Correspondance de Voltaire/1722/Lettre 48


Correspondance de Voltaire/1722
Correspondance : année 1722GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 60-61).
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48. — À M. J. B. ROUSSEAU[1].

23 janvier.

M. le baron de Breteuil m’a appris, monsieur, que vous vous intéressez encore un peu à moi, et que le poëme de Henri IV ne vous est pas indifférent ; j’ai reçu ces marques de votre souvenir avec la joie d’un disciple tendrement attaché à son maître. Mon estime pour vous, et le besoin que j’ai des conseils d’un homme seul capable d’en donner de bons en poésie, m’ont déterminé à vous envoyer un plan que je viens de faire à la hâte de mon ouvrage : vous y trouverez, je crois, les règles du poëme épique observées.

Le poëme commence au siège de Paris, et finit à sa prise ; les prédictions faites à Henri IV, dans le premier chant, s’accomplissent dans tous les autres ; l’histoire n’est point altérée dans les principaux faits, les fictions y sont toutes allégoriques ; nos passions, nos vertus, et nos vices, y sont personnifiés ; le héros n’a de faiblesses que pour faire valoir davantage ses vertus. Si tout cela est soutenu de cette force et de cette beauté continue de la diction, dont l’usage était perdu en France sans vous, je me flatte que vous ne me désavouerez point pour votre disciple. Je ne vous ai fait qu’un plan fort abrégé de mon poëme, mais vous devez m’entendre à demi-mot ; votre imagination suppléera aux choses que j’ai omises. Les lettres que vous écrivez à M. le baron de Breteuil me font espérer que vous ne me refuserez pas les conseils que j’ose dire que vous me devez. Je ne me suis point caché de l’envie que j’ai d’aller moi-même consulter mon oracle. On allait autrefois de plus loin au temple d’Apollon, et sûrement on n’en revenait point si content que je le serai de votre commerce. Je vous donne ma parole que, si vous allez jamais aux Pays-Bas, j’y viendrai passer quelque temps avec vous. Si même l’état de ma fortune présente me permettait de faire un aussi long voyage que celui de Vienne, je vous assure que je partirais de bon cœur pour voir deux hommes aussi extraordinaires dans leurs genres que M. le prince Eugène et vous. Je me ferais un véritable plaisir de quitter Paris, pour vous réciter mon poëme devant lui, à ses heures de loisir. Tout ce que j’entends dire ici de ce prince à tous ceux ; qui ont eu l’honneur de le voir me le fait comparer aux grands hommes de l’antiquité. Je lui ai rendu, dans mon sixième chant[2], un hommage qui, je crois, doit d’autant moins lui déplaire qu’il est moins suspect de flatterie, et que c’est à la seule vertu que je le rends. Vous verrez par l’argument de chaque livre de mon ouvrage que le sixième est une imitation du sixième de Virgile. Saint Louis y fait voir à Henri IV les héros français qui doivent naître après lui ; je n’ai point oublié parmi eux M. le maréchal de Villars ; voici ce qu’en dit saint Louis :

Regardez dans Denain l’audacieux Villars
Disputant le tonnerre à l’aigle des Césars,
Arbitre de la paix que la victoire amène,
Digne appui de son roi, digne rival d’Eugène.

C’était là effectivement la louange la plus grande qu’on pouvait donner à M. le maréchal de Villars, et il a été lui-même flatté de la comparaison. Vous voyez que je n’ai point suivi les leçons de Lamotte, qui, dans une assez mauvaise ode à M. le duc de Vendôme, crut ne pouvoir le louer qu’aux dépens de M. le prince Eugène et de la vérité.

Comme je vous écris tout ceci, Mme la duchesse de Sully m’apprend que vous avez mandé à M. le commandeur de Comminges que vous irez cet été aux Pays-Bas. Si le voisinage de la France pouvait vous rendre un peu de goût pour elle, et que vous pussiez ne vous souvenir que de l’estime qu’on y a pour vous, vous guéririez nos Français de la contagion du faux bel esprit, qui fait plus de progrès que jamais. Du moins si on ne peut espérer de vous revoir à Paris, vous êtes bien sûr que j’irai chercher à Bruxelles le véritable antidote contre le poison des Lamotte. Je vous supplie, monsieur, de compter toute votre vie sur moi comme sur le plus zélé de vos admirateurs.

Je suis, etc.

  1. Alors à Vienne.
  2. Devenu le septième depuis 1728.