Correspondance de Voltaire/1716/Lettre 27


Correspondance de Voltaire/1716
Correspondance : année 1716GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 36-39).
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27. — À M. L’ABBÉ DE BUSSY[1].

De Sully, 1716.

Non, nous ne sommes point tous deux
Aussi méchants qu’on le publie ;
Et nous ne sommes, quoi qu’on die.
Que de simples voluptueux,
Contents de couler notre vie
Au sein des Grâces et des Jeux.

Et si dans quelque douce orgie
Votre prose et ma poésie
Contre les discours ennuyeux
Ont fait quelque plaisanterie,
Cette innocente raillerie
Dans ces repas dignes des dieux
Jette une pointe d’ambroisie.

Il me semble que je suis bien hardi de me mettre ainsi de niveau avec vous, et de faire marcher d’un pas égal les tracasseries des femmes et celles des poëtes. Ces deux espèces sont assez dangereuses. Je pourrai bien, comme vous, passer loin d’elles mon hiver ; du moins je resterai à Sully après le départ du maître de ce beau séjour. Je suis sensiblement touché des marques que vous me donnez de votre souvenir ; je le serai beaucoup plus de vous retrouver.

Ornement de la bergerie,
Et de l’Église, et de l’Amour,
Aussitôt que Flore à son tour
Peindra la campagne fleurie,
Revoyez la ville chérie
Où Vénus a fixé sa cour.
Est-il pour vous d’autre patrie ?
Et serait-il dans l’autre vie
Un plus beau ciel, un plus beau jour,
Si l’on pouvait de ce séjour
Exiler la Tracasserie ?
Évitons ce monstre odieux,
Monstre femelle dont les yeux
Portent un poison gracieux ;
Et que le ciel en sa furie.
De notre bonheur envieux,
A fait naître dans ces beaux lieux
Au sein de la galanterie.
Voyez-vous comme un miel flatteur
Distille de sa bouche impure ?
Voyez-vous comme l’Imposture
Lui prête un secours séducteur ?
Le Courroux étourdi la guide,
L’Embarras, le Soupçon timide,
En chancelant suivent ses pas.
De faux rapports l’Erreur avide
Court au-devant de la perfide.
Et la caresse dans ses bras.
Que l’Amour, secouant ses ailes,
De ces commerces infidèles

Puisse s’envoler à jamais !
Qu’il cesse de forger des traits
Pour tant de beautés criminelles !
Et qu’il vienne au fond du Marais,
De l’innocence et de la paix
Goûter les douceurs éternelles !
Je hais bien tout mauvais rimeur
De qui le bel esprit baptise
Du nom d’ennui la paix du cœur,
Et la constance, de sottise.
Heureux qui voit couler ses jours
Dans la mollesse et l’incurie,
Sans intrigues, sans faux détours,
Près de l’objet de ses amours,
Et loin de la coquetterie ?
Que chaque jour rapidement
Pour de pareils amants s’écoule !
Ils ont tous les plaisirs en foule,
Hors ceux du raccommodement.
Quelques amis dans ce commerce
De leur cœur, que rien ne traverse.
Partagent la chère moitié ;
Et dans une paisible ivresse
Ce couple avec délicatesse
Aux charmes purs de l’amitié
Joint les transports de la tendresse.

Voilà, monsieur, des médiocrités nouvelles pour l’antique gentillesse dont vous m’avez fait part. Savez-vous bien où est ce réduit dont je vous parle ? M. l’abbé Gourtin dit que c’est chez Mme de Charost[2]. En quelque endroit que ce soit, n’importe, pourvu que j’aie l’honneur de vous y voir.

Rendez-nous donc votre présence,
Galant prieur de Trigolet,
Très-aimable et très-frivolet ;
Venez voir votre humble valet
Dans le palais de la Constance.
Les Grâces, avec complaisance,
Vous suivront en petit collet ;
Et moi, leur serviteur follet,

J’ébaudirai Votre Excellence
Par des airs de mon flageolet,
Dont l’Amour marque la cadence
En faisant des pas de ballet.

En attendant, je travaille ici quelquefois au nom de M. l’abbé Courtin, qui me laisse le soin de faire en vers les honneurs de son teint fleuri et de sa croupe rebondie. Nous vous envoyons, pour vous délasser dans votre royaume, une lettre à monsieur le grand-prieur, et la réponse de l’Anacréon[3] du Temple. Je ne vous demande pour tant de vers qu’un peu de prose de votre main. Puisque vous m’exhortez à vivre en bonne compagnie, que je commence à goûter bien fort, il faudra, s’il vous plaît, que vous me souffriez quelquefois près de vous à Paris.

  1. Michel-Celse-Roger de Rabutin, comte de Bussy, nommé évêque de Luçon octobre 1723 ; reçu à l’Académie française en mars 1732 ; mort le 3 novembre 1736. Second fils de Bussy-Rabutin, cousin de Mme  de Sévigné. (Cl.)
  2. Sans doute Julie-Christine d’Antraigues, mariée, en 1709, à Paul-François, duc de Béthune-Charost. Citée sous le titre de duchesse de Béthune, dans la lettre du 20 juillet 1724, à Thieriot. (Cl.)
  3. L’abbé de Chaulieu.