Correspondance de Voltaire/1711/Lettre 2


Correspondance de Voltaire/1711
Correspondance : année 1711GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 2-4).
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2[1]. — À M. FYOT DE LA MARCHE.

À Paris, ce 23 du mois de may[2].

Monsieur, tout frais moulu d’une retraite[3], tout nouvellement débarqué du noviciat, muny de cinquante sermons, je viens pour surcroît de consolations de recevoir votre lettre : je vous fais réponse en m’endormant, mais fort éveillé sur votre chapitre. Ma solitude de 8 jours m’apprend à être icy un peu solitaire ; mais que je renoncerois volontiers à cette vie monastique pour avoir le bonheur de vous voir ! Car enfin, lorsqu’on est seul, outre qu’on est souvent en danger de trouver la compagnie ennuyeuse[4], il faut du moins avoir quelqu’un à qui on puisse dire que la solitude est agréable. Si j’avois appris des nouvelles au noviciat, je vous en dirois, mais je n’avois point de commerce avec le monde : je vous diray seulement que M. Feydau[5] vous a suivy de prez, et qu’il s’est envolé comme vous ; je ne sçay si je devrois souhaitter aussi la clef des champs ; si vous avez pris votre volée le premier, tout lourd que vous êtes, c’est que vous avez de meilleures ailes que moy. N’ayant donc point de nouvelles à vous apprendre, et ne voulant point borner ma lettre à dix ou douze lignes, je vous diray ce que je vous ay desja dit si souvent, mais comme je sors de retraitte ce sera en style de dévot que je diray que j’ay pour vous une singulière dévotion, que je pousse mainte fois plusieurs pieuses affections en votre endroit. Je vois bien que ce n’est pas là mon langage, ainsi pour continuer je veux revenir à mon naturel, et répondre à votre lettre, dont j’ay fait la critique, et dont je vous envoye icy quelques errata. La première faute à corriger, ce sont les compliments que vous me faittes ; la seconde, c’est l’indifférence que vous avez pour le souvenir que j’ay de vos ouvrages ; troisième faute, vous dites que vous êtes bien aise que je pense souvent à vous : au lieu de souvent mettez toujours ; quatrièmement, vous pensez beaucoup à moy et à quelques autres philosophes : corrigez cette façon de parler, et mettez à des philosophes. Voylà à peu prez ce que j’avois à vous dire touchant les errata de votre lettre ; vous ne pouvez pécher que par trop de bonté pour moy, car pour le stile et les pensées, ce n’est pas ce qu’on y peut reprendre ; c’est la différence qu’il y a de vous à moy ; il n’y a de mauvais dans ma lettre que la manière dont je l’écris, et je ne crains point que vous m’envoyiez un errata quand je vous diray que tout le collége a fait en vous une grande perte, qu’il n’y a personne qui ne vous estime et ne vous aime, enfin que tout le monde est dans les mesmes sentiments pour vous. Je vous prie de ne point manquer à me faire sçavoir de vos nouvelles le plus souvent que vous pourrez ; pour moy, je vous écriray tous les huit jours et tacheray de vous mander les nouvelles du collége et de Paris : mandez moy pareillement celles de Disjon et particulièrement comment se porte monsieur votre père, qu’on m’a dit qui étoit malade. Je vous prie que notre commerce de lettres ne soit point interrompu, puisque l’amitié dont vous m’honorez ne l’a jamais été. Enfin je n’ay plus rien à vous dire. On est un peu embarrassé quand on écrit à une personne d’esprit. Pardonnez moy donc, mon cher monsieur, si la stérilité où je me trouve, non de sentiments mais d’expressions, me fait mettre un peu plus tôt que je ne voudrois cette formule ordinaire que les amis et les personnes indifférentes placent indifféremment à la fin d’une lettre agréable ou ennuyante ; l’ennuyant peut fort bien me convenir, mais non pas l’indiffèrent. Et c’est avec sincérité et avec toute l’affection et tout le respect possible que je suis et seray toujours votre très-humble et très-obéissant serviteur et amy,

Arouet.

Vous voulez bien, monsieur, que j’ajoute icy quelques mots pour le père Polou, le père Thoulier[6] et notre régent, qui tous trois m’ont chargé de vous marquer combien ils vous estiment et vous honorent. Je vous fais aussi des compliments de la part de M. Perrot ; pour vos autres amis je crois qu’ils s’en acquittent eux mesmes. Adieu encor une fois, mon cher monsieur, je souhaite avec passion de vous voir, et je finis avec peine quoyque je ne vous dise rien de bon.

Si je ne vous écris que cinq jours aprez que votre lettre est arrivée, c’est que je ne l’ay receüe qu’en sortant de la retraitte.


  1. Publiée dans Voltaire au collége.
  2. 1711.
  3. Les jésuites donnaient de fréquentes retraites à leurs élèves. Voltaire nous apprend lui-même que celle-ci a duré huit jours. (H. B.)
  4. Voiture et Balzac avaient déjà dit quelque chose de semblable. On sent l’imitation de l’écolier qui, tout en s’appelant un peu plus bas philosophe, n’a pas encore essayé ses propres ailes. Cette lettre d’ailleurs a, d’un bout à l’autre, un tour aisé et facile qui annonce le style de Voltaire. (H. B.)
  5. Quel est ce monsieur Feydau ? Peut-être le futur intendant de Rouen, qui fut père de Feydeau de Brou. (H. B.)
  6. Ou autrement l’abbé d’Olivet, qui fut quelque temps chez les jésuites. Il témoignait beaucoup d’affection à Voltaire et au jeune Fyot de La Marche. (H. B.)