Correspondance de Tolstoï avec Lewis G. Wilson et Adin Ballou


Lewis G. Wilson sur sa lettre à Tolstoï (juin 1889)

Lewis G. Wilson a écrit : « Au cours du mois de juin de l’an dernier (1889), l’auteur, frappé par la similitude entre les enseignements et les opinions du Comte Tolstoï et ceux de M. Ballou, a décidé d’envoyer au premier quelques-unes des œuvres mentionnées ci-dessus (Christian non-resistance, Practical christian socialism, etc.) avec une photo du deuxième, une lettre d’explication, etc., en pensant que Tolstoï, dans son attitude isolée face au monde, recevrait de l’encouragement et de la force s’il était informé que, presque de l’autre côté du globe, habitait là un homme qui depuis plusieurs années s’était identifié, pour l’essentiel, avec les grandes vérités qu’il défendait, et pouvait sympathiser pleinement avec lui ». (1)

Lettre de Tolstoï à Lewis G. Wilson (reçue le 5 juillet 1889)

Cher Monsieur,

J’ai rarement éprouvé autant de satisfaction que j’en ai eu en lisant le traité et les tracts de M. Ballou. Je ne peux pas être d’accord avec ceux qui disent que M. Ballou « ne sera pas admis parmi les immortels pour la postérité.» Je pense qu’il sera reconnu dans le futur comme l’un des principaux bienfaiteurs de l’humanité parce qu’il a été l’un des premiers vrais apôtres de « l’Ère Nouvelle.» M. Ballou a seulement pris part au destin de son maître et du nôtre si, dans sa longue carrière apparemment infructueuse, il a vécu des moments de dépression en pensant que ses efforts ont été vains.

Dites-lui, s’il-vous-plaît, que ses efforts n’ont pas été vains. Ils donnent une grande force aux gens, pour ce que je peux en juger. J’ai trouvé dans ses tracts des réponses victorieuses à toutes les objections qui sont généralement faites contre la non-résistance, ainsi que la base de la doctrine. Je vais tâcher de traduire et de répandre, autant que je le puis, les œuvres de M. Ballou, et non seulement j’espère, mais je suis persuadé que l’heure est venu « où les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l’auront entendu vivront » (2).

Les seuls commentaires que je voudrais faire sur l’explication de la doctrine par M. Ballou sont, premièrement, que je ne peux pas être d’accord avec la concession qu’il fait pour utiliser la violence contre les ivrognes et les fous. Le Maître n’a pas fait de concessions, et nous ne devons pas en faire. Nous devons essayer, comme le dit M. Ballou, de rendre impossible l’existence de telles personnes, mais s’ils existent – nous devons utiliser tous les moyens possibles, nous sacrifier nous-mêmes, mais ne pas employer la violence. Un vrai chrétien préférera toujours être tué par un fou plutôt que de le priver de sa liberté. Deuxièmement, que M. Ballou ne règle pas plus catégoriquement la question de la propriété, car non seulement un vrai chrétien ne peut pas revendiquer de droits de propriété, mais le terme « propriété » ne peut pas avoir de signification pour lui. Tout ce qu’un chrétien utilise, il ne l’utilise que jusqu’à ce que quelqu’un lui prenne. Il ne peut pas défendre sa propriété, par conséquent il ne peut pas en avoir. La propriété a été le talon d’Achille des quakers, et aussi de la communauté de Hopedale (3). Troisièmement, je pense que pour un vrai chrétien, le terme « gouvernement » (très bien défini par M. Ballou) ne peut pas avoir de signification ou de réalité. Pour un chrétien, un gouvernement n’est que de la violence réglementée; gouvernements, états, nations, propriété, églises, - tout cela ce ne sont que des mots sans signification pour un vrai chrétien; il peut comprendre le sens que les autres accorde à ces mots, mais pour lui ils n’en ont aucun, exactement comme si un homme d’affaires arrivait au milieu d’une partie de cricket, et que toutes les divisions du terrain et les réglements du jeu ne pouvaient pas avoir d’importance ou influence sur son activité. Pas de compromis! Les principes chrétiens doivent être suivis jusqu’au bout pour être en mesure de soutenir la vie pratique. La parole du Christ, « si un homme veut venir après moi qu’il se renie lui-même et prenne sa croix tous les jours et me suive » était vraie dans Son temps, et reste vraie dans le nôtre; un disciple du Christ doit être prêt à être pauvre et souffrir; sinon, il ne peut pas être son disciple, et la « non-résistance » implique tout ça. De plus, la nécessité de souffrir pour un chrétien est un grand bien, parce qu’autrement nous ne pourrions jamais savoir si ce que nous faisons nous le faisons pour Dieu ou pour nous-mêmes.

