Correspondance de Sophie-Dorothée, princesse électorale de Hanove avec le comte de Konigsmarck -1691-1693)/02

Correspondance de Sophie-Dorothée, princesse électorale de Hanove avec le comte de Konigsmarck -1691-1693)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 20 (p. 844-877).
CORRESPONDANCE DE SOPHIE-DOROTHÉE
PRINCESSE ÉLECTORALE DE HANOVRE
AVEC
LE COMTE DE KONIGSMARCK [1]
1691-1693

II

Konigsmarck, qui avait quitté l’armée sans demander son congé, accourait, brûlant les étapes, insouciant des suites possibles de son imprudence.

Il était suspect à Hanovre où sa fugue pouvait procurer le prétexte cherché pour le perdre. Qu’importe !

« Du moment que vous voulez me voir, je vole, j’accours, » avait-il écrit à la princesse. Il arrive à Hanovre exténué, dans un piètre équipage, sans prendre garde qu’il venait tout droit se jeter dans la gueule du loup, car son absence n’avait pas désarmé la Platen.

La nuit même de son retour, il recevait de Sophie-Dorothée la récompense de sa folle équipée, et le roman se poursuivit, plus ardent, plus dangereux.

Pour endormir la jalousie de la puissante comtesse, les amans durent se résigner à la pire des compromissions. C’est la jalouse Dorothée, elle-même, qui engage Konigsmarck à faire sa paix avec la favorite dont elle s’était rapprochée. Le jeune homme s’en défend, d’abord, énergiquement, puis il obéit. Triomphe peu flatteur pour la Platen, si l’on s’en rapporte à l’aveu désolé de Konigsmarck à la princesse : « J’ai péché contre notre amour pour obéir à vos ordres. »

D’un autre côté, Ernest-Auguste et son fils, fascinés par la perspective du bonnet électoral, relâchaient leur surveillance autour de Sophie-Dorothée et de Konigsmarck qui, semblables, en ce moment, aux enfans qu’on abandonne à eux-mêmes dans une maison trop occupée, vivaient leurs derniers jours de bonheur.

Ernest-Auguste approchait du but ; afin de hâter ses affaires, il résolut de se rendre à Berlin avec son fils et la princesse. Il n’est plus, pour cette dernière, qu’un seul moyen de modifier ce projet : sans hésiter, elle tombe malade et se laisse héroïquement masser par La Rose, le complaisant ou peu clairvoyant médecin de la Cour : « Pauvre enfant, que ne souffrez-vous point, écrit Konigsmarck, suer, se faire frotter sans avoir de mal, c’en est trop ! » Et sans tarder, il demande à son amie l’occasion de lui prouver sa reconnaissance.

Mais voici Hanovre en liesse : Ernest-Auguste revient triomphalement de Berlin avec le bonnet d’Electeur ; les fêtes se succèdent à la Cour, et Sophie-Dorothée ne peut se dispenser d’y assister.

Les fêtes finies, la guerre recommence. Le Prince Electoral part pour l’armée de Flandre, laissant sa femme sous la garde, plus vigilante que jamais, de l’Electeur et de l’Electrice.

Les temps deviennent durs au pauvre amoureux partagé entre ses entreprises, souvent déçues, pour approcher la princesse, et ses soucis financiers. Il ne lui faut plus compter sur la faveur de l’Electeur ; le roi de Suède, brouillé avec les princes de Brunswick, fait entendre à Konigsmarck que ses terres seront confisquées s’il reste à Hanovre. Ces embarras n’empêchent pas les prodigalités du Suédois qui semble vouloir les faire plus extravagantes encore : il joue gros jeu, s’endette ; bref, il est forcé de partir à Hambourg pour essayer de mettre quelque ordre dans ses affaires. Il y reçut de Sophie-Dorothée la lettre qui suit, après laquelle il y aura dans sa correspondance une lacune de cinq mois. Il est probable que l’on ne confia pas à Aurore les lettres écrites par la princesse pendant cet intervalle, et que ce furent ces dernières qui, saisies chez Konigsmarck après sa mort, figurèrent au procès.


« Lundi.

« Voicy la quatriesme lettre que je vous escris et je n’en ai pas une de vous ; je ne veux pourtant pas vous accuser de négligence, mais il est bien fâcheux d’estre si longtems sans entendre parler de vous. La seule consolation que j’aye en vostre absence est de recevoir des marques de vostre souvenir, et quand cela me manque, il est aisé de juger que je passe fort mal mon tems. Je n’ai veu personne depuis vostre départ ; j’ai joué à l’oie hier au soir avec le Réformeur et deux femmes, où je me suis fort ennuyée, car la compagnie n’estoit pas réjouissante pour moi. Je vous avoue que je suis chagrine autant qu’on le peut estre de n’avoir point de vos lettres. Je fais tout ce que je peux pour croire qu’il n’y a point de vostre faute, et je crains cependant beaucoup que vos affaires vous ayent empêché de songer à moi. La poste est venue ce matin, il est quatre heures, et je n’ai rien reçu. Je n’ose plus me flatter de rien recevoir aujourd’hui, et j’en ai le mal de ratte. Estre six jours sans vous voir et sans avoir de vos nouvelles, c’est pour en mourir. Non, vous ne m’aimez point comme je vous aime et vous estes occupé de mille choses qui vous empêchent de songer à moi, au lieu que je ne suis occupée que de vous. Je ne dors point depuis quelques nuits. Je vous ay trop dans la teste, et d’abord que je veux m’endormir, vous me paroissez avec vos charmes et vous me réveillez si bien qu’il ne faut plus songer au sommeil. Vous me trouverez maigrie, et ce n’est pas le moyen de reprendre mon embonpoint que de ne vous point voir et de n’avoir point de vos lettres. J’y reviens souvent, mais la chose me tient au cœur. Je ne vous aime pas moins, cependant, et je sens bien que, quoique vous me fissiez mille maux, je vous aimerois toujours à la folie. C’est ma destinée d’estre à vous et je suis née pour vous aimer. Soyez-moi fidèle, je vous en conjure, tout mon repos en dépend. Pour moi, je la suis et la serai toute ma vie... »


« Louisbourg, jeudi 8e de juin 93.

« Je suis arrivée dans le plus triste estat du monde, et tous les tourmens que l’on se peut imaginer ne sont rien en comparaison de ce que j’ai souffert après vous avoir quitté. Je ne vous verrai donc plus, et je serai trois mois privée de tout ce qui fait le plaisir et le charme de ma vie...

« Je n’ai vu personne hier que ce que je vous ai nommé ; je n’ai rien vu d’aujourd’hui, et je ne sortirai point, trop heureuse d’estre seule pour pouvoir m’abandonner à toute ma douleur. Elle est encore plus violente aujourd’hui qu’elle ne l’estoit hier. Tant que j’ai pu vous voir, je ne l’ai point sentie dans toute sa force, mais présentement que je n’ai plus d’espérance et que je n’envisage qu’une absence affreuse, mon cœur est déchiré, et il n’y a point dans le monde de consolation à espérer pour moi. Bon Dieu, qui pourroit me consoler d’estre éloignée d’un amant comme vous, que je suis sensible aux marques de vostre tendresse ; elles sont gravées dans mon cœur, le souvenir m’en charme et je m’en occupe continuellement ; mais plus je suis contente de vous, et plus il est cruel pour moi d’en estre séparée. Que je la sens, cette cruelle absence ! J’en suis accablée. J’ai fort peu dormi, j’ai mille inquiétudes ; je ne saurois penser sans trembler au tems que je vas passer sans vous. Ayez pitié de moi et hastez vostre retour autant qu’il vous sera possible. Songez que toute ma félicité consiste en vous seul, que vous estes l’unique charme de mon cœur et tout le plaisir de ma vie, qu’il est véritablement à vous, ce cœur, et que vous en devez estre satisfait ; il est plein de la plus tendre et de la plus ardente passion que l’on ait jamais sentie et qui ne finira qu’avec mes jours. Je ne suis occupée que du plaisir que je me fais de vous faire connoistre, par toutes mes actions, le véritable attachement que j’ai pour vous. Je prétends ne pas faire la moindre démarche où vous ne trouverez une nouvelle marque de ma tendresse. Enfin je ferai encore plus que je ne vous ai promis, et j’espère que vous conviendrez que je ne suis point indigne de la vostre ; mais quoi que je puisse faire, je trouverai toujours que ce n’est point assez, et le sacrifice de tout le monde ensemble me paroît encore peu de chose pour vous.

« J’ai voulu vous escrire hier au soir, je ne l’ai pu, je n’avois ni papier, ni encre ; j’en ai esté bien mortifiée. J’aurois esté soulagée, si j’avois pu vous dire l’excès de ma douleur et de ma passion. L’une et l’autre est extrême.

« Adieu, mon adorable enfant, il faut finir, ce n’est point la faute de mon cœur ; il est si plein de vous que je ne finirois jamais ; c’est celle de mes yeux qui me font beaucoup de mal.

« Je n’ai pas moins de curiosité pour vous que vous n’en avez pour moi. Ayez la bonté de m’informer de ce que vous faites et songez que tout mon repos dépend de vos manières. »


Sophie-Dorothée reçoit, de Konigsmarck, une lettre dont le charme est rompu par l’aveu qu’il lui fait d’avoir été souper chez la Platen. La princesse ne veut pas se souvenir que c’est elle-même qui a ordonné à son amant de continuer, par prudence, des relations si cruelles pour elle ; mais ses reproches revêtent une telle tendresse d’expressions qu’on leur pardonne de manquer de logique et de justice :


« 9/19 juin, vendredi à 1 heure après minuit.

