732GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 310-311).
◄  Lettre 294
Lettre 296  ►

295. — Á M. DE CIDEVILLE.
15 décembre.

Vous daignez vous abaisser à revoir des éditions, vous qui êtes fait assurément plutôt pour diriger des auteurs que des libraires. En vous remerciant, pour ma part, du soin que vous avez la bonté de prendre pour Zaïre. Si vous me passez sa conversion, j’ai l’amour-propre d’espérer que vous ne serez pas tout à fait mécontent du reste. Il me semble qu’on voit assez, dans la première scène, qu’elle serait chrétienne si elle n’aimait pas Orosmane. Fatime, Nérestan, et la croix, avaient déjà fait quelque impression sur son cœur. Son père, son frère, et la grâce, achèvent cette affaire, au second acte. La grâce surtout ne doit point effaroucher : c’est un être poétique et à qui l’illusion est attachée depuis longtemps. Pour le style, il ne faut pas s’attendre à celui de la Henriade. Une loure ne se joue point sur le ton de la Descente de Mars.

Me dulcis dominœ musa Licyanniæ
Cantus, me voluit dicere lucidum
Fulgentes oculos, et bene mutuis
Fidum pectus amoribus.

(Hor., liv. II, od. xii, v. 13.)

Il a fallu, ce me semble, répandre de la mollesse et de la facilité dans une pièce qui roule tout entière sur le sentiment. Qu′il mourût serait détestable dans Zaïre ; et Zaïre, vous pleurez, serait impertinent dans Horace. Suus unicuique locus est[1]. Ne me reprochez donc point de détendre un peu les cordes de ma lyre ; les sons en eussent paru aigres si j’avais voulu les rendre forts, en cette occasion.

Je compte vous envoyer incessamment une copie manuscrite de toutes mes Lettres[2] à Thieriot sur la religion, le gouvernement, la philosophie, et la poésie des Anglais. Il y a quatre Lettres sur M. Newton, dans lesquelles je débrouille, autant que je le peux, et pas plus qu’il ne le faut pour des Français, le système et même tous les systèmes de ce grand philosophe. J’évite avec soin d’entrer dans les calculs. Je me regarde comme un homme qui arrange ses affaires, sans chiffrer avec son intendant. Il n’y a qu’une Lettre touchant M. Locke. La seule matière philosophique que j’y traite est la petite bagatelle de l’immatérialité de l’âme ; mais la chose est trop de conséquence pour la traiter sérieusement[3]. Il a fallu l’égayer, pour ne pas heurter de front nos seigneurs les théologiens, gens qui voient si clairement la spiritualité de l’âme qu’ils feraient brûler, s’ils pouvaient, les corps de ceux qui en doutent. J’ai envoyé un autre ouvrage à Jore, avec le privilège de Zaïre : c’est une Épître dèdicatoire d’un goût un peu nouveau. Je vous prie d’en retarder l’impression de quelques jours. Je ne l’ai adressé à M. Jore qu’afin qu’il la communiquât à mes deux juges, qui sont M. de Formont et M. de Cideville. Il y a bien des changements à y faire. Je compte vous en faire tenir incessamment une nouvelle copie.

On a joué, depuis peu, aux Italiens, deux critiques[4] de Zaïre : elles sont tombées l’une et l’autre ; mais leur humiliation ne me donne pas grand amour-propre, car les Italiens pourraient être de fort mauvais plaisants, sans que Zaire en fût meilleure.

Il y a ici quelques livres nouveaux oubliés en naissant, tels que le Repos de Cyrus[5], les Poésies du sieur Tannevot, et autres denrées. Le Spectacle de la Nature, compilation assez bonne, dans un style ridicule, a eu un succès assez équivoque. Moncrif va être de l’Académie française[6], et faire jouer sa comédie des Abderites[7] afin de justifier le choix des Quarante aux yeux du public. Vale.



  1. ....Est locus uni
    cuique suus.

    (Hor., I, sat. ix, 51-52.)
  2. Les Lettres philosophiques : voyez tome XXII ; les 14e, 15e, 16e, et 17e sont consacrées à Newton.
  3. Voltaire est revenu souvent sur ce sujet ; voyez, entre autres, l’article Ame, dans le Dictionnaire philosophique, tome XVII, page 130.
  4. Arlequin au Parnasse, et les Enfants trouvés. Voyez, tome II, une note de la page 536.
  5. Par l’abbé Jacques Pernetti, qui fut, trente ans plus tard, en correspondance avec Voltaire.

    — Alexandre Tannevot, auteur d’un écrit adressé à Voltaire, contre l′Épître à Uranie, fut poëte médiocre et censeur royal.

    — L’abbé Pluche fit paraître la première partie du Spectacle de la Nature en 1732. (Cl.)

  6. Il paraît que Moncrif se présenta pour remplacer Ch. du Cambout, évêque de Metz, mort le 28 novembre 1732; mais la place fut donnée à J.-B. Surian, évèque de Vence. Moncrif n’entra à l’Académie que le 29 décembre 1733. Il succédait à Caumartin, évêque de Blois, mort le 30 août 1733. (B.)
  7. La comédie des Abderites avait été jouée à Fontainebleau, en novembre 1732.