L’application de toute doctrine est toujours un compromis, mais la doctrine en théorie ne peut pas admettre de compromis; bien que nous sachions qu’on ne peut pas dessiner une ligne mathématiquement droite, nous ne définirons jamais une ligne droite autrement que comme « la plus courte distance entre deux points. »

« Je suis venu jeter un feu sur la terre, et qu’ai-je à désirer, s’il est déjà allumé.» (4) Je pense que ce temps est venu, que le monde est en feu, et que notre travail est seulement de nous garder en feu; et si nous le pouvons communiquer avec d’autres points en feu, ce qui est le travail que j’ai l’intention de faire pour le reste de ma vie. Merci beaucoup pour votre lettre, et pour le portrait et les livres de M. Ballou. Dites lui s’il-vous-plaît que je le respecte profondément et que je l’aime, que son travail a fait un grand bien à mon âme, et que je prie et espère pouvoir faire la même chose aux autres.

Votre frère dans le Christ,

LÉON TOLSTOÏ


1ere Lettre d’Adin Ballou à Tolstoï (14 janvier 1890)

Cher Monsieur et Frère,

J’apprécie votre approbation de mon livre sur la Non-Résistance chrétienne et votre sympathie fraternelle à mon égard à ce sujet, telles qu’exprimées dans votre lettre du 5 juillet au Rev. Lewis G. Wilson de ce lieu. Je suis un vieil homme de peu de distinction ou de célébrité dans le monde, et doit bientôt passer dans le monde de l’invisible où les ambitions de ce monde sont de peu de valeur. Cela me préoccupe peu de savoir qu’une poignée d’hommes sont d’accord avec moi dans cette doctrine sublime et que la vaste multitude, même dans l’église et dans l’état soi-disant chrétiens, la méprise; car je suis néanmoins certain qu’elle est divinement vraie et excellente, et qu’elle prévaudra à la fin.

J’ai considéré candidement vos objections à quelques-unes de mes définitions et qualifications de la Non-Résistance chrétienne, et ne me plains pas de votre divergence d’opinion sincère par rapport à elles. Il faut s’attendre à de tels différends parmi des esprits libres et indépendants. Mais je suis également obligé de dire avec la même sincérité fraternelle que je suis fortifié dans la conviction d’être dans le vrai à propos des points mineurs de divergences entre nous. Je désire donc défendre brièvement mes positions par rapport aux vôtres. Je suis sûr que vous m’accorderez cette faveur.

1. Vous dites, « je ne peux pas être d’accord avec la concession qu’il fait pour utiliser la violence contre les ivrognes et les fous. Le Maître n’a pas fait de concessions, et nous ne devons pas en faire. » En aucun cas je n’ai fais de concessions pour utiliser la violence; mais pour utiliser une force physique bienveillante et non-préjudiciable, dans le cas en question, où le bien-être absolu de tous les partis concernés devrait être scrupuleusement considéré. Je ne fais pas de concession pour tuer, blesser, ou faire du tort à quelqu’un. Ce que j’approuve n’est pas seulement autorisé mais dicté par la loi de la pure bonne volonté. Cette classe de cas comprend tous les cas de délire, de délire partiel et d’outrage passionnel dans lesquels l’assaillant, ainsi que la victime, auront un motif de reconnaissance que la restriction et la prévention bienveillantes s’imposaient. Il y a une foule de cas semblables dans l’expérience humaine, et l’utilisation de la restriction physique bienveillante dans de tels cas ne doit pas être confondue avec la doctrine populaire qu’il est juste d’utiliser la force physique létale contre les offenseurs et les ennemis. C’est la résistance au mal que le Christ interdit.

