Correspondance de Voltaire/1725/Lettre 156

Correspondance de Voltaire/1725
Correspondance : année 1725GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 153-155).
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156. — À MADAME LA PRÉSIDENTE DE BERNIÈRES.

À Fontainebleau, 13 novembre.

La reine vient de me donner, sur sa cassette, une pension de quinze cents livres, que je ne demandais pas : c’est un acheminement pour obtenir les choses que je demande. Je suis très-bien avec le second premier ministre, M. Duverney[1]. Je compte sur l’amitié de Mme de Prie. Je ne me plains plus de la vie de la cour : je commence à avoir des espérances raisonnables d’y pouvoir être quelquefois utile à mes amis ; mais si vous êtes encore gourmande, et si vous avez encore vos maux d’estomac et vos maux d’yeux, je suis bien loin de me trouver un homme heureux. S’il est vrai que vous restiez à votre campagne jusqu’à la fin de décembre, ayez la bonté de m’en assurer, et de ne pas donner toutes les chambres de la Rivière. Les agréments que l’on peut avoir dans le pays de la cour ne valent pas les plaisirs de l’amitié, et la Rivière, à tous égards, me sera toujours plus chère que Fontainebleau. Permettez-moi d’adresser ici un petit mot à mon ami Thieriot.


À M. THIERIOT.

Ne croyez pas, mon cher Thieriot, que je sois aussi dégoûté de Henri IV que vous le paraissez de Mariamne. Je viens de mettre en vers, dans le moment, feu M. le duc d’Orléans et son système avec Lass. Voyez si tout cela vous paraît bien dans son cadre, et si notre sixième chant[2] n’en sera point déparé. Songez qu’il m’a fallu parler noblement de cet excès d’extravagance, et blâmer M. le duc d’Orléans, sans que mes vers eussent l’air de satire.

Je dis, en parlant de ce prince :

D’un sujet et d’un maître il a tous les talents ;
Malheureux toutefois, dans le cours de sa vie,
D’avoir reçu du ciel un si vaste génie.
Philippe, garde-toi des prodiges pompeux
Qu’on offre à ton esprit trop plein de merveilleux.
Un Écossais arrive et promet l’abondance ;
Il parle, il fait changer la face de la France.
Des trésors inconnus se forment sous ses mains :
L’or devient méprisable aux avides humains.
Le pauvre, qui s’endort au sein de l’indigence,
Des rois, à son réveil, égale l’opulence.
Le riche en un moment voit fuir devant ses yeux
Tous les biens qu’en naissant il eut de ses aïeux.
Qui pourra dissiper ces funestes prestiges ?

Je crois que l’on ne pouvait pas parler plus modérément du système ; mais je ne sais si j’en ai parlé assez poétiquement : nous en raisonnerons, à ce que j’espère, à la Rivière. La cour m’a peut-être ôté un peu de feu poétique. Je viendrai le reprendre avec vous. Soyez toujours moins en peine de mon cœur que de mon esprit. Je cesserai plutôt d’être poëte que d’être l’ami de Thieriot.

À L’ABBÉ DESFONTAINES.

Et vous, mon cher abbé Desfontaines, j’ai bien parlé de vous à M. de Fréjus[3] ; mais je sais, par mon expérience, que les premières impressions sont difficiles à effacer. Je n’ai point encore vu votre dernier journal[4]. Je vous suis presque également obligé pour Mariamne et pour le Héros de Gratien[5]. Je suis fâché que vous soyez brouillé avec les révérends pères ; mais, puisque vous l’êtes il n’est pas mal de s’en faire craindre. Peut-être voudront-ils vous apaiser, et vous feront-ils avoir un bénéfice par le premier traité de paix qu’ils feront avec vous. Je ne sais aucune nouvelle de M. l’abbé Bignon. Je serais bien fâché de sa maladie, s’il vous avait fait du bien.

Le pauvre Saint-Didier est venu à Fontainebleau avec Clovis, et tous deux ont été bien bafoués. Il sollicita M. de Mortemart, et l’importuna pour avoir une pension. M. de Mortemart lui répondit que quand on faisait des vers, il les fallait faire comme moi. Je suis fâché de la réponse. Saint-Didier ne me pardonnera point cette injustice de M. de Mortemart. Il y a ici des injustices plus véritables qui me font saigner le cœur. Je ne peux pas m’accoutumer à voir l’abbé Raguet[6] dans l’opulence et dans la faveur, tandis que vous êtes négligé. Cependant n’aimez-vous pas encore mieux être l’abbé Desfontaines que l’abbé Raguet ?

Je présente mes respects au maître de la maison, à M. l’abbé d’Amfreville, à tutti quanti qui ont le bonheur d’être à la Rivière.

Buvez tous à ma santé : et vous, madame la présidente, soyez bien sobre, je vous en prie.

  1. Pâris-Duverney. Voyez la note de la page 91.
  2. Ces vers n’ont jamais été imprimés dans le texte du poëme.
  3. André-Hercule de Fleury, évêque de Fréjus, de 1698 à 1715 ; cardinal le 11 septembre 1720.
  4. De 1725 à 1727, Desfontaines a travaillé au Journal des Savants.
  5. Balthasar Gracian, jésuite espagnol désigné aussi sous le nom de Gratian, Gratien, ou Gracien, publia à Huesca, en 1037, sous le nom de son frère Laurent, l’ouvrage intitulé el Heroe, de Lorenço Gracian infanzon. Le Héros a été traduit en français par le P. Courbeville, et cette traduction ayant paru en 1725, c’est à elle que Voltaire doit faire allusion. (Cl.)
  6. Gilles-Bernard Raguet, protégé par Fleury, avait obtenu plusieurs bénéfices. Il fut directeur spirituel de la compagnie des Indes, et mourut âgé de quatre-vingt-un ans, en 1748. (Cl.)