Correspondance de Nicolas Poussin/28 avril 1639 (Poussin à Chantelou)

Texte établi par Charles Jouanny, Jean Schemit (p. 20-22).
11. — Poussin à Chantelou.
(Ms. 12347, fol. 13.)
A Monsieur de Chantelou, Commis de Monseigneur de Noyers en Court.

[28e avril 1639. Cette lettre accompagnoit le tableau de la Manne.

M. Poussin. 28 avril m’enuoyant la Manne.]

Monsieur,

J’atendray que dieu me face la grase d’estre auprès de vous pour recognoistre les obligations que je vous dois, non avec des paroles, mais par effet, si vous m’en jugerés digne. Pour maintenant je ne vous importuneray point de long discours ; je vous aduiseray seullement que je vous enuoye vostre tableau de la manne, par bertholin, Courrier de Lyon : Je l’ay enchassé dilligemment, et croy que vous le recepurés bien conditioné. Je l’ay accompagné d’un autre d’un autre petit que j’envoye à Monsieur Debonaire[1], portemanteau, n’ayans jusques à présent eu autre occasion pour luy faire tenir que la présente. Vous luy permetterés donc de prendre car il est sien.

Quand vous aurés repceu le vostre, je vous suplie, si vous le trouués bon, de l’orner d’un peu de corniche, car il en a besoin, affin que en le considérans en toute ses parties les rayons de l’œil soient retenus et non point espars au dehors en[2] recepuant les espèsess des autres obiects voisins qui venant pesle-mesle, avec les choses dépeintes confondent le jour.

Il seroit fort à propos que laditte corniche fut dorée d’or mat tout simplement, car il s’unit très-doucement avec les couleurs sans les offenser[3].

Au reste, si vous vous souuiendrés de la première lettre que je vous escris, touchans les mouuements des figures que je vous prometois di faire, et que tout ensemble vous considériés le[4] tableau, je crois que facillement vous recognoistrés quelles sont celles qui languisent, qui admire, celles qui ont pitié, qui font action de charité, de grande nécessité, de désir de se repestre de cõsolation, et autres, car les sept première figure à main gauche vous diront tout ce qui est icy escrit et tout le reste est de la mesme estoffe : lisés l’istoire et le tableau, afin de cognoistre si chasque chose est apropriée au subiect.

Et si, après l’auoir considéré plus d’une fois vous en aurés quelque satisfaction, mandés le moy s’il vous plaist, sans rien déguiser, affin que je me réiouisse de vous auoir contenté pour la première fois que j’ay eu l’onneur de vous seruir. Si non nous nous obligons à toute sorte d’amende, vous supplians de considérer enquores que l’esprit est pront et la cher débile.

J’ay escrit à monsieur Le Maire de l’ocasion principale qui me retient icy pour cet été ; je vous suplie donc (Monsieur) avec lui de faire mes escuses enuers Monseigneur de Noyers[5] affin que, mettant cette cortoisie avec les autres que je resois journellemt de vous, je sois toutte ma vie le plus obligé à vous seruir qui soits au Mõde

Poussin

de Rome ce vingthuitiesme
d’apvril 1639.

J’écriray à Monsieur Stella que je croy qui est à lion qu’incontinent ariué le tableau il vous le fase tenir.

Deuant que de le publier il seroit fort à propos de l’orner un peu.
Il doit estre colloqué fort peu au dessus de l’œil mais au contraire.


  1. Le nom est assez peu lisible.
  2. Poussin écrit les e souvent comme des o, on peut soutenir qu'il a écrit, non pas en, mais ou.
  3. « M. Poussin prie toujours qu’à ses tableaux l’on ne mette que des bordures bien simples et sans or bruni », dira Chantelou au Bernin, en 1665 (Ph. de Chennevières, La peinture française, p. 270).
  4. Peut-être ce.
  5. La nouvelle de la venue prochaine de Poussin était déjà publique : le 17 avril 1639, Bourdelot écrit à Cass. del Pozzo, « que l’on tient pour tout assuré qu’il vient ici aux gages du roi. Quelques-uns même parlent de Claude le Lorrain » (Lumbroso, Notizie sulla vita di Cassiano del Pozzo, Turin, 1875).