2. Vous dites, « Le Maître n’a pas fait de concessions, et nous ne devons pas en faire. » Il est vrai qu’il n’a pas fait de concession nous permettant d’utiliser une force létale, préjudiciable ou vindicative (5) contre nos offenseurs et ennemis, et nous ne devons pas en faire. L’usage et l’utilité de telles forces ont été sanctionnés par la loi et la coutume comme nécessaires et justes pour résister aux malfaisants depuis des temps immémoriaux. Et c'est encore la supposition fondamentale de tous les esprits profanes, les législateurs et les gouvernements. Mais le Christ l’a interdit sans compromis. Quoi alors? A-t-il interdit la résistance au mal par des forces bienveillantes et non-préjudiciables de toutes sortes? Jamais! Interpréter son précepte, « Ne résistez pas au mal,» comme voulant dire une passivité absolue à toute espèce de maux parce qu’il n’a pas fait de qualifications spécifiques, fait de lui l’auteur d’une absurdité évidente. Le contexte montre clairement quelle sorte de résistance au mal avait été autorisée par la loi et la coutume, et ce qu’il voulait abroger. Il montre exactement l’application et les limites de ses préceptes. Il veut dire ni plus ni moins que ce que le contexte indique nettement. Et il en va de même de la raison éclairée.

3. Vous dites, « L’application de toute doctrine est toujours un compromis, mais la doctrine en théorie ne peut pas admettre de compromis, etc.» Je ne suis pas certain de comprendre cette affirmation. Si c’est le cas, elle signifie qu’aucune doctrine, théorie ou précepte ne peut être mis en pratique sans compromis. Si c’est ce que vous voulez dire, je pense différemment. En morale, je pense qu’une doctrine, une théorie ou un devoir prescrit n’est pas sain quand il ne peut pas être mis en pratique sans compromis. Cela m’apparaît être une dangereuse concession à faire à la tergiversation humaine, que de s’attendre à ce qu’un précepte moral rigoureusement juste soit compromis dans son application pratique. Les bigots et les moralistes du monde entier ont toujours dit tenir pour sacré plusieurs grands préceptes – comme le Deuxième Commandement et la Règle d’Or (6) – en les violant néanmoins complètement, sur cette base même que, tel que le monde est, ils ne peuvent pas être appliqués et vécus sans compromis. Devrions-nous – nous les non-résistants – aller et faire pareil? - être rigides dans l’énoncé de notre doctrine, mais relâchés et inconséquents dans la pratique?

4. Vous dites, « Un vrai chrétien préférera toujours être tué par un fou plutôt que de le priver de sa liberté.» Par un raisonnement analogue du même principe je suppose que vous devez dire qu’un vrai chrétien, observant un malade délirant, préférait le voir tuer sa femme, ses enfants et ses meilleurs amis plutôt que de restreindre ou d’aider à restreindre par une force physique non-préjudiciable sa liberté démente. Quel précepte du Christ rend la liberté démente si sacré? Ou quel précepte de la raison éclairée, de l’humanité, ou de l’amour fraternelle exige une telle conduite envers le fou?

