Correspondance de Leibniz et d’Arnauld (Félix Alcan)/Texte entier

Correspondance de Leibniz et d’Arnauld
Œuvres philosophiques de Leibniz, Texte établi par Paul JanetFélix Alcantome premier (p. 499-620).

Correspondance
de Leibniz et d’Arnauld

1686-1690


Leibniz au prince Ernest landgrave de Hesse.

Extrait de ma lettre à Mgr le landgrave Ernest.
1 11 février 1686

J’ai fait dernièrement, étant à un endroit où quelques jours durant je n’avais rien ai faire, un petit discours de métaphysique, dont je serais bien aise d’avoir le sentiment de M. Arnaud[1], car les questions de la grâce, du concours de Dieu avec les créatures, de la nature des miracles, de la cause du péché et de l’origine du mal, de l’immortalité de l’âme, des idées, etc., sont touchées d’une manière qui semble donner de nouvelles ouvertures propres à éclairer des difficultés très grandes. J’ai joint ici le sommaire des articles qu’il contient, car je ne l’ai pas encore pu faire mettre au net. Je supplie donc V. A. S. de lui faire envoyer ce sommaire et de le faire prier de le considérer un peu et de dire son sentiment ; car, comme il excelle également dans la théologie et dans la philosophie, dans la lecture et dans la méditation, je ne trouve personne qui soit plus propre que lui d’en juger. Et je souhaiterais fort d’avoir un censeur aussi exact, aussi éclairé et aussi raisonnable que l’est M. Arnaud, étant moi-même l’homme du monde le plus disposé de céder à la raison. Peut-être que M. Arnaud trouvera ce peu de choses pas tout à fait indignes de sa considération, surtout puisqu’il a été assez occupé à examiner ces matières. S’il trouve quelque obscurité, je m’expliquerai sincèrement et ouvertement, et enfin, s’il me trouve digne de son instruction, je ferai en sorte qu’il ait sujet de n’en être point mal satisfait. Je supplie V. A. S. de joindre ceci au sommaire que je lui envoie, et d’envoyer l’un et l’autre à M. Arnaud.

beilage

1. De la perfection divine, et que Dieu fait tout de la manière la plus souhaitable.

2. Contre ceux qui soutiennent qu’il n’y a point de bonté dans les ouvrages de Dieu ; ou bien que les règles de la bonté et de la beauté sont arbitraires.

3. Contre ceux qui croient que Dieu aurait pu mieux faire.

4. Que l’amour de Dieu demande une entière satisfaction et acquiescence touchant ce qu’il fait.

5. En quoi consistent les règles de perfection de la divine conduite, et que la simplicité des voies est en balance avec la richesse des effets.

6. Que Dieu ne fait rien hors de l’ordre et qu’il n’est pas même possible de feindre des événements qui ne soient point réguliers.

7. Que les miracles sont conformes à l’ordre général, quoiqu’ils soient contre les maximes subalternes. De ce que Dieu veut ou qu’il permet, et de la volonté générale ou particulière.

8. Pour distinguer les actions de Dieu et des créatures, on explique en quoi consiste la volonté d’une substance individuelle.

9. Que chaque substance singulière exprime tout l’univers à sa manière, et que dans sa notion tous ses événements sont compris avec toutes leurs circonstances et toute la suite des choses extérieures.

10. Que l’opinion des formes substantielles a quelque chose de solide, mais que ces formes ne changent rien dans les phénomènes, et ne doivent point être employées pour expliquer les effets particuliers.

11. Que les méditations des théologiens et des philosophes qu’on appelle scolastiques ne sont pas à mépriser entièrement.

12. Que les notions qui consistent dans l’étendue enferment quelque chose d’imaginaire et ne sauraient constituer la substance du corps.

13. Comme la notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais, on y voit les preuves à priori ou raisons de la vérité de chaque événement, ou pourquoi l’un est arrivé plutôt que l’autre. Mais ces vérités quoique assurées ne laissent pas d’être contingentes, étant fondées sur le libre arbitre de Dieu et des créatures. Il est vrai que leur choix a toujours ses raisons, mais elles inclinent sans nécessiter.

