Correspondance de Voltaire/1719/Lettre 41


Correspondance de Voltaire/1719
Correspondance : année 1719GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 54-55).
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41. — À MADAME LA MARQUISE DE MIMEURE.

À Villars, 1719.

Auriez-vous, madame, assez de bonté pour moi, pour être un peu fâchée de ce que je suis si longtemps sans vous écrire ? Je suis éloigné depuis six semaines de la désolée ville de Paris ; je viens de quitter le Bruel, où j’ai passé quinze jours avec M. le duc de La Feuillade[1]. N’est-il pas vrai que c’est bien là un homme ? Et, si quelqu’un approche de la perfection, il faut absolument que ce soit lui. Je suis si enchanté de son commerce, que je ne peux m’en taire, surtout avec vous, pour qui vous savez que je pense comme pour M. le duc de La Feuillade, et qui devez sûrement l’estimer, par la raison qu’on a toujours du goût pour ses semblables.

Je suis actuellement à Villars : je passe ma vie de château en château, et, si vous aviez pris une maison à Passy, je lui donnerais la préférence sur tous les châteaux du monde.

Je crains bien que toutes les petites tracasseries que M. Lass a eues avec le peuple de Paris ne rendent les acquisitions un peu difficiles. Je songe toujours à vous, lorsqu’on me parle des affaires présentes ; et, dans la ruine totale que quelques gens craignent, comptez que c’est votre intérêt qui m’alarme le plus.

Vous méritiez assurément une autre fortune que celle que vous avez ; mais encore faut-il que vous en jouissiez tranquillement, et qu’on ne vous l’écorne pas. Quelque chose qui arrive, on ne vous ôtera point les agréments de l’esprit. Mais, si on y va toujours du même train, on pourra bien ne vous laisser que cela, et, franchement, ce n’est pas assez pour vivre commodément et pour avoir une maison de campagne où je puisse avoir l’honneur de passer quelque temps avec vous.

Notre poëme[2] n’avance guère. Il faut s’en prendre un peu au biribi, où je perds mon bonnet. Le petit Génonville m’a écrit une lettre[3] en vers qui est très-jolie : je lui ai fait réponse, mais non pas si bien. Je souhaite quelquefois que vous ne le connaissiez point, car vous ne pourriez plus me souffrir.

Si vous m’écrivez, ayez la bonté de vous y prendre incessamment : je ne resterai pas si longtemps à Villars, et je pourrai bien venir vous faire ma cour à Paris dans quelques jours.

Adieu, madame la marquise ; écrivez-moi un petit mot, et comptez que je suis toujours pénétré de respect et d’amitié pour vous.

  1. Louis d’Aubusson, duc de La Feuillade, né en 1673, maréchal de France en 1724, mort en janvier 1725.
  2. La Henriade.
  3. Elle est dans les Pièces inédites de Voltaire, publiées par M. Jacobsen en 1820, page 157. Nous l’avons donnée sous le no 39.