5. Vous dites, « un vrai chrétien non seulement ne peut pas réclamer de droits de propriété, mais le terme « propriété » ne peut pas avoir de signification pour lui. Tout ce qu’un chrétien utilise, il ne l’utilise que jusqu’à ce que quelqu’un lui prenne. » Mais nourriture, vêtement et abri sont nécessaires à l’existence mortelle des chrétiens comme à tout être humain. Ce sont des biens matériels indispensables, du moins dans cette mesure. Jésus a dit, « votre Père céleste sait que vous avez besoin de toutes ces choses. » Si elles sont nécessaires à la vie mortelle, elles ont certainement une « signification » très importante. Jésus a dit, « Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données de surcroît. » Quand elles ont été « données de surcroît » aux vrais chrétiens selon la volonté du Père, à qui sont-elles? Ne sont-elles pas la propriété légitime de ceux qui les possèdent? - à qui Dieu les a-t-elles données? aussi réellement à eux que leurs facultés corporelles - pour l’utilisation juste desquelles ils sont moralement responsables, - et que personne n’a le droit de les en priver par la fraude ou la force? Cependant, vous dite, « un vrai chrétien ne peut pas réclamer de droits de propriété... Tout ce qu’un chrétien utilise, il ne l’utilise que jusqu’à ce que quelqu’un lui prenne. » Mais quelqu’un a-t-il le droit de lui prendre à volonté? N’y a t-il pas de vols, de cambriolages, d’extorsions, ou de crimes contre la propriété, contre lesquels un vrai chrétien a le droit de protester? D’un autre côté, n’y a-t-il pas de vrais chrétiens ayant des biens pour les donner en aumônes ou en charité, selon l’injonction du Christ? Je ne comprend pas ainsi le Christ, les préceptes de la raison, ou la loi de l’amour.

6. Vous dites, « Le gouvernement, pour un chrétien, est seulement de la violence réglementée... gouvernements, états, nations, propriété, églises, - tout cela ce ne sont pour un vrai chrétien que des mots sans signification, etc.» Mais ce sont des réalités, et on ne peut pas les ignorer comme des néants. Ce sont des prolongements naturels, aussi barbares et déficients soient-ils. L’homme est un être sociable de nature, il n’est pas et ne pas être un être solitaire, indépendant et individuel. Il doit être et sera inévitablement plus ou moins un socialiste. Des familles, des gouvernement, des états, des nations, des églises et des communautés ont toujours existés et existeront toujours. Le Christ est venu pour établir le niveau le plus élevé d’association gouvernementale, un ordre social purement fraternel – une église « contre laquelle les portes de l’enfer ne prévaudront pas. » Il a vécu et est mort pour cela. Le non-gouvernementalisme, l'absence d’organisation (« non-organisationnisme ») et l’individualisme pur ne font pas partie du vrai christianisme. C’est impossible, non-naturel et irrationnel – du désordre. Nous devrions viser avec notre Maître à transformer par les forces morales de Dieu, les principes fondamentaux vécus sans compromis, les organisations sociales non-chrétiennes et semi-barbares en celle idéal pour lui, la vraie église, dans laquelle les plus grands sont les plus petits et tous sont en unité d’esprit avec lui, comme lui avec le Père universel. Si dans ce saint but nous devons être en dissidence avec la foule égoïste et guerrière, suivons le même dans la mort, jusqu’à ce que le triomphe final arrive. Ce sont mes plus hautes convictions de la vérité et de la justice.

Permettez-moi d’ajouter quelques interrogations sur des positions prises dans votre livre intitulé « Ma Religion. »

1. Concernant le Fils de l’Homme vous dites - « Le fils de l’homme est homogène (de la même race) avec Dieu » (p. 125.) « Le fils de l’homme est la lumière dans chaque homme et qui doit éclairer sa vie. » « Cette lumière c’est la raison, qui doit seule être l’objet de notre culte, puisqu’elle seule peut nous indiquer la voie du véritable bien-être. » (p. 126.) « Le fils de l’homme, doté de la véritable autorité souveraine, appelle les fidèles à hériter de la vraie vie; ils ont nourri ceux qui avaient faim, donné à boire à ceux qui avaient soif, vêtu et consolé ceux qui étaient malheureux, et ce faisant ils ont servi le fils de l’homme qui est le même dans tous les hommes. Ils n’ont pas vécu de la vie personnelle, mais de la vie du fils de l’homme, et ils reçoivent la vie éternelle » (pp. 142-3) (7). Question. Si le fils de l’homme est « homogène avec Dieu, » est la lumière donnée du ciel pour éclairer – la raison, à laquelle seule un culte doit être rendu – comment est-il de quelque manière de l’homme? N’est-il pas de Dieu, ou plutôt Dieu même lui-même? Mais s’il est Dieu comment peut-il avoir besoin ou recevoir des services de la part de l’homme, pour lesquels il doit donner une compensation en retour? Ne dit-on pas que ces services sont rendus par des êtres humains à des personnes? Ne dit-on pas que les donneurs et les receveurs sont personnellement bénis? Et puis, le Christ ne s’est-il pas représenté lui-même de manière uniforme et personnellement comme le fils de l’homme? Une fois de plus, - la raison est-elle réellement et absolument Dieu, seule à être adorée? N’est-ce pas plutôt une faculté de Dieu, et aussi d’une manière finie de l’âme humaine? Pardonnez ces interrogations d’un esprit non-mystique.