« Je ne m’attendois point à recevoir si tost de vos nouvelles. Jugez de la joye que je viens d’avoir en recevant un gros paquet de vous, mais ma joye n’a pas duré longtemps. Si le commencement de vostre lettre est charmant, la fin est bien différente. Je vous aurois écrit quand je ne l’aurois pas reçue, je n’ai de plaisir qu’à vous faire souvenir de moi, et je n’aurois pu me coucher sans vous assurer encore de ma tendresse et de ma fidélité. Je suis accablée de ne vous point voir, mon chagrin augmente à tous momens, tout ce que je vois me déplaît et m’ennuye, et tant que je ne vous verrai point, je ne dois pas espérer de soulagement à mes maux. Je ne sais pourquoi je vous dis tout cela, vous n’estes point de mesme, et vos actions ne me le font que trop connoistre. Je ne suis point contente de vous, et le souper de la Perspective me perce le cœur...

« J’évite tout le monde, je ne parle à personne, je me fais des scrupules sur les moindres bagatelles, et à peine suis-je partie, que vous oubliez tout ce que vous m’avez promis et que vous vous consolez avec des dames qui me haïssent mortellement. Non, rien ne peut vous excuser, et rien au monde n’est si désobligeant. Vous aviez mille prétextes pour vous en défendre ; cependant vous y avez esté. Les réflexions m’accablent, et si vous saviez tout ce qui me passe par la teste, je vous ferois pitié. J’estois charmée de vous et de vostre tendresse, je me trouvois plus heureuse que la reine de l’Univers d’avoir un amant comme vous, je me flattois de n’avoir rien à craindre, et voilà, tout mon repos troublé. Je tremble pour l’avenir. Que sera-ce, grand Dieu, dans quelques mois, puisque le mesme jour de mon départ, vous estes si aisé à consoler ? Je ne peux vous en dire davantage, les larmes m’en empêchent.


« Samedi.

« Je n’ai point dormi, j’ai les yeux gros comme le poing. Je n’ose me montrer. La pauvre Knesebeck a pasli de mes inquiétudes ; elle loge dans le cabinet auprès de moi, et je l’ai réveillée à cinq heures du matin. Je suis encore au lit, au désespoir de ce que vous m’avez fait. Cela marque si peu de tendresse que je ne peux me consoler. Je ne m’attendois pas à rien de pareil. Un coup de foudre m’auroit moins surprise, je n’ose vous dire tout ce que je pense de vous. Je suis dans un chagrin mortel. N’étoit-ce pas assez de vostre absence ? Pourquoi m’accablez- vous par des manières si cruelles ?...

« Adieu, monsieur, je vous souhaite tous les plaisirs du monde ; je ne doute point que l’on vous en donne tous les jours de nouveaux. »


Konigsmarck se justifie aisément, mais il affirme, devant la colère de la princesse, que, en dépit de toute politique, il ne reverra plus la Platen, dût-il en résulter sa ruine.

Mais il aurait eu mauvaise grâce en tenant rigueur à son amie d’une humeur jalouse dont, trop souvent, il lui avait donné l’exemple. Il sait des moyens propres à calmer ce tendre courroux ; se sentant à cette heure « très dévot, » le plus clair profit qu’il tire de ses lectures de la Bible est de ne pas rester court pour dire de « douces choses » à sa bien-aimée. Celle-ci, sur le point d’accompagner l’Electrice à Brockhausen, lui laisse entrevoir la possibilité d’une entrevue secrète :


« Dimanche 10/20 juin.

« Je pars dans deux heures pour Brockhausen avec l’Electrice. L’on sera de retour demain au soir. J’ai reçu vostre lettre, elle m’a fait plaisir, et je n’aurois rien à souhaiter sur vostre manière de vivre si vous aviez évité le souper de la comtesse Platen, le mesme jour que je suis partie. Mais je vous avoue que c’est un coup de poignard pour moi. Je vous ai escrit une si grande lettre sur ce sujet que je ne vous en dirai pas davantage. Si vous pouvez vous justifier et me donner de bonnes raisons, vous m’obligerez beaucoup, car je ne souhaite rien tant au monde que de n’avoir rien à vous reprocher, et c’est un vray martyre pour moi que de ne pouvoir estre contente de vous ; je suis bien aise que vous le soyez de moi ; toutes mes actions n’ont pour but que de vous plaire, et je ne pense à autre chose depuis le matin jusqu’au soir...

« Je n’ai de consolation qu’à estre seule ; c’en seroit une bien grande pour moi de vous voir encore une fois ; il ne se passe pas un moment que je ne le souhaite. La chose est aisée, de mon costé. Knesebeck loge dans le cabinet auprès de moi, et si vous pouviez venir sans estre connu, il n’y auroit rien à craindre.

« Pour le reste, vous pourriez mesme demeurer tout un jour sans que l’on s’en doutât, mais il est presque impossible que vous ne soyez rencontré par quelqu’un qui ne vous reconnoisse ; c’est pourquoi je ne veux rien dire là-dessus, et, quoique je le souhaite avec la dernière passion, j’aime mieux me priver de ce plaisir que de vous exposer le moins du monde...

J’ai été piquée jusqu’au vif contre vous et vous m’avez fait passer une nuit bien cruelle. Je commence à m’adoucir, et le moyen d’estre longtems fâchée quand on aime comme je le fais ? Cependant, convenez avec moi que vostre procédé est désobligeant et que vous ne devriez jamais faire ce que vous avez fait...

« J’ai pensé oublier de vous remercier de toutes vos douceurs ; quand je serai tout à fait contente de vous, je vous en dirai à mon tour. Je ne chercherai point dans la Bible comme vous le faites, mais les prendrai toutes dans mon cœur.

« Adieu, il faut finir, j’en suis fâchée.


Car je sens, malgré ma colère,
Que, tout ingrat qu’il est, je l’aimerai toujours. »


Le premier soin de Sophie-Dorothée, en arrivant de Brockhausen, est de donner, suivant sa coutume, l’emploi de son temps. Elle accueille les justifications de Konigsmarck au sujet de la Platen ; désormais, rassurée sur la fidélité de son amant, elle l’adjure, au nom de leur amour, de continuer ces visites indispensables à leur sécurité.


« Mardi (13/23 juin).

« J’arrivai hier au soir fort tard de Brockhausen avec l’Electrice. J’eus le plaisir de trouver vostre lettre ; je l’ai releue dix fois pour le moins, et j’y aurois répondu avant de me coucher, si je l’avois pu ; mais premier que de vous y répondre, il faut vous dire ce qui s’est passé à Brockhausen. Nous y arrivâmes dimanche à neuf heures. On soupa d’abord, ensuite chacun se retira chez soi. Je fus jusqu’à deux (heures ?) avec mon père et ma mère. Ils entrent fort dans toutes mes raisons et ne sont point contens de la manière dont on en use. Ma mère est tout à fait comme je le souhaite, et si mon père y estoit de mesme, je n’aurois rien à désirer…

« Je perdrois l’usage de la parole sans l’Électrice et Knesebeck, qui sont les seules personnes avec qui j’aie conversation. Nous sommes parties à sept heures et arrivées à onze. J’ai soupé seule chez moi. Je me suis baignée ce matin pour avoir un prétexte de ne point sortir. Je n’ai vu personne et je ne sortirai point de tout le jour. Voilà un compte exact de tout ce que j’ai fait hier et aujourd’hui.

« Il faut présentement répondre à vostre lettre. Je suis fâchée que la mienne vous ait chagriné autant que vous le dites, mais j’avois le cœur si gros contre vous, que si j’avois voulu vous dire tout ce que ma colère m’inspiroit, vous n’en auriez pas esté quitte à si bon marché. Je suis contente de toutes vos raisons. Il suffit que vous m’assuriez que ce n’est qu’une politique ; cependant je donnerois de mon sang pour que vous ne l’eussiez pas fait. Mais ne vous déplaise, comment, avec tout vostre esprit, pouvez-vous faire comparaison du bal de M. Colt, où je n’ai esté que quinze jours après vostre départ, et parce que l’Électeur et l’Électrice y alloient, avec cette affaire icy qui est justement, et c’est ce qui me désespère, deux heures après que je suis partie, et après m’avoir (fait) un adieu si tendre que je ne m’attendois à rien moins que de vous savoir dans une partie de plaisir. Mais n’en parlons plus. Je vous aime, et il n’est pas en mon pouvoir d’estre longtemps fâchée. Devant que vous m’eussiez escrit, vous estiez déjà pardonné. Je suis bien sotte de vous le dire, mais n’abusez point du foible que vous me voyez pour vous et ne me donnez plus lieu de croire que vous estes un fort bon comédien. Cependant ne faites pas la sottise de n’aller plus chez la Platen. Vous savez mes sentimens sur son sujet : il vous est absolument nécessaire de la ménager, et je vous en conjure, au nom de toute ma passion, d’y aller comme toujours. Ce n’est point de la voir que je trouve mauvais ; il n’y a que la circonstance du jour de mon départ qui m’a désespérée, et où j’ai trouvé si peu de tendresse, que j’en ai pensé perdre l’esprit. Il me semble que vous prenez un air railleur sur ce que je vous ai mandé de ma conduite, mais plaisantez tant qu’il vous plaira, je vous défie d’y trouver à redise...

« Ne soyez point fasché de tout ce que je vous ai escrit. Si je vous aimois moins, je n’aurois pas tant de délicatesse. Je me veux du mal de tout ce que j’ai pensé contre vous, mais, mon Dieu, je vous aime à la folie et c’est ce qui me rend si sensible. Aymons-nous donc plus que jamais. Soyez content de moi, je la suis de vous ; je donnerois ma vie pour vous voir un moment, mais je n’ose m’en flatter, les suites pourroient en estre fâcheuses. »


L’Électeur de Hanovre et le duc de Zell résistaient à ce moment aux prétentions de la Suède et du Danemark qui, soutenus par l’Empereur, exigeaient la démolition des fortifications de Ratzebourg dans le duché de Saxe-Lauenbourg.

