Correspondance de Nicolas Poussin/Introduction

Texte établi par Charles Jouanny, Jean Schemit (p. i-xvi).

INTRODUCTION




I.


Le texte de cette édition est celui des manuscrits autographes, alors que l’édition de Quatremère de Quincy (1824) eut pour base une copie, conservée depuis à la bibliothèque de l’Institut. Cette copie ne donnait pas quelques phrases et post-scriptum oubliés ; elle présentait quelques autres erreurs, notamment des noms propres mal lus[1], mais elle eût constitué une publication encore satisfaisante si l’éditeur ne lui avait imposé des modifications innombrables. Celles qui sont relatives à la lecture plus facile du texte (coupure des phrases trop longues, conjonctions peu utiles supprimées, accords grammaticaux rétablis, concordance des temps des verbes, etc.) sont excusables et peu nuisibles au vrai texte. Mais Quatremère de Quincy s’est permis des altérations qui ont jeté sur son édition un discrédit mérité :

1o Les termes sont rajeunis, mis à la mode, ennoblis : Poussin parle du front d’un livre, Quatremère écrit frontispice ; le dévotioné serviteur n’est plus que dévoué ; la forme stravagante (20 février 1641) est corrigée en extraordinaire ; quand Poussin souhaite à Chantelou que Dieu veuille bien lui élargir tous les biens désirables, Quatremère remplace ce verbe par combler de. Il est inutile de dire que les vivacités de termes (comme celles de la fin de la lettre du 4 février 1647) ont été supprimées.

2o Le résultat le plus clair de ces altérations est l’affaiblissement : au 6 août 1639, les mille choses poignantes qui passent par l’entendement de Poussin avant qu’il se décide à quitter Rome ne sont plus que peinantes ; ceux qui ont goûté cette chère Rome (18 novembre 1646) deviennent ceux qui l’ont habitée.

3o Vouloir à tout prix réduire les obscurités d’un texte, c’est aboutir souvent à des contresens : ainsi, le 20 mars 1642, Quatremère ne comprend pas quel peut être ce « M. de Chantelou » (il s’agit de Jean Fréart, l’aîné des trois frères) et il le remplace par le nom du second, M. de Chambray. Le 28 mai 1645, Poussin conseille à Chantelou de se servir « de Monsieur Gierico le fils duquel demeure en cette ville » ; Quatremère place une malencontreuse virgule après le mot fils et remplace duquel par lequel, conseillant de se servir du fils, alors que c’est du père que Poussin veut parler[2]. Le 5 novembre 1643, Poussin dit de bonnes nouvelles qu’elles nous sont données comme pour arres, comme des arrhes ou des gages de nouvelles plus amples et confirmatives. Quatremère, par une accentuation fautive, comprend arrés, arrest et écrit : comme pour nous tenir en arrêt.

4o Les fautes de la nature des précédentes, trop fréquentes, admettraient encore quelque excuse, et quel est l’éditeur de texte qui, lui-même sans aucun péché, oserait leur jeter la première pierre ? Mais rien n’est plus inexcusable, croyons-nous, que les modifications inspirées par une simple habitude de « refaire » ce que l’auteur a écrit. Ces remaniements sont innombrables. Le texte remis à l’imprimeur de 1824, conservé avec la copie de l’Institut, n’est qu’un raturage perpétuel. Ainsi, le 20 mars 1642, l’honneur devient l’amitié ; le 6 août 1639, souvent donne sûrement ; le 20 novembre 1644, son tour est écrit son atour ; le 26 mai 1642, les entendus s’appellent les connaisseurs ; le 11 juin 1641, une promesse de ne vous pas faire tort devient celle de seconder vos efforts, etc.

Nous aurions mauvaise grâce à insister sur des erreurs dont Ph. de Chennevières n’a pu s’empêcher d’écrire, malgré toute sa courtoisie :

Il n’est pas un tour mi-italien, mi-français, il n’est pas une phrase un peu brève et fière qui n’aient été soumis à la plus énervante castration ; rien d’insolite et de charmant qui n’ait été défloré, qui ait échappé au ciseau, qui n’ait passé par la grammaire. En somme, c’est un livre à refaire et des plus urgents. (Peintres provinciaux, 1854, t. III, p. 123.)

II.