2. Concernant l’existence consciente individuelle, après la mort, etc., vous dites – « Aussi étrange que cela puisse paraître, Jésus, qui est supposé être ressuscité en personne, et avoir promis une résurrection générale – non seulement Jésus n’a rien dit pour confirmer la résurrection individuelle et l’immortalité individuelle d’outre-tombe, mais au contraire, toutes les fois qu’il a rencontré cette superstition, il n’a pas manqué d’en nier la vérité. » (p. 143.) « Jésus a seulement affirmé ceci, que quiconque vit en Dieu est uni à Dieu; il n’admettait aucune autre idée de la résurrection. Quant à la résurrection personnelle, aussi étrange que cela puisse paraître à ceux qui n’ont jamais étudié eux-mêmes les Évangiles, Jésus n’a rien dit que ce soit à propos de cela. » (p. 144.) (8) « J’ai moi-même étudié assidûment les Évangiles pendant plus de soixante-quinze ans, et ces affirmations sont tellement complètement contraires au sens dans lequel j’ai compris plusieurs passages dans ces Évangiles, qu’avoir eu l’occasion familière de vous questionner je crains que j’aurais été ennuyeux (9). Mais comme je n’ai pas une telle opportunité, je vais me contenter des interrogations suivantes : Est-ce que les plus justes tirerons un bien conscient de leur fidélité, hormis dans l’existence mortelle actuelle? S’ils sont unis à Dieu, comme vous l’exprimez, en auront-ils conscience après la mort physique? Et puisque la grande majorité des hommes demeurent dans une mort spirituelle, désunis de Dieu, et n’ont aucune possibilité d’amélioration après la mort, quelle est la valeur de leur existence personnelle? Et quel mérite une telle existence avortée reflète-t-il sur leur Créateur?

Confiant que votre considération chrétienne fera une part généreuse pour la liberté avec laquelle je vous ai parlé et pour toute impertinence apparente,

je demeure avec haute estime et affection chrétienne,

votre ami et frère,

ADIN BALLOU

Première lettre de Tolstoï à Adin Ballou (reçue le 26 mars 1890)

Cher Ami et Frère,

Je ne vais pas argumenter contre vos objections. Cela ne nous apporterait rien. - [Il y a] seulement un point que n’ai pas présenté assez clairement dans ma dernière lettre [et] que je dois expliquer pour éviter un malentendu. C’est à propos de compromis. J’ai dit que le compromis, inévitable en pratique, ne peut pas être admis en théorie. Ce que je veux dire est ceci : L’homme n’atteint jamais la perfection, mais s’en approche seulement. De même que dans la réalité il est impossible de tracer une ligne mathématiquement droite, et que toute ligne du genre n’est qu’une approche de la celle-là, tout degré de perfection qui peut être atteint par l’homme est seulement une approche de la perfection du Père, que le Christ nous a indiqué la manière d’imiter. Par conséquent, dans la réalité, toute action et toute la vie du meilleur homme ne sera toujours qu’un compromis pratique – une résultante entre sa faiblesse et son effort pour atteindre la perfection. Un compromis de la sorte en pratique n’est pas un péché, mais une condition inévitable de toute vie chrétienne. Le grand péché, c’est le compromis en théorie, c’est le dessein d’abaisser l’idéal du Christ en vue de le rendre atteignable. Et je considère que le fait d’admettre la force (même bienveillante) sur un fou (la grande difficulté étant de donner une définition stricte d’un fou [raca]) constitue un tel compromis théorique. En n’admettant pas ce compromis, je cours seulement le risque de ma mort, ou de la mort des autres hommes qui peuvent être tués par le fou; mais la mort arrivera tôt ou tard, et la mort en accomplissant la volonté de Dieu est une bénédiction (comme vous l’établissez dans votre livre); mais en admettant ce compromis je cours le risque d’agir de manière tout à fait contraire à la loi du Christ, ce qui est pire que la mort. Dès que j’admets en principe mon droit de propriété, je vais nécessairement essayer d’en tenir les autres à distance, et de l’augmenter, et par conséquent je m’écarterai très loin de l’idéal du Christ.