L’envoi de troupes hanovriennes semble imminent et Konigsmarck offre de partir avec elles. Aux inquiétudes de Sophie-Dorothée s’ajoutent les tourmens de l’absence, l’impatience du revoir.


« Mercredi (14/24 juin).

« Je commence à me flatter que vous ne partirez point. Le felt-maréchal m’a dit aujourd’hui qu’il vous avoit escrit de différer vostre voyage, et qu’il voyoit beaucoup d’apparence que vous ne pourrez le faire. Jugez de ma joye, elle est extrême, car tout mon bonheur consiste à vous voir. Je ne suis plus occupée qu’à penser à revenir ici le plus tost qu’il me sera possible, car, quoi qu’il m’en puisse arriver, je suis résolue à ne perdre pas, avec mon père et ma mère, un tems aussi précieux que celui d’estre avec vous.

« Je n’ai point encore vu Don Diego. On dit qu’il est de fort méchante humeur. J’en suis bien aise, car je suis piquée contre lui. Mon Dieu, est-il possible que je fusse assez heureuse pour passer l’esté avec vous ? Cette pensée me donne une joye dont je n’ay point esté capable depuis que je vous ai quitté. Je me suis si fort abandonnée à mon chagrin, que je n’ay pas mesme pris aucun soin pour le cacher. Je suis tout à fait remise de celui que j’ai eu contre vous. J’ai encore lu vostre lettre. Il me paroist que vous avez envie de vous justifier et que vous souhaistez que je sois contente de vous. Cela suffit pour que j’oublie tout... Je conviens que, dans le fond, ce n’est qu’une bagatelle et qu’il y a mesme beaucoup de prudence à faire ce que vous avez fait, mais c’est justement ce qui m’a désespérée, car je voulois que vous fussiez si affligé, que vous ne fussiez capable de raison. Voilà Testât où j’ai esté, et je veux que vous demeuriez d’accord que ma tendresse est infiniment au-dessus de la vostre. Songez, je vous en conjure, si vous ne partez point, à tout ce qui pourra nous approcher l’un de l’autre. Il y a huit jours aujourd’hui que je vous ai quitté. C’est vous dire que depuis huit jours, je me suis arrachée à moi-mesme, et que depuis ce tems-là, je n’ai pas eu un moment de tranquillité. Vous estes bien tendrement et bien véritablement aimé, et je défie tout le monde ensemble d’aimer comme je le fais. »


La pauvre femme est tellement aveuglée, qu’elle ne soupçonne pas les pièges tendus par sa belle-mère ; celle-ci, en lui parlant sans cesse de Konigsmarck, espère que ses réponses trahiront sa passion.


« L’Electrice me parle de vous toutes les fois que je suis avec elle à la promenade, car je vous ai mandé que je suis toujours seule avec elle. Je ne sais si elle le fait par tendresse pour vous, ou pour me faire plaisir. De quelque manière que ce soit, elle m’en fait beaucoup, et je ne peux mesme entendre nommer vostre nom sans un transport dont je ne suis pas la maîtresse. Il n’y a pas de bien qu’elle ne me dise de vous, et elle vous loue avec tant de plaisir, que si elle estoit plus jeune, je ne pourrois m’empêcher d’en estre jalouse, car tout de bon, je crois qu’elle a tendresse de cœur pour vous. On ne peut m’en tesmoigner davantage qu’elle le fait, et mesme j’en suis incommodée. Elle vient de m’envoyer dire de venir promener avec elle, et elle m’oste par là le plaisir de vous entretenir, qui est le plus grand de ma vie quand je ne suis point avec vous. Si je pouvais un jour vous voir à mon aise et ne vous quitter jamais, je crois que je deviendrois folle, car la vie que je mène me paroist insupportable. Flattons-nous d’un changement heureux et n’oublions rien pour estre ensemble tout le plus que nous pourrons ; je suis résolue à tout faire pour cela, car je ne m’accoustume point à vostre absence et je la trouve plus cruelle que jamais. C’est vous dire que je vous aime avec plus d’ardeur que je n’ai jamais fait. Il est vrai que ma tendresse ne sauroit plus augmenter, à moins que je n’en perde l’esprit. Je voudrois estre à tous momens avec vous et ne m’en séparer jamais. Plus je vous vois, et plus je vous trouve aimable. Je ne saurois ni regarder ni parler à personne, et je me trouve heureuse d’estre renfermée, puisque je ne peux vous voir. Voilà l(estat où vous m’avez mise ; il falloit tous vos charmes pour m’y mettre, mais vous m’avez si bien réduiste que je compte tout le monde ensemble pour rien, et que vous seul me tenez lieu de toutes choses [2].

« Soyez-en bien persuadé, et que toutes les actions de ma vie vous marquent ma passion. »

La guerre contre les Danois est déclarée et Konigsmarck va partir. Sophie-Dorothée, défiant tous les dangers, arrive, à force d’ingéniosité, et toujours avec la complicité de Knesebeck, à dresser un plan qui permettra à son amant de la voir avant qu’il ne rejoigne l’armée.


« Vendredi (16/26 juin).

« Après avoir langui trois jours et après avoir eu mille inquiétudes, j’ai eu le plaisir de recevoir aujourd’hui deux de vos lettres. Je commencerai par ce qui me tient le plus au cœur, qui est l’envie où je suis de vous voir. Je vous ai déjà mandé que la chose est facile de mon costé, car Knesebeck loge dans le cabinet auprès de moi. Vous pouvez y entrer par une porte de derrière et vous pouvez y demeurer vingt-quatre heures si vous le voulez, sans le moindre risque. Pour moi, je me promène tous les soirs seule, avec Knesebeck, sous les arbres qui sont tout auprès la maison. On vous y attendra depuis dix heures jusqu’à minuit. Vous savez le signal ordinaire. Il faut vous faire connoistre par là. La porte de la palissade est toujours ouverte. N’oubliez pas que c’est vous qui devez donner le signal et que je vous attendrai sous les arbres.

« Je me fais une idée charmante de ce plaisir ; je l’ai souhaité tous les momens de la journée depuis que je vous ai quitté, et c’est pour cela que j’ai toujours différé de partir. Ma mère et mon père m’ont pressée extraordinairement de revenir au plus vite. Je vous parlerai sur toutes mes affaires quand je vous verrai. Il seroit trop long de les écrire. Je ne suis occupée que de la joie de vous voir. Je crois que j’en mourrai. Vous avez tort de craindre de ne me trouver point aussi tendre que vous le souhaitez. Je ne le suis que trop, et tout le monde ensemble ne peut m’esgaler en cela. Je prétends vous donner tant de marques et vous faire si bien voir toute ma passion, que vous serez fâché d’avoir eu cette pensée et que vous en demanderez pardon. Il faut que je me sois bien mal expliquée, si vous avez pu croire que je voulois voir quelqu’un chez moi. Je mène une vie si retirée, que je défie une religieuse d’avoir moins de commerce que moi : je ne parle à personne, et encore c’est si peu que je ne peux me dispenser de faire moins ; je ne vois personne aussi, et je serois au désespoir que la pensée m’en vint ; je ne me la pardonnerois jamais. Soyez tranquille sur tout ce qui regarde ma conduite ; quelque difficile que vous soyez, il est seur que vous l’admirerez...

« Je suis fâchée que vous n’alliez plus chez la Perspective, cela est d’importance ; l’autre pimbêche ne m’inquiète point et je vous conjure d’y aller comme à l’ordinaire...

« Le jour est indifférent, le plus tost est le mieux. »


Tout s’exécute comme l’avait prévu Sophie-Dorothée. Konigsmarck arrive secrètement à Brockhausen et, caché dans une maison du voisinage, il attend l’appel de la princesse, employant le temps à soigner ses avantages : « Ma barbe est faite, lui écrit-il, j’ai bon air, on peut chanter : Le chevalier est conquérant. Le signal ordinaire nous fera connoître, je sifflerai de loin les Folies d’Espagne. »

Enfin, la nuit du 16 juin voit le bonheur des deux amans. Konigsmarck se hâte d’apprendre à sa maîtresse qu’il a pu rentrer chez lui sans encombre :


« Ce 20e (juin).

« Je ne vous mande autre chose sinon que mon voyage s’est achevé sans aucune rencontre, sinon qu’en sortant de la palissade, j’ai vu deux hommes à six pas de là se promener. Je n’ai osé tourner la teste, ce qui m’a empêché de savoir qui cela a été. Une de vos femmes de chambre a éclairé, avec la chandelle, hors de la garde-robe, car j’y ai passé, mais je ne sais laquelle, puisque je n’ai pas osé tourner la tête. Voilà, mon cher cœur, tous les accidens. »


Désormais, entre elle et lui, interviendra une question nouvelle dont la résolution de Sophie-Dorothée démontrera l’importance. La princesse ne veut plus vivre près de son mari. Celui-ci a perdu jusqu’au profit de la résignation, grâce à laquelle les débuts de leur union avaient été assez paisibles. Georges-Louis ne semblait pas, en somme pour la jeune femme, différer de la plupart des hommes et des maris qui l’environnaient. Se soumettre était une nécessité dont sa mère Eléonore et sa belle-mère Sophie lui donnaient l’exemple. Mais à l’apparition de Konigsmarck, son mari s’amoindrit du même coup de toutes les qualités de l’irrésistible Suédois.

Les ardeurs natives de la fille d’Éléonore d’Olbreuse, étouffées sous l’atmosphère de la Cour allemande, se réveillèrent avec impétuosité. Elle ne se contentera plus de furtives entrevues payées de mille transes. C’est sa vie tout entière qu’elle veut attacher à celle de son amant.

