Correspondance de Voltaire/1731/Lettre 220

Correspondance de Voltaire/1731
Correspondance : année 1731GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 225-227).
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220. — À M. DE CIDEVILLE.
13 août 1731.

Voici donc tout simplement, mon cher Ovide de Neustrie, comme j’ai rédigé vos vers ; non que je ne les aimasse tous, mais c’est que des Français en retiennent plus aisément quatre que douze :

La Faye est mort ; V***[1] se dispose
À parer son tombeau des plus aimables vers.
Veillons pour empêcher quelque esprit de travers
De l’étourdir d’une ode en prose.

J’ai pris, comme vous voyez, l’emploi de votre abréviateur, tandis que je vous laisse celui de tuteur de la Henriade et de l’Essai sur l’Épopée. Vous êtes d’étranges gens de croire que je m’arrête après la vie de Milton, et que je me borne à être son historien. Je vous ai seulement envoyé, à bon compte, cette partie de l’Essai, et j’espère, dans peu de jours, vous envoyer la fin, que je n’ai pu encore retravailler. Je vous avoue que je serai bien embarrassé quand il faudra parler de moi : je m’en tiendrais volontiers à ces vers, que vous connaissez :

Après Milton, après le Tasse[2],
Parler de moi serait trop fort,
Et j’attendrai que je sois mort,
Pour apprendre quelle est ma place.

Je me bornerai, je crois, à dire que M. de Cambrai s’est trompé quand il a assuré que nos vers à rime plate ennuyaient sûrement à la longue, et que l’harmonie des vers lyriques pouvait se soutenir plus longtemps. Cette opinion de M. de Fénelon a favorisé le mauvais goût de bien des gens, qui, ne pouvant faire des vers, ont été bien aises de croire qu’on n’en pouvait réellement pas faire en notre langue. M. de Fénelon lui-même était du nombre de ces impuissants qui disent que les c…les ne sont bonnes à rien. Il condamnait notre poésie, parce qu’il ne pouvait écrire qu’en prose ; il n’avait nulle connaissance du rhythme et de ses différentes césures, ni de toutes les finesses qui varient la cadence de nos grands vers. Il y a bien paru, quand il a voulu être poète autrement qu’en prose. Ses vers sont fort au-dessous de ceux de Danchet. Cependant tous nos stériles partisans de la prose triomphent d’avoir dans leur parti l’auteur du Télémaque, et vous disent hardiment qu’il y a dans nos vers une monotonie insupportable.

Je conviens bien que cette monotonie est dans leurs écrits, mais j’ai assez d’amour-propre pour nier tout net qu’elle se trouve dans ceux de votre serviteur. Toujours sais-je bien que je ne la trouverai pas dans l’opéra[3] que je vous exhorte à finir de tout mon cœur. J’ai prié M. de Formont de vous donner de temps en temps quelques petits coups d’aiguillon. Je vous prie de lui faire encore mes remerciements, et de m’écrire ce qui lui en aura coûté pour ce beau transport, afin que j’aie l’honneur de lui envoyer incessamment ce qu’il aura déboursé. À l’égard du peu de vers anglais qui peuvent se trouver dans l’Essai sur la Poésie épique, Jore n’aura qu’à m’envoyer la feuille par la poste ; on a réponse en vingt-quatre heures, c’est une chose qui ne doit pas faire de difficulté. J’aimerais bien mieux venir les corriger moi-même, et passer avec vous l’automne.

Mille compliments à notre ami M. de Formont. Si sa femme, entre vous et lui, n’aime pas les vers, il y aura bien du malheur.

  1. M. Clogenson croit, et je suis de son avis, qu’il faut lire ici Voltaire. (B.)
  2. Ces quatre vers font partie des Stances sur les poëtes épiques ; voyez tome VIII, page 506.
  3. Le Triomphe de la beauté, qui est resté ébauché, ainsi que d’autres petits opéras intitules Daphnis et Chloé, la Déesse des Songes, et Anacréon, cités de 1731 à 1735. (Cl.)