Ne vais-je, dans ce cas, m’approcher de l’idéal du Christ en pratique que lorsque je déclare hardiment qu’un chrétien ne peut pas avoir de propriété? - Il y a un exemple frappant d’une telle déviation en théorie à propos de la colère (Mat. V, 22) où les mots ajoutés Eikn, « sans aucune cause » (10) ont justifié et justifient encore tous les châtiments, le mal et les intolérances qui ont été, et sont encore si souvent commis par les chrétiens de nom. Plus nous gardons à l’esprit l’idée d’une ligne droite, - c’est-à-dire la plus courte distance entre deux points – plus nous venons près de tracer une ligne droite. Plus nous garderons pur l’idéal de la perfection du Christ dans son caractère inatteignable, plus nous en arriverons près dans la réalité. Permettez-moi de ne pas discuter de plusieurs divergences d’opinions dogmatiques - à propos de la signification des mots « fils de Dieu, » de la vie après la mort, et de la résurrection. J’ai écrit un ouvrage volumineux sur la traduction et l’explication des Évangiles dans lequel j’expose tout ce que je pense sur ces sujets. Ayant fourni à ce moment-là - il y a dix ans (11) – toute la force de mon âme pour comprendre ces questions, je ne peux pas changer mes idées aujourd’hui sans les vérifier de nouveau. Mais les divergences de vues sur ces questions me semblent peu importantes. Je crois fermement que si je concentre toutes mes forces à accomplir la volonté du Maître, qui est exprimée si clairement dans ses paroles et ma conscience, et que néanmoins je ne conçoive pas parfaitement bien les buts et les plans du Maître que je sers, Il ne m’abandonnera cependant pas et fera ce qui est le mieux pour moi.

Je vous serais très reconnaissant de m’envoyer quelques mots de votre part. Deux de vos tracts sont très bien traduits en russe et répandus parmi les croyants, et grandement appréciés par eux. Transmettez s’il-vous plaît mon amour à M. Wilson. Avec une profonde vénération et un tendre amour, je demeure, votre frère et ami,

LÉON TOLSTOÏ

2eme Lettre de Ballou à Tolstoï (30 mai 1890) Hopedale, Massachusetts, United States of America,

30 mai 1890

Très Cher Monsieur et Frère,

Votre aimable et fraternelle lettre non-datée a été dûment reçue le 26 mars dernier. J’ai retardé d’en accuser réception beaucoup plus longtemps que dans mon intention initiale. L’âge avancé ralentit mon activité, et vous devez excuser ma lenteur. Je crains que la rudesse avec laquelle j’ai exprimé des points de divergence avec vos opinions n’ait pu vous paraître guère peu courtoise; bien qu’ils ne voulaient rien dire de la sorte. Je vous remercie de la gentillesse de votre réponse, et de l’explication de votre affirmation sur le compromis en pratique d’une théorie non-compromettable. Nous allons donc nous conduire en conséquence avec confiance.

Je suis loin de vouloir une controverse ou une argumentation à propos de nos désaccords terrestres. Laissons-les dormir. Je vous assure que je partage de tout cœur la conclusion exprimée dans l’une de vos dernières phrases, « Je crois fermement que si je concentre toutes mes forces à accomplir la volonté du Maître, qui est exprimée si clairement dans ses paroles et ma conscience, et que néanmoins je ne conçoive pas parfaitement bien les buts et les plans du Maître que je sers, il ne m’abandonnera cependant pas – et fera ce qui est le mieux pour moi ».