Mais pour conquérir cette liberté, il faut de l’argent. Konigsmarck lui a sacrifié ses biens, elle-même ne peut disposer de sa dot. Il ne lui reste donc qu’à obtenir de ses parens quelque moyen d’édifier une nouvelle existence. Tàche difficile, comme on peut le penser, et à laquelle elle va s’employer sans relâche.

Ses espoirs et ses déceptions vont devenir la grande affaire de la correspondance.


« 23 juin.

« Je suis bien inquiète de n’avoir point encore de vos lettres. J’en attends avec impatience et meurs d’envie de savoir comment vos affaires vont partout. J’ai eu une (lettre) aujourd’hui du Prince. C’est une réponse sur ce que je lui avois escrit de Linzburgh que l’on avoit voulu loger le prince Max auprès de moi. Je lui mandois aussi que vous alliez au Rhin. Voicy ses propres mots : « Vous avez usé en véritable Lucrèce envers le prince Max, et je commence à voir que l’honneur est fort bien entre vos mains. J’ai esté étonné d’apprendre que Konigsmarck va faire la campagne au Rhin, cela ne fera pas un bon effet pour luy icy, puisqu’il n’a pas encore payé ses dettes, et de la manière dont on en parle, il pourroit avoir de fâcheuses affaires pour ce sujet. »

« J’en suis dans une véritable affliction, et cela, joint au chagrin de ne vous point voir, me met de fort méchante humeur. Mandez-moi ce que vous voulez que je réponde ; je suis persuadée que le Prince a maligne joye de cela, car je lui connois une envie et une haine générale pour tout ce qui est charmant et qui a du mérite et de la distinction comme vous.

« Je ne me suis occupée que de mes desseins. Ma mère a commencé une affaire qui est assez bonne si elle réussit.

« Elle veut que les Etats de Zelle me fassent présent de 30 000 écus ; elle en a parlé à Bernstorff qui a promis de ne rien épargner. Il m’a fait mille protestations d’amitié et de services, et que l’on n’a qu’à l’employer. Il veut me voir chez moi, je crois que vous le voudrez bien.

« Il est seur que si je pouvois mettre Bernstorff dans mes intérêts, mon père feroit tout ce que l’on voudroit. Il faut essayer de toutes les manières. La chose me tient trop au cœur pour y rien négliger, car de là dépend tout le bonheur de ma vie. »


Dorothée prenait mal son temps pour disposer ses parens à entrer dans ses vues. Pendant qu’elle séjournait à Zell, Konigsmarck attendait à Hanovre l’ordre de marcher contre les Danois. Ceux-ci, très supérieurs en nombre, ne menaçaient pas seulement Ratzebourg, mais le duché de Zell lui-même.

Georges-Guillaume qui, en de meilleures circonstances, et dans l’ignorance du véritable motif des revendications de sa fille, eût volontiers réparé pour elle les préjudices causés par son contrat de mariage, refuse net de s’en occuper. Éléonore cherche des biais afin d’arranger les choses qui traînent en longueur. Les amans s’impatientent, les parens se querellent ; mais les efforts de la princesse pour être toute à lui ne diminuent pas l’humeur soupçonneuse de Konigsmarck. Encore et toujours elle doit se défendre.


« Mercredi 28 (juin).

« Si mes lettres vous font plaisir, soyez persuadé que le seul de ma vie est de recevoir des vostres ; j’en ai eu une aujourd’hui qui me réjouit et qui m’afflige...

« Il me semble que vous devez estre content de ma conduite et que je ne mérite en aucune manière vos reproches ; cependant je ne suis point fâchée et je les prends comme une marque de tendresse. J’aime que vous soyez sensible, et je serois au désespoir que vous le fussiez moins...

« Votre jalousie ne m’afflige point parce que je la trouve incommode, au contraire, je vous ai assuré mille fois que j’aimois vostre délicatesse ; mais, tant que vous aurez ces défiances, il est impossible que vous puissiez vous croire aimé autant que vous l’estes, et c’est ce qui me met au désespoir...

« Soyez persuadé que tous les malheurs du monde les plus terribles ne m’ébranleront jamais ; je tiens à vous par des liens trop forts et trop charmans pour pouvoir les rompre, et tous les momens de ma vie seront employés à vous aimer et à vous en donner mille marques, malgré tout ce qui voudra s’y opposer. »


En dépit des dangers courus à la dernière entrevue de Brockhausen, Sophie-Dorothée demande encore à son amant de la rejoindre à Zell. Ce n’est pas la crainte qui arrête Konigsmarck. « L’échafaud, — écrit-il, — seroit devant moi que je ne broncherois pas ; » mais d’insurmontables difficultés mettent obstacle à ce projet.


« Jeudi (29 juin).

«... Je suis au désespoir que vous vous chagriniez avec si peu de raison ; nous avons tant à en essuyer de tous costés que je vous conjure de ne vous en plus faire. Je ne saurois vous dire combien je m’ennuye, cela passe l’imagination, il m’est impossible de soutenir plus longtemps vostre absence et je ne pense qu’à vous aller trouver. Quand serai-je assez heureuse pour n’estre plus exposée à toutes ces douleurs, et quand pourrai-je gouster tranquillement le plaisir d’estre avec tout ce que j’aime ?

« Je ne demande de bonheur dans le monde que celui de passer ma vie avec vous, et je renonce de bon cœur à toute la terre ensemble. Vous me tenez lieu de tout, vous faites mes plaisirs, ma joye et ma félicité. Ha, mon aymable enfant ! quand viendra-t-il ce temps heureux, et que je l’attends avec impatience !

« Je suis inquiète que vous soyez encore à faire la campagne, cela ne me sort point de la tête, et ce dessein n’est point d’un amant aussi tendre, que vous avez mille raisons de demeurer et vous n’en avez aucune de partir. Si vous m’aimez, changez cette résolution ; elle m’afflige sensiblement ; j’ai peine à résister à une absence de trois semaines, que seroit-ce donc, s’il faut vous quitter pour plusieurs mois ? J’en mourrois... Me refuserez-vous ce que je vous demande avec tant d’insistance ? Vous estes nécessaire icy et vous pouvez demeurer sans vous faire aucun tort. Mandez-moi vite que vous m’accordez ma prière et tirez-moi de mon chagrin...


« Vendredi (30 juin).

« ... J’ai esté tesmoin hier d’une conversation entre mon père et ma mère qui m’a fait faire bien des réflexions. On ne peut imaginer rien de si désobligeant ni de si aigre que tout ce qu’ils se sont dit...

« J’ai tremblé en voyant des personnes, que l’amour seul a unies, si animés pour si peu de chose, jusque-là qu’ils se sont menacés de se quitter. Ils se sont enfin raccommodés au bout de deux heures, mais ma mère est piquée au vif contre mon père, et elle n’a point tort. Vous jugez bien qu’elle a peu de pouvoir, puisqu’elle ne peut réussir dans une affaire qui lui tient si fort au cœur. Cela me donne fort mauvaise opinion des miennes, car toute mon espérance estoit en elle, et je vois qu’il suffit qu’elle souhaite une chose pour qu’elle ne soit point. Mon père est dur au delà de l’imagination ; je suis fort mal édifiée de lui, car j’ai connu aux manières qu’il a pour ma mère que l’on ne doit point compter sur ses bontés ; de sorte que je suis de fort méchante humeur aujourd’hui...


« 1er juillet.

«... Si je n’avois receu une lettre de 205 avant la vostre, je crois que vous m’auriez donné la fièvre, en me parlant de vos plaisirs et des dames avec qui vous jouiez. Je suis hors d’inquiétude grâce à elle. Voicy ce qu’elle me dit : « Il y avoit hier toutes les dames, mais il faut qu’elle ne touchent guère, car je vis nos courtisans bien languissans et peu occupés. N’est-ce pas estre bien à bout de plaisirs, quand l’on est réduit à jouer avec des enfans ? C’est ce que fit Konigsmarck tout le soir. Il le passa à faire des maisons de cartes à la petite princesse et à la petite Chevalerie. Je lui en sus pourtant bon gré, mais il me parut, de plus, qu’il ne vouloit pas donner de la jalousie à sa maîtresse, s’il en a une. Beau et bien fait comme il est, il y a plus d’apparence qu’il en a qu’à croire qu’il n’en a pas. »

« Vous jugez bien que ces manières-là charment et qu’elles m’attachent plus fortement à vous. Mais il y a bien de la malice, mon très cher, à laisser, comme vous faites, une pauvre femme dans une inquiétude à mourir, car vous n’avez pas la charité de me nommer les dames avec qui vous vous divertissez ; mais enfin je vous pardonne, et je suis si contente de vous, que je ne saurois assez bien vous en marquer ma reconnoissance.

« Hors le plaisir de savoir les manières charmantes que vous avez pour moy, la lettre de 205 ne m’en fait point. Je meurs de peur qu’elle ne pénètre vos raisons. Vous devriez estre l’homme du monde le plus fier, car, remarquez bien, tout vous admire, vous plaisez généralement, et jusqu’aux vieilles qui ne voyent presque plus, se récrient sur tous vos charmes. Pour moy, je vous l’avoue, je suis plus glorieuse que je ne saurois le dire d’avoir un amant comme vous. L’amour n’est pas plus beau ni plus aimable. Vous joignez à cela beaucoup de tendresse, de la fidélité, les manières du monde les plus touchantes. Il ne manque rien à mon bonheur que de vous voir et de ne vous quitter jamais. Je ne suis occupée que du dessein de m’attacher à vous pour toute ma vie, et je passe mes nuits sans dormir à force d’y penser. Elles seroient bien plus agréables si je les passois à consulter avec vous… »


Les lettres qui vont suivre apportent, à travers les menus détails qui intéressent les amans, la justification formelle de l’accusation qui pèse sur Konigsmarck d’avoir voulu tirer profit de son amour. Elles démontrent qu’entièrement soumis aux volontés de la princesse, de même qu’il lui avait sacrifié ses biens en Suède, il refuse à Hanovre toutes les propositions avantageuses. Sophie-Dorothée va jusqu’à exiger qu’il ne parte pas pour la guerre contre les Danois ; à quoi il répond simplement : « Je vous obéirai aveuglément, mais si, pour sauver mon honneur, je dois y aller encore une fois, vous me donnerez la permission de partir. » La princesse, avec l’inconscience des réalités commune aux femmes que domine la passion, ne semble pas s’apercevoir que ses exigences achèvent la ruine de Konigsmarck.

