Correspondance de M. le marquis Du Chilleau, gouverneur-général de St.-Domingue, avec M. le comte de La Luzerne, ministre de la marine, et M. de Marbois, intendant de Saint-Domingue/14

Réflexions de M.  le Gouverneur Général ſur les Obſervations de M. de Marbois.


Pour se convaincre de l’inexactitude de l’assertion de M. de Marbois, sur la nécessité de l’introduction des Farines étrangères, il faut lire sa Correspondance avec moi sur cet objet, elle est jointe à ma Dépêche au Ministre No. 36 ; son intention à la fin de Mars, était de donner des permissions particulières, ou pour parler plus correctement, des Priviléges exclusifs pour introduire 6000 barils de farines. Il propose aujourd’hui de ne permettre l’introduction qu’à des Négocians des trois Villes principales de la Colonie, il ne peut pas ignorer que ce serait un moyen insuffisant, ces Négocians ne sont que des Commissionnaires à l’adreſſe de qui viennent les Navires d’Europe, ils n’en ont pas la disposition, et ils n’oseraient prendre sur eux d’abandonner les opérations qui leur sont prescrites pour entreprendre une nouvelle spéculation dont ils deviendraient responsables vis-à-vis de leurs Commettans et des Assureurs, M. de Marbois a-t-il pu croire qu’une permission pour trois mois déterminerait aucun Négociant domicilié de faire l’achat d’un bâtiment, d’en entreprendre l’armement pour un ou deux voyages de farines. Cette permission serait donc nécessairement illusoire & infructueuse pour la subsistance des Habitans ; M. de Marbois proposerait de l’étendre jusqu’à 10 000 barils, qu’est-ce que cette petite quantité, pour un pays qui en consomme 150 000 par an ? la France ne pouvant en envoyer qu’après la récolte prochaine.

En supposant qu’une cargaison de 32 000 livres eût produit 67 000 livres au Capitaine Américain interrogé par M.  l’Intendant, ce bénéfice n’eût pas été le même pour un Négociant Français, l’Américain a joui d’une faveur sur l’achat de la farine dont le Français aurait été privé, son armement a été moins dispendieux, son voyage plus prompt, et ce gain de 35 000 livres exporté en argent, démontre la nécessité de permettre le paiement de la farine en denrées Coloniales.

Le prix de la farine Américaine au Port-au-Prince est aujourd’hui de 75 livres, et celui de la Française de 110 à 120 livres, les prix ne sont pas aussi forts au Cap, mais les Bourgs, les Campagnes intermédiaires la paient 150, 160, 180 livres le baril ; tous les bâtimens arrivant de France, annoncent qu’il en viendra fort peu du Royaume, et ceux venant de l’Amérique, bien loin d’annoncer des expéditions nombreuses, en promettent fort peu, se plaignent unanimement de la brièveté de la permission limitée au 30 Juin, et de ne pouvoir, à leur retour, se charger de denrées Coloniales.

En prenant l’avis des Chambres de Commerce, on doit craindre qu’il ne soit dirigé par leur intérêt particulier, plus que par des vues bienfaisantes. Sa Majeſté a prescrit aux Adminiſtrateurs de les consulter, mais c’est quand ils ne se croiraient pas suffisamment éclairés ; j’ai pris cette précaution avant de rendre l’Ordonnance du 31 Mars, et tous les Négocians du Port-au-Prince reconnurent alors l’indispensabilité de l’introduction des farines étrangères ; la circonſtance actuelle, la nécessite encore davantage : on pouvait croire alors qu’il y avait eu des accapareurs, qu’il existait plus de farine qu’on le supposait, et c’était vrai ; mais on connaît aujourd’hui toute celle qui exiſte, et M. de Marbois sait qu’il n’y en a pas pour un mois : serait-il de la sagesse d’un Administrateur de sacrifier la subsistance, la vie des sujets du Roi, à l’intérêt momentané du Commerce de France ?

Il y a si peu de numéraire dans la Colonie, que son exportation entraînerait des inconvéniens qui se prolongeraient fort au-delà du terme de l’exportation même, et le mal qui résultera de celles des denrées Coloniales ne sera au contraire que momentané.


Les difficultés de l’estimation des farines importées et des denrées exportées ne peuvent être proposées que par le désir d’en faire naître : les déclarations des Capitaines, les vérifications de ces déclarations, les visites sont prescrites par l’Ordonnance ; le prix des farines vendues, celui des denrées achetées seront facilement constatées, et si on découvre de la fraude sur les droits attribués au Roi, les bâtimens coupables seront confisqués au profit de Sa Majesté. Au surplus, personne n’a plus de ressource que M. de Marbois pour la fiscalité, qu’il fasse usage de ses talens, de ses moyens, toutes les difficultés s’applaniront bientôt.

Sans contredit le pavillon Français mérite toute préférence, mais lorsqu’il est insuffisant aux besoins les plus urgents, on est forcé d’accueillir les Étrangers ; c’est le seul moyen de calmer les craintes, les clameurs, et d’éviter la disette : un Adminiſtrateur pourrait-il compromettre la subsistance d’une Colonie entière sans se rendre criminel aux yeux de Sa Majeſté ?

Il n’est pas vraisemblable que la privation des profits que le Commerce National perdra, pendant trois mois ; sur la petite portion de denrées Coloniales qui seront exportées par les Étrangers puisse occasionner des banqueroutes ; mais encore doit-on préférer le dérangement des affaires de quelques Négocians, à faire mourir de faim une Colonie entière.

Au Port-au-Prince, ce 29 Mai 1789.

du Chilleau.