14. Dieu produit diverses substances selon les différentes vues qu’il a de l’univers, et par l’intervention de Dieu la nature propre de chaque substance porte que ce qui arrive à l’une répond à ce qui arrive à toutes les autres, sans qu’elles agissent immédiatement l’une sur l’autre.

15. L’action d’une substance finie sur l’autre ne consiste que dans l’accroissement du degré de son expression jointe à la diminution de celle de l’autre, en tant que Dieu les a formées par avance en sorte qu’elles s’accommodent ensemble.

16. Le concours extraordinaire de Dieu est compris dans ce que notre essence exprime, car cette expression s’étend à tout, mais il surpasse les forces de notre nature ou de notre expression distincte, qui est finie et suit certaines maximes subalternes.

17. Exemple d’une maxime subalterne d’une[2] loi de nature où il est montré que Dieu conserve toujours régulièrement la même force, mais non pas la même quantité de mouvement, contre les cartésiens et plusieurs autres.

18. La distinction de la force et de la quantité de mouvement est importante entre autres pour juger qu’il faut recourir à des considérations métaphysiques séparées de l’étendue afin d’expliquer les phénomènes des corps.

19. Utilité des causes finales dans la physique.

20. Passage mémorable de Socrate dans le Phédon de Platon contre les philosophes trop matériels.

21. Si les règles mécaniques dépendaient de la seule géométrie sans la métaphysique, les phénomènes seraient tout autres.

22. Conciliation des deux voies dont l’une va par les causes finales et l’autre par les causes efficientes pour satisfaire tant à ceux qui expliquent la nature mécaniquement, qu’à ceux qui ont recours aux natures incorporelles.

23. Pour revenir aux substances immatérielles, on explique comment Dieu agit sur l’entendement des esprits et si on a toujours l’idée de ce qu’on pense.

24. Ce que c’est qu’une connaissance claire ou obscure, distincte ou confuse, adéquate ou inadéquate, intuitive ou supposition ; définition nominale, réelle, causale, essentielle.

25. En quel cas notre connaissance est jointe à la contemplation de l’idée.

26. Nous avons en nous toutes les idées, et de la réminiscence de Platon.

27. Comment notre âme peut être comparée à des tablettes vides et comment nos notions viennent des sens.

28. Dieu seul est l’objet immédiat de nos perceptions qui existe hors de nous, et lui seul est notre lumière.

29. Cependant nous pensons immédiatement par nos propres idées et non par celles de Dieu.

30. Comment Dieu incline notre âme sans la nécessiter ; qu’on n’a point de droit de se plaindre ; qu’il ne faut pas demander pourquoi Judas pèche, puisque cette action libre est comprise dans sa notion, mais seulement pourquoi Judas le pécheur est admis à l’existence préférablement quelques autres personnes possibles. De l’imperfection ou limitation originale avant le péché, et des degrés de la grâce.

31. Des motifs de l’élection, de la foi prévue, de la science moyenne, du décret absolu, et que tout se réduit a la raison pourquoi Dieu a choisi et résolu d’admettre à l’existence une telle personne possible, dont la notion enferme une telle suite de grâces et d’actions libres. Ce qui fait cesser tout d’un coup les difficultés.

32. Utilité de ces principes en matière de piété et de religion.

33. Explication du commerce de l’âme et du corps qui a passe pour inexplicable ou pour miraculeux, et de l’origine des perceptions confuses.

34. De la différence des esprits et des autres substances, âmes ou formes substantielles. Et que l’immortalité qu’on demande emporte le souvenir.

35. Excellence des esprits ; que Dieu les considère préférablement aux autres créatures ; que les esprits expriment plutôt Dieu que le monde, et que les autres substances simples expriment plutôt le monde que Dieu.

36. Dieu est le monarque de la plus parfaite république composée de tous les esprits, et la félicité de cette cité de Dieu est son principal dessein.

