Correspondance de Voltaire/1724/Lettre 110
Je n’oublierai jamais, monsieur, les obligations infinies que je vous ai. Votre bon cœur est encore bien au-dessus de votre esprit, et vous êtes l’ami le plus essentiel qui ait jamais été. Le zèle avec lequel vous m’avez servi me fait en quelque sorte plus d’honneur que la malice et la noirceur de mes ennemis ne m’a causé d’affront par l’indigne traitement qu’ils m’ont fait souffrir. Il faut se retirer pendant quelque temps. Fallax infamia terret.
J’ai une lettre de cachet qui m’exile à trente lieues de Paris. C’est avec plaisir que je vais chercher la solitude ; mais je suis bien fâché que cette retraite me soit ordonnée. C’est un reste de triomphe pour les malheureux auteurs de ma disgrâce. Je consens d’aller en province, et j’y vais très-volontiers. Mais tâchez, monsieur, de faire en sorte que l’ordre du roi soit levé par une autre lettre de cachet en cette forme :
« Le roi, informé de la fausseté de l’accusation intentée contre le sieur abbé Desfontaines, consent qu’il demeure à Paris. »
Si vous obtenez cet ordre de M. de Maurepas, c’est un coup essentiel. Au surplus, je promets, parole d’honneur à M. de Maurepas de m’en aller incessamment, et de ne point revenir à Paris qu’après lui en avoir demandé la permission secrètement.
Voilà, mon cher ami, ce que je vous prie à présent d’obtenir pour moi. Je vous aurai encore une obligation infinie de ce nouveau service. C’est, à mon gré, ce qu’on peut faire de plus simple pour réparer le scandale et l’injustice, en attendant que je puisse faire mieux, et que j’aie les lumières nécessaires pour découvrir les ressorts cachés de l’horrible intrigue de mes ennemis. Malgré la noirceur de l’accusation et le penchant du public à croire tous les accusés coupables, j’ai la satisfaction de voir les personnes même indifférentes prendre mon parti. Les Nadal, les Danchet, les Depons, les Fréret, sont les seuls, dit-on, qui traitent ma personne comme toute ma vie je traiterai leurs infâmes ouvrages et leur indigne caractère. Geniis irritabile vatum.
J’ai un plan d’apologie qui sera beau et curieux, et que je travaillerai à la campagne. Je suis trop connu dans le monde pour qu’il convienne à un homme comme moi de me taire après un si exécrable affront ; et je le ferai de façon que j’aurai l’honneur de le présenter à M. de Maurepas, pour le prier de me permettre de le faire paraître. On y verra tout ce qui m’est arrivé de malheureux, et mes malheurs toujours causés par des gens de lettres, surtout l’histoire de ma sortie des jésuites.
Adieu, mon cher ami ; je me recommande à vous.