Correspondance de Voltaire/1732/Lettre 265

Correspondance de Voltaire/1732
Correspondance : année 1732GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 269-271).
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265. — Á M. DE CIDEVILLE.
À Paris, le 29 mai.

Je lisais, ces jours passés, mon cher ami, que les gens qui font des tragédies négligent fort le style épistolaire, et écrivent rarement à leurs amis. J’ai le malheur d’être dans ce cas, et, en vérité, j’en suis bien fâché. Je ne conçois pas comment je peux mériter si mal les charmantes lettres que j’aime à recevoir de vous. Si je m’en croyais, je vous importunerais tous les jours pour m’attirer des lettres de mon cher ami Cideville ; mais je ne suis occupé à présent qu’à m’attirer ses suffrages. J’ai corrigé dans Ériphyle tous les défauts que nous y avions remarqués. À peine cette besogne a été achevée qu’afin de pouvoir revoir mon ouvrage avec moins d’amour-propre, et me donner le temps de l’oublier, j’en ai vite commencé un autre[1] et j’ai pris une ferme résolution de ne jeter les yeux sur Ériphyle que quand la nouvelle tragédie sera achevée. Celle-ci sera faite pour le cœur autant qu’Ériphyle était faite pour l’imagination. La scène sera dans un lieu bien singulier : l’action se passera entre des Turcs et des chrétiens. Je peindrai leurs mœurs autant qu’il me sera possible, et je tâcherai de jeter dans cet ouvrage tout ce que la religion chrétienne semble avoir de plus pathétique et de plus intéressant, et tout ce que l’amour a de plus tendre et de plus cruel. Voilà ce qui va m’occuper six mois ; quod felix, faustum musulmanumque sit[2].

Je vis avant-hier l’abbé Linant, pour qui je me sens bien de l’estime et de l’amitié. Ce qu’il vaut, c’est-à-dire ce que vous pensez de lui, me fait extrêmement regretter de n’avoir pu le servir comme je le désirais. Vous savez que mon dessein était de vivre avec lui chez Mme de Fontaine-Martel ; j’y étais même intéressé. Un homme de lettres, qui est né avec tant de talents et qui me paraît si aimable, que vous aimez et qui m’aurait entretenu de vous, aurait fait la douceur de ma vie. Mme de Fontaine n’a pas voulu entendre raison ; elle prétend que Thieriot l’a rendue sage. Elle lui donnait douze cents francs de pension, et, avec cela, elle n’en a point été contente. Elle croit que tout jeune homme en usera de même. Le fils du pauvre Crébillon, frère aîné de Rhadamiste, et encore plus pauvre que son père, lui a été présenté dans cet intervalle. Elle l’a assez goûté ; mais, sachant qu’il avait vingt-cinq ans, elle n’a pas voulu le loger. Je crois qu’elle ne m’a dans sa maison que parce que j’ai trente-six[3] ans et une trop mauvaise santé pour être amoureux ; elle ne veut point que les gens qu’elle aime aient des maîtresses. Le meilleur titre qu’on puisse avoir pour entrer chez elle est d’être impuissant : elle a toujours peur qu’on ne l’égorgé, pour donner son argent à une fille d’opéra[4] : jugez, d’après cela, si Linant, qui a dix-neuf ans[5] est homme à lui plaire.

Je suis, en vérité, Lien fâché de la haine que Mme de Fontaine a pour la jeunesse. Votre abbé aurait été son fait et le mien. Mais, quelque chose qui arrive, il réussira sûrement ; il est né sage, Il a de l’esprit, de la bonne volonté, de la jeunesse : avec tout cela on se tire bientôt d’affaire à Paris. Les vers qu’il a faits pour vous sont bien au-dessus de ceux qu’il avait faits pour Dieu et pour le chaos ; on réussit selon les sujets. Je suis fort trompé, ou ce jeune homme a le véritable talent ; et c’est ce qui augmente encore le regret que j’ai de ne pouvoir vivre avec lui. Qu’il compte sur moi, si jamais je puis lui rendre service. Dans deux ou trois ans il écrira mieux que moi, et je l’en aimerai davantage. Mon Dieu ! mon cher Cideville, que ce serait une vie délicieuse de se trouver logés ensemble trois ou quatre gens de lettres avec des talents et point de jalousie ! De s’aimer de vivre doucement, de cultiver son art, d’en parler, de s’éclairer mutuellement ! Je me figure que je vivrai un jour dans ce petit paradis ; mais je veux que vous en soyez le dieu. En attendant, je vais versifier ma tragédie, et, si je peins l’amour comme vous me faites sentir l’amitié, l’ouvrage sera bon. Je vous embrasse mille fois. V.

  1. Zaïre : voyez tome II, page 533, et ci-après la lettre 268.
  2. Dans le chap. {sc|xxviii}}, liv. I, de l’Histoire romaine de Tite-Live, Tullus dit aux Romains : Quod bonum, faustum, felixque sit populo romano.
  3. Il en avait trente-huit.
  4. Allusion à Thieriot, alors amoureux de Mlle Sallé
  5. Si Linant naquit dès 1704, comme le fait entendre le Moreri de 1759 il avait environ vingt-huit ans en 1732 ; il n’en avait que vingt-quatre, si sa naissance ne remonte qu’à 1708, comme le dit la Biographie universelle (Cl.)