37. Jésus-Christ a découvert aux hommes le mystère et les lois admirables du royaume des cieux, et la grandeur de la suprême félicité que Dieu prépare a ceux qui l’aiment.

A. Arnauld au landgrave.

extrait d’une lettre de M. A. A. du 13 mars 1686.
13 mars 1686.

J’ai reçu, Monseigneur, ce que V. A. m’a envoyé des pensées métaphysiques de M. Leibniz comme un témoignage de son affection et de son estime dont je lui suis bien obligé ; mais je me suis trouvé si occupé depuis ce temps-là, que je n’ai pu lire son écrit que depuis trois jours. Et je suis présentement si enrhumé, que tout ce que je puis faire est de dire en deux mots à V. A. que je trouve dans ces pensées tant de choses qui m’effrayent, et que presque tous les hommes, si je ne me trompe, trouveront si choquantes, que je ne vois pas de quelle utilité pourrait être un écrit qui apparemment sera rejeté de tout le monde. Je n’en donnerai par exemple que ce qu’il en dit en l’article 13. « Que la notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais, » etc. Si cela est, Dieu a été libre de créer (ou de ne pas créer Adam : mais supposant qu’il l’ait voulu créer), tout ce qui est depuis arrivé au genre humain, et qui lui arrivera à jamais, a dû et doit arriver par une nécessité plus que fatale. Car la notion individuelle d’Adam a enfermé qu’il aurait tant d’enfants, et la notion individuelle de chacun de ces enfants tout ce qu’ils feraient et tous les enfants qu’ils auraient : et ainsi de suite. Il n’y a donc pas plus de liberté en Dieu à l’égard de tout cela, supposé qu’il ait voulu créer Adam, que de prétendre qu’il a été libre à Dieu, en supposant qu’il m’a voulu créer, de ne point créer de nature capable de penser. Je ne suis point en état d’étendre cela davantage ; mais M. Leibniz m’entendra bien, et peut-être qu’il ne trouve pas, d’inconvénient à la conséquence que je tire. Mais s’il n’en trouve pas, il a sujet de craindre qu’il ne soit seul de son sentiment. Et si je me trompais en cela, je le plaindrais encore davantage. Mais je ne puis m’empêcher de témoigner à V. A. ma douleur, de ce qu’il semble que c’est l’attache qu’il a à ces opinions-là, qu’il a bien cru qu’on aurait peine à souffrir dans l’Église catholique, qui l’empêche d’y entrer, quoique, si je m’en souviens bien, V. A. l’eût obligé de reconnaître, qu’on ne peut douter raisonnablement que ce ne soit la véritable Église[3]. Ne vaudrait-il pas mieux qu’il laissât là ces spéculations métaphysiques qui ne peuvent être d’aucune utilité ni à lui ni aux autres, pour s’appliquer sérieusement à la plus grande affaire qu’il puisse jamais avoir, qui est d’assurer son salut en rentrant dans l’Église, dont les nouvelles sectes n’ont pu sortir qu’en se rendant schismatiques ? Je lus hier par rencontre une lettre de saint Augustin, où il résout diverses questions qu’avait proposées un payen qui témoignait se vouloir faire chrétien, mais qui différait toujours de le faire. Et il dit à la fin, ce qu’on pourrait appliquer à notre ami : « Sunt innumerabiles questionnes, quaenon sunt finiendæ ante fidem, ne finiatur vita sine fide. »

Leibniz au Landgrave.

12 avril 1686.