Dans sa monographie de Poussin, M. Paul Desjardins a démontré lui aussi, p. 7, l’insuffisance de l’édition de Quatremère de Quincy. Ces indications nous inspirèrent le désir du présent travail, que nous commençâmes à la fin de 1907, quand M. Paul Desjardins, consulté sur l’utilité que présenterait une nouvelle publication, nous eut répondu d’une façon très encourageante. Nous poursuivions parallèlement la préparation du travail et la recherche des moyens de publication, lorsqu’en janvier 1910 nous fûmes mis en relation avec M. Henry Lemonnier, dont le bienveillant appui nous procura l’honneur de placer notre édition sous les auspices de la Société de l’Histoire de l’Art français, dont il était alors président. Celle-ci possédait le dossier réuni par le regretté Ph. de Chennevières en vue d’une édition des lettres de Poussin, autour de laquelle, comme il le dit lui-même, il a « piétiné toute sa vie ». Ce dossier, classé antérieurement par M. Lechevallier-Chevignard, nous fut remis en septembre 1910. Notre texte était dressé et les notes rédigées, mais les copies prises par M. de Chennevières nous apportèrent une vérification indispensable et en particulier une copie plus exacte de treize lettres en italien publiées avec quelques arrangements dans le recueil de Bottari.

III.

Les originaux actuellement connus de lettres de Poussin, — minime portion de ce qu’a dû écrire un correspondant aussi régulier dans ses relations, — forment deux groupes :

1o Cent trente-six lettres et six comptes de Poussin à M. de Chantelou, écrits de 1639 à 1665, sont réunis en un superbe manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de Paris (ms. fr. 12347).

2o Dix-huit lettres de Poussin, adressées pour la plupart à Cassiano del Pozzo, sont disséminées dans diverses collections particulières ou dans quelques dépôts publics.

Occupons-nous d’abord du premier groupe, celui qui est la base de l’étude de Poussin, c’est-à-dire des lettres à M. de Chantelou.

Lettres à M. de Chantelou (ms. 12347).

Elles étaient, par héritage, entre les mains de M. Favry de Chanteloup, petit-neveu du destinataire, quand, en 1754 ou 1755, une copie en fut exécutée sous la direction d’un ami intime, M. Duchesne, prévôt des bâtiments du roi. Les originaux passèrent probablement à M. de Selle, héritier et neveu de M. Favry de Chanteloup, et, vers 1796, on les perdit de vue et on les réputa perdus[3].

Cette croyance donnait une valeur de quasi-original à la copie de 1755. Aussi, dès que l’architecte Dufourny l’eut acquise, projeta-t-il de la publier. La mort l’en empêcha, mais l’Académie des beaux-arts acquit de ses héritiers cette copie de 1755 et chargea son secrétaire perpétuel, Quatremère de Quincy, de la donner au public. Ce fut l’édition de 1824, chez Didot. La copie de 1755 est restée depuis à la bibliothèque de l’Institut, avec quelques notes que Dufourny avaient réunies en vue de l’édition qu’il méditait et la copie que Quatremère de Quincy (ou son collaborateur, M. Langlès) remit à l’imprimeur de 1824.

On comprend que cette édition ait joui d’une grande autorité. Il aurait fallu pouvoir se reporter à la copie de 1755 pour constater que celle-ci différait à chaque phrase du texte imprimé en 1824, mais le public l’ignorait à peu près. Il accordait à une copie arrangée, embellie à la mode des préjugés littéraires du temps, cette confiance que méritent seuls les originaux imprimés textuellement.

La publication de 1824 faisait loi depuis trente ans quand le hasard fit retrouver les originaux envoyés à M. de Chantelou. Ils furent acquis par la Bibliothèque impériale, le 13 janvier 1857, sous le no 5062, pour la somme de 5,000 francs, de M. Émile Delapalme, 5, rue Neuve-Saint-Augustin[4]. À partir de cette acquisition, qui forma le ms. fr. 12347, il suffit d’ouvrir ce volume autographe pour juger l’édition de 1824. Une nouvelle publication s’imposait et, dès le 28 mars 1857, M. de Chennevières obtenait l’autorisation ministérielle de l’entreprendre.

Il y travailla toute sa vie, et l’édition magistrale qu’il élaborait eût comporté, en plus du texte des lettres, un chapitre de recherches là où les commentateurs ordinaires se contenteraient, — à tort, — de quelques lignes. Plusieurs de ces chapitres formèrent la meilleure part du remarquable Essai sur la peinture française publié en 1894 ; mais l’édition restait à faire, et voici plus d’un demi-siècle que sa nécessité est reconnue.

Signalons un détail important : quand la copie de 1755 fut exécutée, l’original de plusieurs lettres était perdu, notamment celui des premières et de quelques-unes des dernières : la copie de quelques fragments en a été conservée par le scrupuleux Félibien. D’autres lettres se perdirent entre 1755 et 1857 : mais le texte nous en est conservé dans la copie de 1755, actuellement à la bibliothèque de l’Institut. Ces deux sources méritent toute créance : quand on compare leur texte avec la partie des originaux qui nous est conservée, on constate que les divergences ne consistent qu’en rajeunissements orthographiques, sans réelle importance.