Elle compte, pour arranger les choses, sur ses parens, sur le hasard, sur tout enfin, sauf sur les moyens qui dépendent de son amant. Ces moyens, s’ils se présentent, elle les écarte, et il ne sait qu’obéir.


« Le mercredi 5/15 juillet.

«... Je ne vous dirai point que je suis dans des inquiétudes mortelles, toutes les fois qu’il se présente ailleurs des avantages considérables pour vous. Je suis au désespoir d’estre la cause que vous les refusez, et je mourrois de douleur si vous les acceptiez, car cela m’esloigneroit si fort de vous que je n’aurois presque aucune espérance de vous revoir, et vous savez bien que, sans vous, tout le monde ensemble ne m’est rien et que vous me tenez lieu de toute chose.

« Si vous m’aimez, ne m’abandonnez point, je vous en conjure, je vous le demande par toute la passion que j’ai pour vous ; elle mérite bien que vous fassiez quelque chose pour elle, puisque jamais il n’y en a eu de si tendre et de si sincère...

« Vous me faites trembler par tout ce que vous me mandez de vos chagrins, je m’y intéresse et je les ressens plus que si j’en estois accablée, car vous m’estes mille fois plus cher que moy-mesme.

« Je ne sais qui sont les amis dont vous vous plaignez ; et j’ai bien envie de les connoistre pour les haïr mortellement.

« Ma mère et mon père sont tout à fait raccommodés, et mieux ensemble que jamais...

« Je ne désespère point d’obtenir ce que je souhaite, et je ne quitterai jamais la partie, car quoi qu’on me refuse, je ne me rebuterai point, mais je trouve les conjonctures fort contraires à mon dessein : on ne parle que de guerre et de la misère où l’on est. Il me semble qu’il faut attendre un temps plus favorable.

« Mon père est plus tendre que jamais pour moi, et ma mère m’accable à force de bontés…

« Plus je lis vostre lettre, plus j’en suis touchée : vous me dites que vous serez obligé d’aller chercher quelque coin du monde où l’on vous donne le pain, afin de ne point mourir de faim. Me comptez-vous pour rien, et croyez-vous que je vous abandonne jamais, quelque chose qui arrive ? Si vous en estiez réduit à cette extrémité, soyez persuadé que rien dans le monde ne m’empêcheroit de vous suivre et que je voudrois périr avec vous. Mais, mon Dieu, ne nous abandonnons point à de si tristes réflexions : peut-être serons (nous) plus heureux que nous ne l’espérons. Aimons-nous toute nostre vie et consolons-nous ensemble de tous nos malheurs. Peut-estre finiront-ils car, comme je vous l’ai déjà dit, je me flatte d’obtenir ce que je souhaite, et d’abord que je verrai la chose en meilleur train, je presserai si fort que l’on sera bien dur si l’on me résiste...

« Mon Dieu, si vous m’abandonnez, je ne veux plus vivre. Que ferois-je dans le monde si vous ne m’aimez plus ? Je n’y suis que pour vous. J’ai bien des grâces à vous rendre des manières charmantes que vous avez pour moi ; je suis sensible comme je le dois et mon cœur fait son devoir là-dessus, mais je crains que si vous poussez la Platen à bout, qu’elle s’en venge. Ménagez-la un peu, mais point trop aussi ; je suis au désespoir de l’excès de ma délicatesse, je vois bien qu’elle me nuira, mais je vous aime si passionnément qu’il m’est impossible d’estre raisonnable. »


Il serait injuste aussi de passer sous silence le suprême sacrifice proposé par Konigsmarck à Sophie-Dorothée : effrayée de tous les dangers qu’elle court à cause de lui, il lui laisse entendre qu’il doit la quitter, et la princesse de s’écrier :


... » Je trouve un endroit dans vostre lettre qui ne me plaît point. Voicy vos propres mots : « Il n’y aura que le danger où je vous vois exposée qui me pourra faire songer à vous quitter, car puisque aucune espérance ne nous reste de vivre jamais ensemble, pourquoi vouloir nous hasarder pour si peu de chose, c’est-à-dire pour se voir vingt fois par an ? »

« Voilà une belle raison pour m’abandonner ! Moi qui me sacrifierois, et tout le monde ensemble, pour estre avec vous, soyez persuadé que tous les périls les plus terribles, et la mort mesme, si je la voyois devant mes yeux, ne me feront jamais venir la pensée de m’esloigner de vous, puisque sans vous il m’est impossible de vivre et que vous faites toute ma joye et ma félicité... »


« Dimanche, à 1 heure après midi (9/19 juillet).

« Pourrai-je trouver des paroles pour vous bien marquer l’effet que vostre lettre charmante a fait dans mon cœur ? Non, il est impossible, et tout ce que je peux vous dire là-dessus est infiniment au-dessous de tout ce que je sens. Je viens encore de la lire, elle fera mon occupation toute la nuit. Le moyen de dormir, quand on est rempli de la plus violente passion du monde ! Tout ce que vous me dites de la vostre me met hors de moi-mesme. Jamais je ne vous ai si ardemment aimé, je vous adore, et quoi que je puisse faire pour vous, ce ne sera jamais autant que vous le méritez. Si les comtes de Steinbock [3] et de la Gardie sont encore où vous estes, et qu’ils aient le dessein de venir icy, je vous conjure de venir avec eux. C’est un prétexte raisonnable, et je ne crois pas que l’on puisse y trouver à redire. J’espère que, quand vous serez icy, l’amour nous aidera et que nous trouverons quelque moyen de nous voir. Il sera bien plus aisé quand vous y serez sans façon qu’autrement. Je mourrai si je n’ai pas la joye de vous embrasser, et si vous saviez l’estat où vostre absence me réduit, vous en auriez pitié. Je ne saurois vous parler d’autre chose, ce soir, que de l’excès de ma passion... Vous me faites bien justice d’estre persuadé de ma tendresse. J’espère vous en donner un jour de si fortes marques que vous connoitrez que rien au monde n’est pareil à l’attachement et à la passion que j’ay pour vous. Je me fais une joie si charmante du plaisir de vous voir, que je suis dans des transports incroyables. Préparez-vous à tous les emportemens et à toutes les ardeurs du monde, le plus tendre et le plus violent. Si vous venez, faites que je le sache, afin que l’excès de ma joye ne me trahisse point. Qu’elle sera extrême ! Si l’on en peut mourir, j’en mourrai. Oui, mon aimable enfant, ma passion est au point de ne pouvoir plus vivre sans vous, et je tremble qu’elle ne me fasse faire quelque extravagance dangereuse pour vous et pour moy.

« Que je vous aime d’estre aussi sensible que vous me le dites à la seule pensée que je puisse changer, et que cela me marque bien vostre tendresse ! Mais pouvez-vous l’avoir, cette pensée, elle blesse ma délicatesse, et je veux que vous croyez fortement que je suis incapable d’estre un moment sans ma passion. Elle fait tout le bonheur de ma vie, elle m’est chère et je veux qu’elle meure avec moi... que mon cœur est plein de vous, et que je vous adore...

«... Je me sens un redoublement de tendresse pour vous qui me met hors de moi-même. Je ne suis point contente de tout ce que je vous dis de ma passion. Je la sens infiniment davantage que je ne peux vous le dire : elle va à l’adoration et à donner ma vie mille fois pour vous. C’est bien le moins que je puisse faire pour toutes vos bontés. Il ne se passe point de jour que vous ne m’en donniez mille marques et où je n’aye de nouvelles grâces à vous rendre. Comment m’acquitter de tout ce que je vous dois en toute ma vie ? Quoi que j’en puisse faire, je n’en ferai jamais assez ; mais enfin mon cœur et mon âme sont à vous depuis que je vous connois et ils y seront éternellement. Disposez-en, vous en estes absolument le maistre, et vous les trouverez toujours soumis à vos volontés. Il est vrai que rien ne fait tant de plaisir et ne soulage tant que les lettres de ce qu’on ayme, surtout quand elles sont bien longues ; je connois toute la joye qu’elles donnent, et c’est pourquoi je suis si sensible quand les vostres ne le sont pas. Je vous en ai marqué mon dépit par ma lettre de samedi, mais il a parlé tout seul, et mon cœur n’y a aucune part. Il est pour vous comme vous m’assurez que le vostre est pour moy. Il vous défend toujours et il est bien plus dans vos intérêts que dans les miens...

« N’accusez pas ma passion d’estre journalière : dans tous les momens de ma vie, vous en devez estre content, et exceplt de petits dépits qui ne viennent que d’excès de délicatesse, vous n’avez pas besoin de toutes les excuses que vous me faites d’avoir manqué un jour de la semaine à m’escrire. Il y a longtemps que vous estes pardonné, et quand j’ay voulu vous accuser de négligence, mon cœur vous a si bien défendu que je vous ai bientost cru innocent.