Je ne sais que dire de la lettre de M. A., et je n’aurais jamais cru qu’une personne dont la réputation est si grande et si véritable, et dont nous avons de si belles réflexions de morale et de logique, irait si vite dans ses jugements. Après cela je ne m’étonne plus si quelques-uns se sont emportés contre lui. Cependant je tiens qu’il faut souffrir quelquefois la mauvaise humeur d’une personne dont le mérite est extraordinaire, pourvu que son procédé ne tire point à conséquence, et qu’un retour d’équité dissipe les fantasmes d’une prévention mal fondée. J’attends cette justice de M. Arnaud. Et cependant, quelque sujet que j’aie de me plaindre, je veux supprimer toutes les réflexions qui ne sont pas essentielles à la matière et qui pourraient aigrir, mais j’espère qu’il en usera de même, s’il a la bonté de m’instruire. Je le puis assurer seulement que certaines conjectures qu’il fait sont fort différentes de ce qui est en effet, que quelques personnes de bon sens ont fait un autre jugement, et que nonobstant leur applaudissement je ne me presse pas trop à publier quelque chose sur des matières abstraites, qui sont au goût de peu de gens, puisque le public n’a presque rien encore appris depuis plusieurs années de quelques découvertes plus plausibles que j’ai. Je n’avais mis ces méditations par écrit que pour profiter en mon particulier des jugements de quelques personnes habiles et pour me confirmer ou corriger dans la recherche ou connaissance des plus importantes vérités. Il est vrai que quelques personnes d’esprit ont goûté mes opinions, mais je serais le premier à les désabuser, si je puis juger qu’il y a le moindre inconvénient dans ces principes[4]. Cette déclaration est sincère, et ce ne serait pas la première fois que j’ai profité des instructions des personnes éclairées ; c’est pourquoi, si je mérite que M. Arnaud exerce à mon égard cette charité, qu’il y aurait de me tirer des erreurs qu’il croit dangereuses et dont je déclare de bonne foi de ne pouvoir encore comprendre le mal, je lui aurai assurément une très grande obligation. Mais j’espère qu’il en usera avec modération, et qu’il me rendra justice, puisqu’on la doit au moindre des hommes, quand on lui a fait tort par un jugement précipité.

Il choisit une de mes thèses pour montrer qu’elle est dangereuse. Mais ou je suis incapable de comprendre la difliculté, ou je n’en vois aucune. Ce qui m’a repris de ma surprise, et m’a faire croire que ce que dit M. Arnaud ne vient que de prévention. Je tâcherai donc de lui ôter cette opinion étrange, qu’il a conçue un peu trop promptement. J’avais dit dans le 13e article de mon sommaire que la notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais ; il en tire cette conséquence que tout ce qui arrive à une personne, et même à tout le genre humain, doit arriver par une nécessité plus que fatale. Comme si les notions ou prévisions rendaient les choses nécessaires, et comme si une action libre ne pouvait être comprise dans la notion ou vue parfaite que Dieu a de la personne à qui elle appartiendra. Et il ajoute que peut-être je ne trouverai pas d’inconvénient à la conséquence qu’il tire. Cependant j’avais protesté expressément dans le même article de ne pas admettre une telle conséquence. Il faut donc ou qu’il doute de ma sincérité, dont je ne lui ai donné aucun sujet, ou qu’il n’ait pas assez examiné ce qu’il refusait[5]. Ce que je ne blâmerai pourtant pas, comme il semble que j’aurais droit de faire, parce que je considère qu’il écrivait dans un temps où quelque incommodité ne lui laissait pas la liberté d’esprit entière, comme le témoigne sa lettre même. Et je désire de faire connaître combien j’ai de déférence pour lui.

Je viens à la preuve de sa conséquence, et pour y mieux satisfaire je rapporterai les propres paroles de M. Arnaud.

