Correspondance de Voltaire/1725/Lettre 154

Correspondance de Voltaire/1725
Correspondance : année 1725GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 151-152).
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154. — À M. THIERIOT.

À Fontainebleau, ce 17 octobre.

Je mérite encore mieux vos critiques que Mariamne, mon cher Thieriot. Un homme qui reste à la cour, au lieu de vivre avec vous, est le plus condamnable des humains, ou plutôt le plus à plaindre. J’ai eu la sottise d’abandonner mes talents et mes amis pour des fumées de cour, pour des espérances imaginaires. Je viens d’écrire sur cela une longue jérémiade à Mme de Bernières. Vous auriez bien dû ne pas attendre si tard à m’informer des nouvelles de sa santé. Réparez cela en m’écrivant souvent, et, surtout, en l’empêchant de manger trop.

En vérité, mon cher Thieriot, si Mme de Bernières veut garder un régime exact, je suis sûr qu’elle se portera à merveille. Mettez-lui bien cela dans la tête, et qu’elle renonce à la gourmandise et à la médecine. J’ai déjà abandonné tout à fait la dernière, et m’en trouve bien. Si je puis prendre sur moi de me passer de tourtes et de sucreries, comme je me passe de Gervasi, d’Helvétius et de Silva, je serai aussi gras et aussi cochon que vous incessamment.

J’ai vu ici un moment le chevalier des Alleurs, qui vint monter sa garde, et qui s’enfuit bien vite après. Je ne me portais pas trop bien dans ce temps : à peine eus-je le temps de lui demander des nouvelles de la Rivière ; il m’échappa comme un éclair. Mandez-moi s’il est encore avec vous autres, et s’il jouit de la béatitude tranquille où vous êtes depuis trois mois.

J’ai été ici très-bien reçu de la reine. Elle a pleuré à Mariamne, elle a ri à l’Indiscret ; elle me parle souvent : elle m’appelle mon pauvre Voltaire. Un sot se contenterait de tout cela ; mais malheureusement j’ai pensé assez solidement pour sentir que des louanges sont peu de chose, et que le rôle d’un poëte à la cour traîne toujours avec lui un peu de ridicule, et qu’il n’est pas permis d’être en ce pays-ci sans aucun établissement. On me donne tous les jours des espérances dont je ne me repais guère. Vous ne sauriez croire, mon cher Thieriot, combien je suis las de ma vie de courtisan. Henri IV est bien sottement sacrifié à la cour de Louis XV. Je pleure les moments que je lui dérobe. Le pauvre enfant devrait déjà paraître in-4o en beau papier, belle marge, beau caractère. Ce sera sûrement pour cet hiver, quelque chose qui arrive. Vous trouverez, je crois, cet ouvrage un peu autrement travaillé que Mariamne. L’épique est mon fait, ou je suis bien trompé, et il me semble qu’on marche bien plus à son aise dans une carrière où on a pour rival un Chapelain, Lamotte, et Saint-Didier, que dans celle où il faut tâcher d’égaler Racine et Corneille. Je crois que tous les poètes du monde se sont donné rendez-vous à Fontainebleau. Saint-Didier a apporté son Clovis[1] à la reine, avec une épître en vers du même style. Roi vient se proposer pour des ballets. La reine est tous les jours assassinée d’odes pindariques, de sonnets, d’épîtres, et d’épithalames. Je m’imagine qu’elle a pris les poètes pour les fous de la cour, et, en ce cas, elle a grande raison, car c’est une grande folie à un homme de lettres d’être ici. Ils ne donnent du plaisir ni n’en reçoivent. Adieu. Savez-vous que M. le duc de Nevers[2] s’est battu avec M. le comte de Brancas, dans la salle des gardes de la reine d’Espagne ? Voilà les seules nouvelles que je sache. Tout ce qui se passe ici est si simple, si uni, si ennuyeux, qu’il n’y a pas moyen d’en parler. Adieu ; je vous embrasse, et vous aime.

  1. 1725, in-8o, contenant huit chants : le reste n’a pas paru.
  2. Philippe-Jules-François Mazarini-Mancini, mort en 1768 ; père du duc de Nivernais. Son adversaire, Louis-Toussaint baron de Villeneuve, comte de Brancas, était capitaine des gardes de Louise-Elisabeth, reine d’Espagne. (Cl.)