Correspondance de Maupassant/À Paul Alexis (17 janvier 1877)

Le Figaronouvelle série, n° 202 (p. 2-5).


MINISTÈRE DE LA MARINE
ET DES COLONIES
Paris, ce 17 janvier 1877.


Mon cher ami,

J’apprends par une lettre que je reçois à l’instant qu’il y a lutte à propos de moi à La Nation. Aussi je vous prie d’attendre quelques jours avant de présenter ma nouvelle au Ralliement, pour ne point donner à mon compétiteur un argument de la dernière heure, qui aurait forcément une certaine puissance sur une rédaction bonapartiste.

Je vous avertirai aussitôt que la chose sera décidée et je vous prierai alors de me rendre le service que vous m’avez proposé.

J’ai réfléchi au manifeste qui nous occupe, et il faut que je vous fasse une profession de foi littéraire entière comme une confession.

Je ne crois pas plus au naturalisme et au réalisme qu’au romantisme. Ces mots à mon sens ne signifient absolument rien et ne servent qu’à des querelles de tempéraments opposés.

Je ne crois pas que le naturel, le réel, la vie soient une condition sine qua non d’une œuvre littéraire. Des mots que tout cela.

L’Être d’une œuvre tient à une chose particulière, innommée et innommable, qu’on constate et qu’on n’analyse pas, de même que l’électricité. C’est un fluide littéraire qu’on appelle obscurément talent ou génie. Je trouve aussi aveugles ceux qui font idéal et qui nient les naturels, que ceux qui font naturel et qui nient les autres. Négation de tempéraments opposés, voilà tout. Parce que je ne distingue pas une chose, il ne s’ensuit point nécessairement qu’elle n’existe pas.

J’admire beaucoup Chateaubriand et je ne l’aime pas. J’admire beaucoup Chénier, Boileau, Corneille, Montesquieu et Voltaire ; je lis Virgile avec un plaisir infini, ainsi que les Pères philosophes de l’Église grecque, qui étaient des écrivains superbes. Ce ne sont pourtant point des vivants comme nous l’entendons.

Soyons des originaux, quel que soit le caractère de notre talent (ne pas confondre originaux avec bizarres), soyons l’Origine de quelque chose. Quoi ? Peu m’importe, pourvu que ce soit beau et que cela ne se rattache point à une tradition finie. Platon, je crois, a dit : Le beau est la splendeur du vrai ; je suis absolument de cet avis, et si je tiens à ce que la vision d’un écrivain soit toujours juste, c’est parce que je crois cela nécessaire pour que son interprétation soit originale et vraiment belle. Mais la réelle puissance littéraire, le talent, le génie sont dans l’interprétation. La chose vue passe par l’écrivain, elle y prendra sa couleur particulière, sa forme, son élargissement, ses conséquences, suivant la fécondation de son esprit. Shakespeare était un naturel, et je le regarde comme le plus formidable bonhomme de la gent poétique, parce que ce fut le plus admirable interprète.

Tout peut être beau quel que soit le temps, le pays, l’école, etc., parce qu’il est des écrivains de tous les tempéraments.

Les classiques ne croyaient-ils pas avoir trouvé la formule littéraire absolue et définitive ? Que reste-t-il d’eux ?

Un peu de Corneille, un peu de Boileau, un peu de Bossuet !!

Les romantiques ont poussé un cri de triomphe auquel le monde tout entier a répondu. Ils avaient découvert, pensaient-ils, la forme suprême de l’art.

Qu’en reste-t-il ?

Quelques pièces de Hugo, qui sont peut-être ce qu’on a écrit de plus beau en poésie ; mais quelques pièces seulement, — elles resteront parce que Hugo est un magnifique génie poétique et non parce qu’il a engendré les romantiques.

Il fallait que Hugo créât le romantisme parce que c’était l’essence de son génie — qu’il était lui seul le romantisme.

Une autre école vient qui s’appelle réaliste ou naturaliste. Elle s’incarnera dans quelques talents et passera — qu’en restera-t-il ? Quelques belles œuvres de ses grands hommes.

Une doctrine qui est le triomphe d’un auteur parce qu’elle sort de lui, qu’elle s’est identifiée à lui, qu’elle est sa nature même et sa puissance, tue généralement ceux qui viennent après lui, comme le romantisme a tué les parnassiens, dont quelques-uns auraient peut-être survécu s’ils avaient pu être des indépendants.

Il fallait le romantisme.

Aujourd’hui Zola est une magnifique, éclatante et nécessaire personnalité. Mais sa manière est une des manifestations de l’art et non une somme, comme la manière de Hugo était une autre manifestation du même art.

Leur vision et leur interprétation sont différentes ; mais ni l’un ni l’autre n’ouvrent des voies fatales où s’engagera la littérature ; ils le croient tous deux parce que tous deux ont la personnalité de leur talent. Après les naturalistes viendront, j’en suis convaincu, des archi-idéalistes, parce que les réactions seules sont fatales — l’histoire est là et elle ne changera pas plus que la nature de l’homme. Parce que les romantiques y ont passé, je ne crois pas que le Moyen Âge soit plus fermé que la réalité moderne. Tout est bon à qui sait prendre ; les ridicules d’une école n’ont point clos l’entrée d’une époque historique. Il s’agit d’y voir autrement et de ne pas s’y murer.

J’aime la largeur des horizons soudains qu’ont parfois les mélancoliques, comme j’aime la passion vraie et mordante et souvent étroite des charnels.

Pourquoi se restreindre ? Le naturalisme est aussi limité que le fantastique…

Voilà.

Je ne discute jamais littérature, ni principes, parce que je crois cela parfaitement inutile. On ne convertit jamais personne, aussi n’est-ce point dans ce but que je vous écris cette longue lettre, mais c’est pour que vous connaissiez bien absolument ma manière de voir et ma religion littéraire. Je vous les ai énoncées un peu lourdement, en bloc, d’une manière un peu prétentieuse et diffuse, mais je n’avais point le loisir d’étudier mon sujet, de grouper mes raisonnements et de les présenter élégamment. Ça y est comme c’est venu. Excusez-moi si c’est mal dit et peu coordonné.

Cette lettre ne doit point sortir de notre cercle[1], bien entendu, et je serais désolé que vous la montrassiez à Zola, que j’aime de tout mon cœur et que j’admire profondément, car il pourrait peut-être s’en froisser.

Il faudra discuter sérieusement sur les moyens de parvenir. À cinq on peut bien des choses, et peut-être y a-t-il des trucs inusités jusqu’ici.

Si l’on faisait le siège d’un journal pendant six mois en le criblant d’articles, de demandes par des amis, etc., etc., jusqu’au moment où l’on y aurait fait entrer tout à fait l’un de nous ? Il faudrait trouver une chose inattendue qui frapperait un coup, forcerait l’attention du public. Peut-être une drôlerie ? Une charge bien spirituelle. Enfin, nous verrons.

Je vous serre bien affectueusement la main. À mardi si je ne vous vois pas avant.

Guy de Maupassant.
  1. Le cercle auquel Maupassant fait allusion était un petit groupe de cinq littérateurs, formé en 1876 et qu’à l’époque on nommait la queue de Zola. Les Cinq étaient Guy de Paupassant, Paul Alexis, Hennique, Céard et Huysmans.