Si cela est (savoir que la notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais), « Dieu n’a pas été[6] libre de créer tout ce qui est depuis arrivé au genre humain, et ce qui lui arrivera à jamais a dû et doit arriver par une nécessité plus que fatale » (il y avait quelque faute dans la copie, mais je crois de la pouvoir restituer comme je viens de faire). « Car la notion individuelle d’Adam a enfermé qu’il aurait tant d’enfants (je l’accorde), et la notion individuelle de chacun de ces enfants tout ce qu’ils feraient et tous les enfants qu’ils auraient, et ainsi de suite » (je l’accorde encore, car ce n’est que ma thèse appliquée à quelques cas particuliers). « Il n’y a donc pas plus de liberté en Dieu à l’égard de tout cela, supposé qu’il ait voulu créer Adam, que de prétendre qu’il a été libre à Dieu, en supposant qu’il m’a voulu créer, de ne point créer de nature capable de penser. » Ces dernières paroles doivent contenir proprement la preuve de la conséquence ; mais il est très manifeste qu’elles confondent necessitatem ex hypothesi avec la nécessité absolue. On la toujours distingué entre ce que Dieu est libre de faire absolument et entre ce qu’il s’oblige de faire en vertu de certaines résolutions déjà prises, et il n’en prend guère qui n’aient déjà égard à tout. Il est peu digne de Dieu de le concevoir (sous prétexte de maintenir sa liberté) à la façon de quelques Sociniens et comme un homme qui prend des résolutions selon les occurrences et qui maintenant ne serait plus libre de créer ce qu’il trouve bon, si ses premières résolutions à l’égard d’Adam ou autres enferment déjà un rapport qui touche leur postérité, au lieu que tout le monde demeure d’accord que Dieu a réglé de toute éternité toute la suite de l’univers, sans que cela diminue sa liberté en aucune manière. Il est visible aussi que cette objection détache les volontés de Dieu les unes des autres, qui pourtant ont du rapport ensemble. Car il ne faut pas considérer la volonté de Dieu de créer un tel Adam détachée de toutes les autres volontés qu’il a à l’égard des enfants d’Adam et de tout le genre humain, comme si Dieu premièrement faisait le décret de créer Adam sans aucun rapport à sa postérité, et par la néanmoins selon moi s’ôtait la liberté de créer la postérité d’Adam comme bon lui semble ; ce qui est raisonner fort étrangement. Mais il faut plutôt considérer que Dieu choisissant non pas un Adam vague, mais un tel Adam dont une parfaite représentation se trouve parmi les êtres possibles dans les idées de Dieu, accompagné de telles circonstances individuelles et qui entre autres prédicats a aussi celui d’avoir avec le temps une telle postérité ; Dieu, dis-je, le choisissant a déjà égard à sa postérité, et choisit en même temps l’un et l’autre. En quoi je ne saurais comprendre qu’il y ait du mal. Et s’il agissait autrement, il n’agirait point en Dieu. Je me servirai d’une comparaison. Un prince sage qui choisit un général dont il sait les liaisons, choisit en effet en même temps quelques colonels et capitaines qu’il sait bien que ce général recommandera et qu’il ne voudra pas lui refuser pour certaines raisons de prudence, qui ne détruisent pourtant point son pouvoir absolu ni sa liberté. Tout cela a lieu en Dieu par plus forte raison. Donc, pour procéder exactement, il faut considérer en Dieu une certaine volonté plus générale, plus compréhensive, qu’il a à l’égard de tout l’ordre de l’univers, puisque l’univers est comme un tout que Dieu pénètre d’une seule vue, car cette volonté comprend virtuellement les autres volontés touchant ce qui entre dans cet univers, et parmi les autres aussi celle de créer un tel Adam, lequel se rapporte à la suite de sa postérité, laquelle Dieu a aussi choisie telle ; et même on peut dire que ces volontés du particulier ne diffèrent de la volonté du général que par un simple rapport, et peu près comme la situation d’une ville considérée d’un certain point de vue diffère de son plan géométral ; car elles expriment toutes tout l’univers, comme chaque situation exprime la ville. En effet, plus on est sage, moins on a de volontés détachées, et plus les vues et les volontés qu’on a sont compréhensives et liées. Et chaque volonté particulière enferme un rapport à toutes les autres, afin qu’elles soient les mieux concertées qu’il est possible. Bien loin de trouver la dedans quelque chose qui choque, je croirais que le contraire détruit la perfection de Dieu. Et à mon avis il faut être bien difficile ou bien prévenu pour trouver dans des sentiments si innocents, ou plutôt si raisonnables, de quoi faire des exagérations si étranges que celles qu’on a envoyées à V. A. Pour peu qu’on pense aussi à ce que je dis, on trouvera qu’il est manifeste ex terminus. Car par la notion individuelle d’Adam j’entends certes une parfaite représentation d’un tel Adam qui a de telles conditions individuelles et qui est distingue par la d’une infinité d’autres personnes possibles fort semblables, mais pourtant différentes de lui (comme toute ellipse diffère du cercle, quelque approchante qu’elle soit), auxquelles Dieu l’a préféré, parce qu’il lui a plu de choisir justement un tel ordre de l’univers, et tout ce qui s’ensuit de sa résolution n’est nécessaire que par une nécessité hypothétique, et ne détruit nullement la liberté de Dieu ni celle des esprits créés. Il y a un Adam possible dont la postérité est telle, et une infinité d’autres dont elle serait autre, n’est-il pas vrai, que ces Adams possibles (si on les peut appeler ainsi) sont différents entre eux, et que Dieu n’en a choisi qu’un, qui est justement le nôtre ? Il y a tant de raisons qui prouvent l’impossibilité, pour ne pas dire l’absurdité et même impiété du contraire, que je crois que dans le fond tous les hommes sont du même sentiment, quand ils pensent un peu à ce qu’ils disent. Peut-être aussi que si M. Arnaud n’avait pas eu de moi le préjugé qu’il s’est fait d’abord, il n’aurait pas trouvé mes propositions si étranges, et n’en aurait pas tiré de telles conséquences.

