Correspondance de Voltaire/1725/Lettre 145

Correspondance de Voltaire/1725
Correspondance : année 1725GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 141-142).
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145. — À MADAME LA PRÉSIDENTE DE BERNIÈRES.

2 juillet.

Me voici donc prisonnier dans le camp ennemi, faute d’avoir de quoi payer ma rançon pour aller à la Rivière, que j’avais appelée ma patrie. En vérité je ne m’attendais pas que jamais votre amitié pût souffrir que l’on mît de pareilles conditions dans le commerce. J’arrive de Maisons, où j’ai enfin la hardiesse de retourner. Je comptais de là aller à la Rivière, et passer le mois de Juillet avec vous. Je me faisais un plaisir d’aller jouir auprès de vous de la santé qui m’est enfin rendue. Vous ne m’avez vu que malade et languissant. J’étais honteux de ne vous avoir donné jusqu’à présent que des jours si tristes, et je me hâtais de vous aller offrir les prémices de ma santé. J’ai retrouvé ma gaieté, et je vous l’apportais ; vous l’auriez augmentée encore. Je me figurais que j’allais passer des journées délicieuses. M. de Bernières même pourrait bien ne pas venir à la Rivière sitôt. En vérité, je suis plus fait pour vivre avec vous que lui, et surtout à la campagne ; mais la fortune arrange les choses tout de travers. Je ne veux pourtant pas que notre amitié dépende d’elle : pour moi, il me semble que je vous aimerai de tout mon cœur, malgré toutes les guenilles qui nous séparent, et malgré vous-même. J’apprends, en arrivant à Paris, que d’Entragues[1] vient de s’enfuir en Hollande ; c’est une affaire bien singulière, et qui fait bien du bruit. On parle de Mme de Prie, de traitants, de quatorze cent mille francs, de signatures ; mais on prétend qu’on va le faire revenir pour tenir le biribi. La reine d’Espagne et Mme de Beaujolais arrivèrent avant-hier[2]. La reine d’Espagne vit à Vincennes à l’espagnole, et Mme de Beaujolais vivra au Palais-Royal à la française, et peut-être à la d’Orléans. Les dames du palais partent le 18. Voilà les nouvelles publiques. Les particulières sont que Mme d’Egmont partage avec Mme de Prie les faveurs du premier ministre, sans partager le ministère. On dit aussi que vous n’avez plus d’amitié pour moi, mais je n’en crois rien. Je me soucie très-peu du reste. Je vous aime de tout mon cœur, et vous prie instamment de m’écrire souvent. Mandez-moi si vous vous portez bien, si la boule de fer vous fait digérer, si vous devenez bien savante ; pour moi, j’ai presque fini mon poème[3] ; j’ai achevé la comédie de l’Indiscret ; je n’ai plus d’autre affaire que celle de mon plaisir, et, par conséquent, je serais à la Rivière si vous étiez encore pour moi ce que vous avez été.

  1. Probablement Georges d’Entragues ou d’Entraigues, duc de Phalaris, mari de la duchesse de ce nom. (Cl.)
  2. Le 30 juin. (B.)
  3. La Henriade.