« Je n’y veux plus songer... je ne veux m’occuper que de tout ce que vous me dites de vostre tendresse : elle me chatouille, elle m’enchante, elle me fait un plaisir que je ne peux bien vous exprimer. Continuez dans ces sentimens charmans, ils font tout le bonheur de ma vie. Que je vous ayme d’estre aussi sensible que vous le dites : à la seule pensée que je peux changer, quoi, tout vostre sang se remue et vous estes si agite que vous ne pouvez poursuivre ! Cet endroit me charme, il me paroist si tendre et si naturel que ma passion en redouble. Je l’ay relu vingt fois et je ne peux m’en lasser.

« Je ne crois pas que dans le monde il y ait rien de si charmant que vous : vous prévenez les désirs, vous allez au-devant de tout ce que l’on peut souhaiter, que faut-il faire pour vous tesmoigner combien j’y suis sensible ? Rien ne me paroistra difficile quand il s’agira de vous faire voir jusqu’où va ma passion ; mais, cependant, quoique j’aye une joye sensible de ce que vous venez de faire pour moy, je suis touchée jusqu’au cœur d’estre cause que vous refusez une infinité d’avantages considérables. Je ne m’en consolerai point que je ne puisse réparer tout ce que vous perdez pour moi. Quel sera mon bonheur si j’y parviens jamais !...

« Je trouve en vous de quoi contenter tous mes désirs, mon ambition est bornée à vous plaire et à me conserver vostre cœur. Il me tient lieu de tous les empires, et tout l’Univers ne me consoleroit pas de sa perte. »


A ce moment, c’est Sophie-Dorothée, elle-même, qui, dénombrant les incessantes preuves d’amour qu’elle a reçues de Konigsmarck, sauve la mémoire de son amant.


« Mercredi (12/22 juillet).

«... Mon père a parlé l’autre jour à table de vous avec amitié ; il a dit que, depuis que vous estiez au monde, vous aviez esté parfaitement joli ; je l’en ayme davantage de vous rendre cette justice, mais il est impossible de ne pas le faire, et il ne faut que des yeux pour voir que vous estes l’homme du monde le plus aymable. Si vous saviez combien je suis glorieuse d’avoir un amant comme vous, j’estime plus ma conquête que celle de tout l’Univers ; qu’elle m’est chère ! Je ne songe qu’à me la conserver, et je prendrai tant de soins pour cela, que je me flatte qu’elle ne m’échappera point. Grand Dieu, si vous m’échappiez, que devenir ! Je ne voudrois pas survivre un moment à ma perte, et que pourrois-je trouver dans le monde qui pût la réparer ? Je compte tout pour rien : vous m’estes toute chose, je vous aime, je vous adore. Cependant je ne vous vois point.

« Si l’on pouvoit mourir d’ennuy et de mélancolie, je serois morte. Depuis que je vous ai quitté je ne dors plus ; je passe les nuits entières à songer aux moyens de vous voir ; je n’en trouve point comme je les voudrois, cela me désespère...

« C’est un crime à ne pouvoir jamais effacer que celui de m’esloigner de vous, et je serois moins sensible si l’on en vouloit à ma vie ; vous m’estes plus cher mille fois, et sans vous je la compte pour rien ; elle ne fait que m’ennuyer en vostre absence... »


Konigsmarck ne renonce pas à l’espoir d’un nouveau rendez-vous avec la princesse. Il faut remarquer combien le fougueux Suédois apporte de prudence dans les entreprises qui pourraient la perdre irrémédiablement.


(14/24 juillet).

«... Je me fais une idée si charmante du plaisir de vous voir et je ne peux pas voir dans toutes vos lettres de quelle manière vous voulez que cela se fasse, car le comte Steinbock est parti. L’on parle de ma marche, il faut donc que cela soit incognito, mais avant que je puisse venir déguisé, il faut des instructions. La chose n’est pas aisée, et à moins d’estre bien informé, je pourrois faire un pas de clerc qui nous rouineroit (sic) entièrement...

« Vos deux lettres paraissent également tendres, cependant je trouve plus de sincérité dans l’une que dans l’autre ; dans l’une vostre cœur parle, dans l’autre ce n’est que vostre main qui écrit. »


A quoi la princesse, piquée, répond sur l’heure :


« Dimanche.

«... Je crois vous avoir donné assez de marques de ma sincérité pour pouvoir estre persuadé que je ne vous en manquerai jamais. Ayez-en autant pour moi que j’en ai eu et que j’en aurai toute ma vie pour vous, et je serai fort satisfaite.

« Je n’ose vous parler de ma tendresse, car vous croiriez peut-estre encore que ce n’est point mon cœur qui parle et que ce n’est que ma main qui escrit, et il est vrai que vous avez sujet de vous plaindre de ce pauvre cœur ; peut-estre que le trop de passion qu’il a pour vous et l’excès de la délicatesse vous ont incommodé quelquefois, mais enfin tout ce qui se fait par excès d’amour doit estre pardonné...

« Pour venir déguisé, je m’y oppose ; (l’entreprise) me paroist trop dangereuse, et c’est tout comme vous le dites, pour ruiner nos affaires pour jamais. Croyez-vous que si j’eusse pu imaginer quelque moyen pour vous voir, que j’eusse attendu à vous le dire que vous me le demandassiez ? Il y a longtemps que j’en aurois profité et je ne me verrois dans le chagrin où je suis. Ne songez point que vous puissiez venir sans estre connu ; ce seroit une espèce de miracle, et il ne s’en fait plus dans le temps où nous sommes... »


Sophie-Dorothée proclame Konigsmarck le modèle des amans et, presque aussitôt, tombant à son tour dans le travers dont elle l’adjure si souvent de se corriger, elle récrimine amèrement sur les plaisirs qu’il prend en son absence.

Les plaintes de la princesse cèdent devant des préoccupations autrement graves : la lecture de son contrat de mariage ne lui laisse aucun espoir de disposer de la moindre partie de ses biens :


« Mercredi (19/29 juillet).

«... Vous vous trouvez beaucoup de flegme pour tout ce que je fais, et je vous assure que je n’en ai pas moins pour tout ce qui vous regarde. Je suis bien heureuse d’estre dans ces sentimens, car sans cela j’aurois esté fort touchée de la feste que vous avez donnée hier au soir à la Platen et à toutes les dames. Stubenfol en a fait le récit à table dont tout le monde a été charmé. L’on a trouvé que rien n’estoit mieux imaginé et que tout y marquoit la politesse et la galanterie. Je ne suis point surprise que vous vous soyez surpassé, les objets en valent bien la peine, et quand on est animé par tant de charmes, on réussit toujours parfaitement. Je vous avoue que je n’ai aucune peine à suivre vostre conseil et que je me sens tout disposée à demeurer icy autant qu’il vous plaira. J’ai beaucoup de grâces à vous rendre de toutes les nouvelles dont vous me faites part. Je fais aussi mille vœux pour la continuation de vos plaisirs et je vous assure que je serois au désespoir de les troubler par ma présence. Je ne sais comment vous voulez que j’accorde l’empressement que vous avez pour savoir ce que je fais, avec l’indifférence que vous me témoignez par toutes vos manières. Ce sont de continuelles parties de plaisir... dont toutes les circonstances sont si désobligeantes que l’on ne peut rien imaginer de pis ; mais j’aurois tort de me plaindre et de trouver à dire vostre conduite ; elle est charmante pour moy et marque une tendresse et une fidélité surprenantes. C’est sur la mienne que vous pouvez, avec raison critiquer : je vas, dites-vous, tous les jours à la Comédie, et l’on me parle à l’oreille, et l’on me cajole tant qu’elle dure, c’est pour remplir vostre papier que vous me faites ces contes, car il n’y a pas un mot de vérité...

« Cependant vous voulez bien que je vous informe de mes affaires : j’ai leu hier mon contrat de mariage qui ne peut estre plus désavantageux pour moi qu’il l’est.

« Le Prince est maître absolu de toutes choses et il n’y a rien dont je puisse disposer. La pension mesme qu’il doit me , donner est si mal expliquée que l’on peut aisément me la chicaner. J’ai esté fort surprise de tout cela, car je ne m’y attendois point du tout. J’en ai esté si touchée que j’en ai eu les larmes aux yeux.

« Ma mère en a esté attendrie et m’a parlé comme je le souhaite. On ne peut rien imaginer de tendre et obligeant qu’elle ne m’ait dit, jusqu’à m’offrir de vendre ses pierreries et de m’en faire un fonds où je voudrois. Mais enfin nous avons conclu qu’il falloit parler à mon père pour qu’il y mette ordre. Ma mère l’a fait ce matin, la réponse a esté bonne et j’espère que j’obtiendrai ce que je souhaite... Ma mère agit avec moi le plus honnestement du monde, et je suis fâchée que vous la traitiez de folle, car je ne l’ay jamais tant aimée que hier et aujourd’hui. Peut-estre que tout cela vous sera fort indifférent, car je ne sais si je peux me flatter d’un reste de tendresse, et de la manière dont vostre lettre est tournée, j’ai beaucoup sujet d’en douter.

« J’avois résolu de ne vous point dire que je crois aller la semaine prochaine à Hanovre, mais il me semble que je dois vous en avertir afin que, si vous ne me voulez point, je trouve quelque prétexte pour demeurer. J’y aurois esté celle-ci, si vous ne m’aviez mandé d’attendre, de peur de venir mal à propos et de troubler quelque feste. J’attendray que vous me le fassiez savoir...

