Correspondance de Voltaire/1725/Lettre 152

Correspondance de Voltaire/1725
Correspondance : année 1725GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 147-149).
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152. — À MADAME LA PRÉSIDENTE DE BERNIÈRES.

À Fontainebleau, ce vendredi 17 septembre.

Pendant que Louis XV et Marie-Sophie-Félicité de Pologne sont, avec toute la cour, à la comédie italienne, moi, qui n’aime point du tout ces pantalons étrangers, et qui vous aime de tout mon cœur, je me renferme dans ma chambre pour vous mander les balivernes de ce pays-ci, que vous avez peut-être quelque curiosité d’apprendre. 1o M. de La Vrillière vient de mourir, cette nuit, à Fontainebleau, et M. le maréchal de Gramont[1] est mort à Paris, à la même heure. Ils ont assurément pris bien mal leur temps tous deux, car, au milieu de tout le tintamarre du mariage du roi, leurs morts ne feront pas le moindre petit bruit.

Ces jours passés, le carrosse de M. le prince de Conti[2] renversa, en passant, le pauvre Martinot, horloger du roi, qui fut écrasé sous les roues, et mourut sur-le-champ. On ne prendra pas plus garde à la mort de MM. de La Vrillière et de Gramont qu’à celle de Martinot, à moins que quelqu’un n’ose demander, malgré les survivances, la place de secrétaire d’État et celle de colonel des gardes. Cependant on fait tout ce qu’on peut ici pour réjouir la reine.

Le roi s’y prend très-bien pour cela. Il s’est vanté de lui avoir donné sept sacrements, pour la première nuit ; mais je n’en crois rien du tout. Les rois trompent toujours leurs peuples. La reine fait très-bonne mine, quoique sa mine ne soit point du tout jolie. Tout le monde est enchanté ici de sa vertu et de sa politesse. La première chose qu’elle a faite a été de distribuer aux princesses et aux dames du palais toutes les bagatelles magnifiques qu’on appelle sa corbeille : cela consistait en bijoux de toute espèce, hors des diamants. Quand elle vit la cassette où tout cela était arrangé : « Voilà, dit-elle, la première fois de ma vie que j’ai pu faire des présents. » Elle avait un peu de rouge le jour du mariage, autant qu’il en faut pour ne pas paraître pâle. Elle s’évanouit un petit instant dans la chapelle, mais seulement pour la forme. Il y eut le même jour comédie. J’avais préparé un petit Divertissement[3] que M. de Mortemart[4] ne voulut point faire exécuter. On donna à la place Amphitryon et le Médecin malgré lui : ce qui ne parut pas trop convenable. Après le souper il y eut un feu d’artifice avec beaucoup de fusées, et très-peu d’invention et de variété ; après quoi le roi alla se préparer à faire un dauphin. Au reste, c’est ici un bruit, un fracas, une presse, un tumulte épouvantable. Je me garderai bien, dans ces premiers jours de confusion, de me faire présenter à la reine ; j’attendrai que la foule soit écoulée, et que Sa Majesté soit un peu revenue de l’étourdissement que tout ce sabbat doit lui causer. Alors je tâcherai de faire jouer Œdipe et Mariamne devant elle ; je lui dédierai l’un et l’autre[5] : elle m’a déjà fait dire qu’elle serait bien aise que je prisse cette liberté. Le roi et la reine de Pologne, car nous ne connaissons plus ici le roi Auguste, m’ont fait demander le poëme de Henri IV, dont la reine a déjà entendu parler avec éloge ; mais il ne faut ici se presser sur rien. La reine va être fatiguée incessamment des harangues des compagnies souveraines : ce serait trop que de la prose et des vers en même temps. J’aime mieux que Sa Majesté soit ennuyée par le parlement et par la chambre des comptes que par moi.

Vous, qui êtes reine à la Rivière, mandez-moi, je vous en prie, si vous êtes toujours bien contente dans votre royaume. Je vous assure que je préfère bien dans mon cœur votre cour à celle-ci, surtout depuis qu’elle est ornée de Mme du Deffant et de M. l’abbé d’Amfreville. Je vous aime tendrement, et vous embrasse mille fois. Adieu.

  1. Le maréchal de Gramont mourut le 16 septembre 1725, et le marquis de La Vrillière, dans la nuit du 16 au 17.
  2. Louis Armand de Bourbon, prince de Conti, mort en 1727 ; le même qui adressa des vers à Voltaire, en 1718, à l’occasion d’Œdipe. Louis-François de Bourbon-Conti, son fils, né en 1717, tua aussi, par accident, le P. Du Cerceau, en 1730. (Cl.)
  3. Ce Divertissement est dans les Pièces inédites de Voltaire, publiées par M. Jacobsen, en 1820. Nous le donnons dans le Supplément aux Poésies de Voltaire, tome XXXII.
  4. Louis de Rochechouart, duc de Mortemart, premier gentilhomme de la chambre, mort en 1740.
  5. Œdipe avait été dédié à Madame (femme du Régent). Mariamne est sans dédicace ; mais Voltaire, en l’envoyant à la reine, y joignit une épître ; voyez, tome X, Vl’Épitre à la reine en lui envoyant la tragédie de Mariamne.