Notre ami commun, L. G. Wilson, apprécie votre tendresse aimante, et vous le rend cordialement. Je vous envoie ci-joint quelques autres de mes publications de différentes dates, que je n’attend pas que vous approuviez en bloc, et desquels je vous donne entière liberté de penser d’une manière différente, suivant vos convictions les plus élevées. Mais si trouvez le temps et la patience de les lire ils vous rendront plus familier avec le cours particulier de mes pensées. J’espère qu’ils vous arriveront en sûreté, malgré la censure sévère qui prévaut dans votre pays. Je suis très ravi de savoir que j’ai des frères non-résistants en Russie, en me souvenant d’eux dans mes prières quotidiennes et en remerciant notre Père céleste qui les a engendré dans cette foi surnaturelle, et que mes écrits servent à un certain degré à leur édification. J’aimerais pouvoir rapporter plus de croissance de cette doctrine céleste dans mon propre pays. C’est en train de corrompre progressivement beaucoup d’esprit; l’influence envoûtante de la politique de ce monde, et les avantages temporels que le vieux système basé sur la force létale accorde à la foule des aspirants professionnels sont presque tout-puissants.

Le seul et presqu’unique argument que je rencontre est : « Votre doctrine est céleste, grande et semblable à celle du Christ; mais elle est impraticable tel que la société est. Nous devons avoir un gouvernement, avoir un poste, et faire de l’argent! » Ainsi, l’église, l’état et la multitude politique sont fermement ancrés dans la civilisation coercitive jusqu’au millénium! Mais aucune de ces séductions ne m’écarte de l’épaisseur d’un cheveu de Celui qui est « Le Chemin, la Vérité et la Vie » (12) et je suis confiant de deux conclusions. Premièrement que le christianisme n’entrera jamais dans sa terre promise jusqu’à ce que l’église nominal adopte de nouveau la non-résistance comme sa pierre de faîte; et deuxièmement que cette doctrine sera finalement adopté de nouveau. Elle est maintenant compté pour une Folie mais sera démontrée la « Sagesse de Dieu. » Elle est maintenant réduite à rien par les bâtisseurs, mais deviendra néanmoins « la pierre angulaire » (13). En vous souhaitant d’innombrables bénédictions divines, Je demeure votre Ami et Frère dans le Christ pour toujours. ADIN BALLOU

Deuxième lettre de Tolstoï à Ballou (30 juin 1890) 30 juin 1890,

Cher ami et frère,

J’ai rarement vécu autant de vrai plaisir qu’en lisant votre lettre véritablement fraternelle et chrétienne. Je vous remercie beaucoup pour les livres et les tracts que vous m’avez envoyés (14). Je les ai bien reçu, et les ai lu avec un grand plaisir, et quelques-uns m’ont servi. J’ai traduit le catéchisme de non-résistance et le diffuserai parmi nos amis. Il est remarquablement bien fait [et exprime] dans une forme tellement concise les principales vérités de notre foi (15). Quelles sont vos rapport à la Déclaration de Sentiments de la Société de Non-Résistance fondée par Garrison? En étiez-vous membre dans ce temps-là? (16) Je suis tout à fait d’accord avec vous que le christianisme n’entrera jamais dans sa terre promise avant que la vérité du principe de non-résistance soit reconnu, mais ce ne sont pas les églises nominales qui le reconnaîtront. Je suis parfaitement convaincu que les églises sont et ont toujours été les pires ennemis de l’oeuvre du Christ. Ils ont toujours mené l’humanité non dans la voie du Christ mais en dehors d’elle. Je pense que tout ce que nous pouvons dire et souhaiter à propos de l’Église c’est d’être un membre de l’église du Christ, mais nous ne pouvons jamais définir l’église elle-même, ses limites, et affirmer que nous sommes membres de la seule église véritable.

Avec un véritable amour fraternelle et le plus grand respect, Je demeure votre ami et frère, (17)

LÉON TOLSTOÏ