« J’ai esté toute preste à vous parler de ma tendresse, la crainte de vous importuner m’a retenue, car vous me mandez que je vous en parle tant. Je ne vous en romprai pas la teste aujourd’hui assurément, car je crains plus que la mort de fatiguer les personnes que j’ayme. Je m’estois flattée que vous me diriez le sujet du chagrin dont vostre lettre est toute remplie, et mesme vous ne deviez pas y manquer ; il faut qu’il ait esté bien violent pour que vostre valet de chambre vous a trouvé si changé et vous a donné de la reine de Hongrie. Ce qu’il y a de bon, c’est que les choses violentes ne durent pas ; il me semble que vostre tendresse est de mesme. Vous avez des momens de passion si extraordinaires que, si cela continuoit, rien ne seroit si aimable que vous, mais par malheur, ils finissent promptement et font place à des manières si piquantes et si désobligeantes que l’on a peine à croire que ce soit un mesme cœur qui produise tous ces différens sentimens. Je vous prie de ne point oublier de me faire savoir si je ne vous incommoderai point de venir à Hanovre la semaine prochaine.

« Adieu, il me semble que l’on escrit avec fort peu de plaisir quand ce n’est que pour se plaindre. à faut finir ; malgré toutes mes réflexions, il pourroit m’échapper que je vous aime, et je mourrois plutôt que de vous le dire aujourd’huy. »


La colère de la princesse apparaît peu menaçante, puisqu’elle songe à préparer un rapprochement.

Comment a-t-elle pu prendre tant d’émotion du récit que Stubenfol lui a fait d’un souper offert à la comtesse par Konigsmarck ? Voici, d’ailleurs, la défense de ce dernier :


« Samedi (24 juillet/3 août.)

«... J’ai bien de l’obligation à M. Stubenfol du beau rapport qu’il a fait de ce souper, jusqu’ici sa menterie (ne) m’a pas incommodé, mais à présent, je vois ce que bien des gens m’ont dit de lui : vous connoissez cet homme, et vous ne savez que trop que d’un pet il en fait un coup de tonnerre. Ce n’est pas étonnant qu’il a trouvé mon souper beau, il a mangé six perdreaux seul et bu une bouteille entière de vin de Serisse [4]. C’est le plus beau, le plus magnifique, et le plus galent festin du monde pour lui. Donnez-lui la même chose dans une écurie de cochons, il en fera le plus beau jardin de fleurs d’Italie.

« Je m’en vais dormir, aussi bien est-il déjà deux heures après minouit (sic) ; si je continue, je vous dirai des duretés que je serai fâché de dire à une dame. »


Pour prouver à la princesse que, nuit et jour, elle occupait sa pensée, il lui raconte un rêve, vision prophétique du drame qui bientôt terminera leurs amours :


« Hanno(vre), le 21e (juillet).

«... J’espère pas qu’il m’arrivera ce que j’ai songé la nuit passée, car j’ai eu la tête coupée parce que l’on m’avoit surpris avec vous... et j’ai souffert plus qu’une âme qui est au purgatoire, ma plus grande peine étoit ce que vous étiez devenue. Mes juges étoient le Prince et le Bonhomme ; je ne voudrois pas passer une pareille nuit pour toute chose au monde ; en m’éveillant, j’étois tout en eau, et mon valet de chambre me dit que j’ai crié tout haut d’une voix pleurante : « Où est-elle, où est-elle ? » Je n’ai pas craint la mort, mais ma plus grande peine a été celle de ne plus pouvoir rien savoir de vous, ni de ce que vous étiez devenue ; l’on voit, dans ces sortes de rencontres, combien l’on aime les gens... »


La princesse réplique aussitôt :


« Votre songe me fait trembler. Rien n’est si obligeant de n’avoir songé qu’à moi dans le péril où vous estiez. Soyez persuadé que je n’en ferois pas moins toute éveillée et que je ne serois occupée que de vous. Dieu nous préserve de pareilles extrémités ! »


Dorothée revient à Hanovre dans le même temps que Konigsmarck reçoit l’ordre de rejoindre son régiment. Il doit partir la nuit même, et la princesse se désespère :


« Lundi (30 juillet/9 août).

«... Je suis accablée de tant de douleurs ; vous partez, je ne vous verrai de longtemps ; je me trouve dans un estat si cruel que je me souhaiste la mort dans ce moment. Je n’ai point dormy, j’ai un battement de cœur effroyable, et je suis si touchée de ne vous avoir point veu, que j’en suis hors de moi.

« Que la vie m’est insupportable sans vous, et que vous estes cruel d’en douter !

«... Quoi, vous êtes parti sans que j’aye pu vous assurer moi-même que je vous adore et que je ne veux vivre que pour vous ; et vous estes parti avec des imaginations qui me désespèrent...

« Je vous escrirai au retour de Herrenhausen. Je meurs pour toi, mon cher enfant. »


De tristes pensées commencent d’assaillir Sophie-Dorothée qui, en l’absence de son amant, craint tout, d’abord le refroidissement de Konigsmarck, car il faut bien reconnaître qu’elle l’égale en jalousie. Puis, elle se sent environnée d’espions. Malgré les protestations de la Platen, elle la redoute ; l’avenir lui apparaît sombre :


« Mercredi 2.

«... Je ne me suis jamais trouvée si dévote qu’aujourd’hui. Je suis dégoustée du monde, toutes mes réflexions me tuent. Plus j’examine les manières que vous avez pour moi depuis un certain temps, plus je les trouve différentes de celles que vous avez eues autrefois. Est-il possible que je sois la seule du monde capable d’un attachement éternel ? Pourquoi n’estes-vous pas de mesme ? Mais je ne peux plus m’en flatter. J’ai eu un temps heureux où il ne m’entroit pas dans la teste que vostre tendresse peust finir. Ce temps charmant est passé, et je ne crains que trop que vous me ferez connoistre au premier jour qu’il n’est point d’éternelles amours. Souvenez-vous de tout ce que vous m’avez dit là-dessus, il y a quelques jours. Toutes mes pensées m’accablent, je voudrois pouvoir sortir du monde et n’y revenir jamais, et dans le chagrin où je suis, la mort me paroist agréable. Je n’ai plus la force de vous escrire, je n’en puis plus... j’ai le cœur plein d’une douleur mortelle. »


Son abattement devint tel que la Confidente crut devoir en informer Konigsmarck :


« Je vous prie, tâché de rassurer la Princesse, elle est extrêmeman en peure de votre fidellité et elle crain de vous perdre par une inconstance. Toute la journé elle ne fait autre chose que tanto elle pleure, tanto elle se plaint, et puis elle soupire. »

Six jours passent encore, et Sophie-Dorothée n’a toujours rien reçu de Konigsmarck. Ce silence, qu’expliquent aisément les difficultés suscitées par l’état de guerre, elle s’obstine à l’attribuer à l’infidélité de son amant. La dernière lettre qui reste de la correspondance de la princesse n’est qu’une touchante lamentation :


« Je suis dans une incertitude mille fois pire que la mort. Rien n’est égal aux tourmens que cette cruelle incertitude me fait souffrir : je me vois mille raisons de douter de la tendresse de la seule personne que je voulois qui en eusse pour moi, et ce qui me désespère, c’est que, quelque sujet que j’aie de me plaindre de vous, je ne peux m’empescher de vous aimer d’une manière si tendre et si véritable, que je sens bien qu’il me sera impossible de cesser jamais de vous aimer.

« Quel malheur, bon Dieu, et quelle honte de vous aimer sans estre aimée ! Cependant c’est mon destin : je suis née pour vous aimer et je vous aimerai tant que je serai au monde. S’il est vrai que vous soyez changé pour moi, comme j’ai mille raisons de le craindre, je ne veux point d’autre punition pour vous que de ne trouver jamais, en quelque lieu que vous puissiez estre, de passion ny fidélité égale à la mienne. Je veux que, malgré les plaisirs que vous trouverez à faire des conquestes nouvelles, vous ne puissiez vous empêcher de regretter les sentimens et les manières que j’ai pour vous, vous ne les trouverez en aucun lieu du monde si tendres et si sincères.

« Je vous aime plus que l’on n’a jamais fait et avec des délicatesses que personne ne peut avoir comme moi. Mais je vous dis trop souvent les mesmes choses et vous en devez estre bien fatigué. Ne le trouvez point mauvais, je vous en conjure, et ne m’enlevez point la seule consolation qui me reste de me plaindre à vous mesme de vostre dureté. J’en suis si touchée qu’il ne m’en reste plus de sensibilité pour rien. Je devrois pourtant estre bien inquiète de ce que, malgré tout ce que l’on a fait pour découvrir où est la lettre que vous m’avez escrite à Celle, on ne reçoit pas seulement un mot de réponse. Tout semble d’accord pour m’accabler : vous ne m’aimez peut-estre plus et je me vois à la veille d’estre absolument perdue. C’est trop de douleur à la fois et il faut bien que j’y succombe. Il faut finir... Adieu, je vous pardonne tout ce que vous me faites souffrir. »


Il est facile, grâce aux lettres de Konigsmarck, de reconstituer la trame des événemens survenus depuis son départ de Hanovre jusqu’au jour où la mort finira le roman.

Dans les premières, il se justifie du silence dont se plaint amèrement et injustement Sophie-Dorothée :


« (21 août).

« Depuis avant-hier au soir 42 heures, j’ai été perpétuellement à cheval et j’ai fait plus de douze lieues sans mettre pied à terre. Il ne s’est rien passé encore, nous parlons avec MM. les Danois, car il n’y a que la rivière entre deux.

« O tanto de la guerra, parlons d’amour... »


« 27 août.

« ... Quand je vas la nuit et les jours pour patrouiller, je peux faire autant de réflexions que je veux ; je vous vois toujours devant moi, je vous considère depuis la tête jusques aux pieds, je trouve tout en perfection. Si l’on peut aimer après être hors du monde, soyez persuadée que toutes les beautés de l’autre monde ne m’ébranleront pas. »


La guerre avec les Danois tourne court ; les troupes rentrent à Hanovre où, pour Konigsmarck, la vie devient impossible.