Lettres à Cassiano del Pozzo.

Ce second groupe, — beaucoup moins nombreux que le précédent, — comprend en majeure partie les lettres écrites en italien par Poussin pendant son séjour à Paris (janvier 1641-septembre 1642) à son illustre protecteur Cassiano del Pozzo. Les originaux, longtemps conservés dans la maison Albani, furent enfin achetés par Dufourny (qui possédait aussi la copie de 1755 des lettres à Chantelou), mais, au lieu d’être acquis par l’Académie des beaux-arts, ils furent vendus et dispersés en 1823, après le décès de Dufourny.

L’Académie les avait négligées parce qu’elles n’étaient plus inédites, comme le furent jusqu’en 1824 les lettres à Chantelou. En effet, Bottari avait publié en 1757, dans les Lettere pittoriche, vingt-quatre lettres de Poussin à Cassiano del Pozzo. Depuis 1823, époque de la dispersion des originaux, l’effort devait consister à retrouver leur trace et à établir la fidélité de la publication de Bottari. Le rôle de M. de Chennevières consista surtout dans cette recherche et, grâce à lui, nous savons où sont les originaux de quinze lettres.

C’est la copie de ces originaux, due à M. de Chennevières, qui figure dans cette publication. Pour les lettres dont l’original est encore à retrouver, nous avons dû nous en tenir au texte de Bottari, qui d’ailleurs est un texte presque authentique, à l’exception de corrections grammaticales sans grande importance pour le fond.

IV.

En dehors de ces deux groupes déjà connus : lettres à Chantelou et à del Pozzo, notre effort s’est porté sur la recherche de lettres encore inédites de Poussin. Nous avouerons que notre butin a été bien maigre : une lettre à Cass. del Pozzo du 14 juin 1641, conservée à la bibliothèque de Nantes, et la lettre du 20 décembre 1641, également à C. del Pozzo, dont nous devons le texte à l’obligeance de M. le comte Allard du Chollet, qui possède l’original dans sa belle collection d’autographes. Si l’ancienne bibliothèque Barberini ne possède rien de la main de l’artiste, qui vécut quarante ans en relations respectueuses avec la maison princière dont elle garde le nom, on ne se résoudra pas de sitôt à croire qu’il ne subsiste plus aucune ligne de Poussin, dans cette Italie où il vécut près d’un demi-siècle, à l’époque de sa production et de sa renommée. Nous ne pourrions trop encourager les chercheurs à explorer les dépôts de manuscrits italiens. Même si l’on ne trouvait que des glanes, elles auraient leur valeur, puisque les lettres que nous possédons ne font allusion qu’à un petit nombre de tableaux de Poussin. En un mot, la part italienne d’information sur Poussin reste encore peu connue et mériterait de séduire les chercheurs[5].

La partie inédite de cette publication se compose de :

1o Les lettres à Cass. del Pozzo du 14 juin 1641 (bibliothèque de Nantes) et du 20 décembre 1641 (collection de M. le comte Allard du Chollet).

2o Des sommaires de quelques lignes que Chantelou avait écrits sur les originaux de presque toutes les lettres reçues de Poussin. Le copiste de 1755 les ayant négligés, l’édition de 1824 les ignorait complètement. Ces indications résument les lettres, et souvent elles les éclaircissent, en désignant nettement le nom ou le fait auquel Poussin s’est contenté de faire allusion.

3o Six comptes écrits de la main de Poussin et adressés par lui à Chantelou pour l’informer de l’emploi de l’argent que celui-ci lui avait confié pour le prix de ses œuvres et pour diverses acquisitions. Ces comptes, qui figurent au ms. 12347, avaient été négligés, comme les sommaires, par le copiste de 1755 (ms. 12347, p. 98, 111, 38, 161, 192, 246).

4o Les lettres à Chantelou des 7 novembre 1641, 27 octobre 1643 (post-scriptum), 7 janvier 1649 qui sont dans le ms. 12347 et que le copiste de 1755 avait oubliées.

V.