Epié par la Platen, traqué par ses créanciers, conjuré par Sophie-Dorothée de fuir avec elle, il se rend à Dresde, pour réclamer au nouvel électeur de Saxe, Auguste le Fort, des sommes jadis prêtées. La Cour saxonne est brillante, mais les coffres sont vides. Auguste traite princièrement le Suédois et ne lui donne pas d’argent.

Le poste de major général de l’armée lui est offert en compensation ; il l’accepte. C’est la dernière ressource, le dernier espoir d’assurer la vie des deux amans dont la fuite est maintenant décidée.

Des lettres de Konigsmarck pendant cette période, nous n’en retiendrons que deux, car, mieux que toute autre considération, elles placent les héros du triste roman dans leur vraie lumière ; elles les situent en quelque sorte, elles les expliquent :


«...Si j’étois bien sûr que vous vouliez fuir quand les Danois passe (ront) l’Elbe, et cela avec moi, je crois que je les laisserois passer... mais, mon ange, quand on viendroit au fait et au prendre, je crois que vous ne seriez pas si prompte à l’accepter que vous le proposez asteur, car il faut avoir à vivre, voilà le grand obstacle. »


La fin de cette lettre n’est qu’un long réquisitoire contre les femmes, « dont la meilleure n’est pas bonne à noyer ; » toute » fois, il y met cette charmante conclusion :


«...Toutes prétendent d’être sincères, passionnées, constantes, et elles ne sont rien moins que cela ; il n’y a ni foi ni loi parmi le sexe... Je peux vous jurer, sans vous flatter, que vous vous distinguez parmi tout, et c’est pourquoi l’on se peut fier à vous.

« Vous êtes dans un endroit où l’on ne fait que des sottises ; on (ne) se contente pas de les faire, mais l’on en parle tout haut, et il semble que les dames s’en font une gloire. Vous êtes jeune, coquette, cajolée de tout le monde, des exemples devant vos yeux, je m’étonne que vous ne les avez plus imités que vous n’avez fait. Ayez en obligation à votre bon naturel... toute autre que vous se seroit perdue sans faute. »


Après une grave indisposition de Sophie-Dorothée qui craint que ses charmes n’en soient altérés, Konigsmarck la rassure ainsi :


« Altenbourg, le 19 sept.

«...Je me soucie guère si vous êtes pâle, maigre et défaite. Je serois bien malheureux si ma passion étoit seule fixée sur votre beauté ; dans vingt-quatre heures elle peut changer en laideur, où en serois-je alors ?

« Ma passion est fondée sur des merveilles plus solides en quoi je ne verrai jamais de changement. Eussiez-vous quatre-vingts ans, les beautés de mérite durent à l’éternité.

« Je puis encore vous jurer que je ne me souviens pas que mes amours m’ont tenu un quart d’heure dans des inquiétudes, au lieu qu’à présent il ne se passe guère de nuits que je n’en veille la moitié... D’abord que je vous ai connue, je me donnai tout à vous ; ma raison avoit beau me dire qu’il faudroit partir un jour, je ne l’écoutai point, et mon cœur me disoit qu’il n’y consentiroit point.

« Le papillon qui brûle à la chandelle sera mon sort, je ne puis éviter mon destin. »


III

Dans le triste château de Leine, où elle s’est confinée depuis sa rentrée à Hanovre, Sophie-Dorothée attend Konigsmarck. Elle ne s’inquiète même plus de conserver à sa vie conjugale une apparence capable d’éloigner les soupçons. Son unique préoccupation est d’échafauder des plans de fuite où, toujours, manque l’élément essentiel : l’argent.

Cette attitude exaspère le Prince Electoral dont l’indifférence se change en colère, en violences, au point que Sophie-Dorothée, injuriée, frappée, va chercher refuge et protection près de ses parens.

Mais les temps n’étaient plus où, fille idolâtrée, elle régnait en petite souveraine au château de Zell.

Son père, aujourd’hui, l’y accueille avec des reproches, des menaces. Inquiété à cette heure par les Danois, il ne se soucie pas de se brouiller avec Hanovre et enjoint à la fugitive d’y rentrer. Les supplications d’Eléonore d’Olbreuse sont vaines ; elle a perdu les charmes qui, jadis, lui assuraient la victoire dans ses démêlés avec son mari : la mère et la fille sont confondues dans une même malédiction. Sophie-Dorothée doit obéir. Mais, décidée désormais à ne plus rester à Hanovre, elle brûle ses vaisseaux en contrevenant gravement, envers l’Electeur et sa femme, aux lois de l’étiquette.

C’est à ce moment, qu’insouciant des dangers qui le menacent, Konigsmarck rejoint la princesse, afin d’arrêter les détails de la fuite qui s’impose prochaine. Leur anxiété est grande. Quelle Cour accueillera ces illégitimes amours ? L’Angleterre ? Il n’y faut pas songer dans les circonstances présentes. La France ? La religion leur en aurait rendu l’accès difficile.

Le seul refuge qui s’offre à eux est la Cour du duc Antoine-Ulrich de Wolfenbuttel, le sûr ami de tous les temps. Par malheur, il était, pour l’instant, l’ennemi du Hanovre, ce qui aggravera singulièrement le cas de Sophie-Dorothée, quand, plus tard, dans le procès de son divorce, ce projet la fera convaincre de trahison.

Epiés de très près, les amans ne peuvent se voir, mais les lettres s’échangent sans relâche ; enfin, tout est prêt pour la fuite, fixée à la nuit du 1er juillet.

Le matin même de ce jour, Konigsmarck reçoit un billet pressant de la princesse lui donnant rendez-vous le soir au château. Quel événement, quel péril motivent cet appel si dangereux ? Surpris, mais sans hésitation, » le Chevalier » s’y rend.

Cette entrevue, la dernière, ce n’était pas l’amour, mais la haine qui l’avait préparée !

Quand, tard dans la nuit, Konigsmarck, quittant la princesse, traversa l’antichambre en fredonnant, — sans doute l’air des Folies d’Espagne, — quatre trabans postés par la favorite lui barrèrent le chemin. Une lutte courte et désespérée, un dernier outrage de la Platen à sa victime, un dernier cri de l’amant : « La princesse est innocente, sauvez la princesse ! » Telle fut la fin de Konigsmarck.

Le drame est tenu secret, le cadavre mystérieusement enseveli ; aucun indice du crime. On croit, d’abord, à une disparition momentanée. Sophie-Dorothée, affolée d’inquiétude, exhale inlassablement sa plainte : « Konigsmarck, où est Konigsmarck ? »

Dans toutes les Cours de l’Europe où le secret du roman de Hanovre avait transpiré, on répète cette question.

A la Palatine, toujours si bien renseignée sur les intrigues allemandes, Louis XIV demande quotidiennement : « A-t-on retrouvé Konigsmarck ? » C’est à ce moment le sensationnel fait-divers européen. Par une nouvelle cruauté du sort, ce fut de la bouche du comte Platen que Sophie-Dorothée connut la vérité.

La Cour de Zell s’accorda avec celle de Hanovre pour éviter le scandale, faire la nuit sur la victime, préparer l’expiation de la jeune femme. Le cri suprême de Konigsmarck ne détourna d’elle aucune haine, aucune vengeance.

Reniée par tous, même par son père, séparée de ses enfans, Sophie-Dorothée, le divorce prononcé, fut reléguée dans le triste château d’Ahlden où, pendant trente-deux ans, elle attendit la mort en pleurant son roman si rapidement vécu.

Loin d’elle, ses enfans grandirent et se marièrent. George-Guillaume devint électeur de Hanovre et roi d’Angleterre. Elle était enterrée vive, sorte de moniale dans un château désolé. Mais cette moniale qui, amère dérision, était fort riche, — elle avait hérité la fortune de son père, — se parait encore, soignait sa beauté.

Souvent même, dans ses cheveux châtains étincelaient des diamans. Toujours elle semblait s’apprêter pour quelque surnaturelle visite : derrière les murs de sa prison, n’entendrait-elle pas monter dans la nuit l’ancien signal, l’air des Folies d’Espagne ?

Puis, inlassable, elle écrivait : quoi, et à qui ? Combien de lettres, de plaintes, de cris de tendresse, plus beaux peut-être que ceux de jadis, allèrent vers un fantôme ?

Peut-être aussi lui rappelait-elle son serment : « Si l’on peut aimer après être hors du monde, soyez persuadée que toutes les beautés de l’autre monde ne m’ébranleront pas. »

Tout semble avoir été détruit, le nom de Sophie-Dorothée a été effacé à la Cour de Hanovre, rayé de tous les actes officiels, retranché même des prières liturgiques.

Un silence de deux siècles a passé sur ces tragiques amours, les dépouillant de ce qui en pouvait amoindrir la beauté. Dans son mystérieux travail, le temps n’a apporté jusqu’à nous que le seul parfum de deux passions payées de tant de larmes et de sang qu’elles en sont, en quelque sorte, purifiées.

« C’est ma destinée d’estre à vous, — écrit Sophie-Dorothée à Konigsmarck, — et je suis née pour vous aimer. » Lui répond : « Le papillon qui brûle à la chandelle sera mon sort, je ne puis éviter mon destin. »

Dans ces seuls mots tient toute leur histoire. Mais pourquoi la pitié est-elle allée sur l’un et toutes les sévérités sur l’autre ? Pourquoi séparer, comme de parti pris, leur souvenir ?

La tendre mémoire de Sophie-Dorothée protège celle de l’amant dont elle se proclamait « glorieuse. »


G-DU BOSCQ DE BEAUMONT — M. BERNOS.

  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. Réminiscence de ce vers de La Fontaine dans la fable des Deux Pigeons :
    Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste.
  3. Chargé d’affaires de l’Empereur.
  4. Xérès.