Une publication, surtout rectificative, ne pouvait être trop scrupuleuse dans la reproduction du texte tel que Poussin l’avait écrit. Toutes les abréviations ont été respectées, bien que beaucoup ne se justifient que parce que Poussin arrive à la fin de la ligne. Nous nous sommes borné à rétablir les accents. Nous n’avons pas même voulu moderniser la ponctuation : parfois, en effet, une variante de ponctuation peut rattacher un membre de phrase à celui qui précède, alors que, dans la pensée de l’auteur, il se rattache à celui qui suit (ou réciproquement). Poussin ponctue fort peu et fort mal, c’est vrai ; souvent, il semble employer la virgule et le point l’un pour l’autre. Là où cette insuffisance de la ponctuation crée une équivoque, nous l’avons laissée subsister, puisque les éléments font défaut pour la trancher. Le souci de la lecture facile nous a fait ajouter un tiret vertical là où le sens exigeait un point sans contestation possible, et où Poussin l’avait oublié.

La division en alinéas est exactement celle du texte original.

Les mots écrits par Poussin, puis rayés par lui, sont rétablis, mais placés entre crochets. Les mots écrits deux fois, les mots écrits en marge sont indiqués en note. Les mots oubliés et écrits en surligne quand Poussin s’est relu sont désignés par une petite s italique : s.

Il est souvent difficile de savoir quand Poussin a voulu écrire une majuscule, parce que certaines lettres initiales (C, M, J, R) sont chez lui presque toujours majuscules, d’autres presque toujours minuscules (f, d, p). Nous avons conservé toutes les particularités qui paraissaient voulues. D’ailleurs, l’orthographe de tous les noms propres a été rigoureusement reproduite telle que Poussin l’avait écrite, bien que sa négligence aille jusqu’à écrire, très lisiblement, Rochelieu pour Richelieu.

Nous terminerons par un hommage bien mérité à la mémoire de M. de Chennevières, qui était plus digne que personne de mener à bien une édition définitive des lettres de Poussin. Nous associerons à son nom la Société de l’Histoire de l’Art français, qui a bien voulu agréer notre travail, ainsi que MM. Paul Desjardins, Henry Lemonnier, Alfred Rébelliau, Paul Bonnefon, Maurice Tourneux, André Fontaine et Pierre Marcel : nous les prions d’accepter le témoignage de notre respectueuse reconnaissance.

Ch. J.



OUVRAGES
CITÉS LE PLUS FRÉQUEMMENT DANS LES NOTES.
Quatremère de Quincy, Lettres de Nicolas Poussin, Paris, 1824.
André Félibien, Entretiens sur les vies et les ouvrages des plus excellents peintres, Paris, 1666, in-4o.
Giovanni-Pietro Bellori, Le Vite de' pittori, scultori et architetti moderni, Roma, per il success. al Mascardi, 1672, in-4o, XII-462 p., pl.
— La Vie de Poussin a été traduite par M. Georges Rémond, Paris, bibl. de l’Occident, 1903.
Bottari, Lettere pittoriche, 7 vol., Rome, 1757, t. I et II. Traduction française par Jay, en 1817.
Smith, A catalogue raisonné of the works of the most eminent Dutch, Flemish and French Painters, London, 1842, in-8o, t. VIII.
H. Chardon, Les frères Fréart de Chantelou, Le Mans, 1867.
Ph. de Chennevières, Essai sur l’histoire de la peinture française, Paris, 1894.
Bonnaffé, Dictionnaire des amateurs, Paris, 1884.
Henry Lemonnier, L’art au temps de Richelieu et de Mazarin, Paris, 1893.
Paul Desjardins, Poussin (collection des Grands Artistes), Paris, 1904.
V. Advielle, Recherches sur Nicolas Poussin et sa famille’', Paris, 1902.
A. Bertolotti, Artisti francesi in Roma nei secoli XV, XVI e XVII, Mantova, 1886.
Correspondance de Gueffier, chargé d’affaires à Rome (mss. inédits, Paris, Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 356 et suiv.).
Correspondance de Board, secrétaire de Fontenay-Mareuil (id., fonds Dupuy 343).
  1. Exemple : 15 oct. 1645, le cardinal Floze pour le cardinal Sforze.
  2. Le bon sens l'indique : c’est le père qui habite Paris, comme Chantelou.
  3. Voir Ph. de Chennevières, La peinture française, p. 307.
  4. Nous devons ces détails à la parfaite obligeance de M. H. Omont, membre de l’Institut, conservateur des manuscrits. — La plupart des ventes de cette nature se font par l’intermédiaire de notaires.
  5. Nous exprimerons ici nos remerciements respectueux : à Mgr Duchesne, membre de l’Académie française et de l’Académie des inscriptions, directeur de l’École française de Rome, qui a bien voulu s’intéresser à la présente publication, et à M. Louis Chatelain, membre de l’École, qui a eu la complaisance de vérifier s’il existait au dos de la Mort de Germanicus, à la galerie Barberini, une lettre de Poussin. Cette affirmation de Dufourny ne s’est plus trouvée exacte.