Je crois en conscience d’avoir satisfait à l’objection de M. Arnaud, et je suis bien aise de voir que l’endroit qu’il a choisi comme un des plus choquants l’est si peu à mon avis. Mais je ne sais si je pourrai avoir le bonheur de faire en sorte que M. Arnaud le reconnaisse aussi. Le grand mérite parmi mille avantages a ce petit défaut que les personnes qui en ont, ayant raison de se fier ai leur sentiment, ne sont pas aisément désabusées. Pour moi qui ne suis pas de ce caractère, je ferais gloire d’avouer que j’ai été mieux instruit, et même j’y trouverais du plaisir, pourvu que je le puisse dire sincèrement et sans flatterie.

Au reste, je désire aussi que M. Arnaud sache que je ne prétends nullement à la gloire d’être novateur, comme il semble qu’il a pris mes sentiments. Au contraire, je trouve ordinairement que les opinions les plus anciennes et les plus reçues sont les meilleures. Et je ne crois pas qu’on puisse être accusé de l’être (d’être novateur), quand on produit seulement quelques nouvelles vérités, sans renverser les sentiments établis (reçus). Car c’est ce que font les géomètres et tous ceux qui passent plus avant. Et je ne sais s’il sera facile de remarquer des opinions autorisées à qui les miennes soient opposées. C’est pourquoi ce que M. Arnaud dit de l’Église n’a rien de commun avec ces méditations, et je n’espère pas qu’il veuille ni qu’il puisse assurer qu’il y a quoi que ce soit là-dedans qui passerait pour hérétique en quelque Église que ce soit. Cependant, si celle où il est était si prompte à censurer, un tel procédé devrait servir d’avertissement pour s’en donner de garde. Et dès qu’on voudrait produire quelque méditation qui aurait le moindre rapport à la religion, et qui irait un peu au delà de ce qui s’enseigne aux enfants, on serait en danger de se faire une affaire, à moins que d’avoir quelque père de l’Église pour garant, qui dise la même chose in terminis ; quoique encore cela peut-être ne suffirait-il pas pour une entière assurance, surtout quand on n’a pas de quoi se faire ménager.

Si V. A. S. n’était pas un prince dont les lumières sont aussi grandes que la modération, je n’aurais eu garde de l’entretenir de ces choses ; maintenant à qui mieux s’en rapporter qu’à elle, et puisqu’elle a eu la bonté de lier ce commerce, pourrait-on sans imprudence aller choisir un autre arbitre ? D’autant qu’il ne s’agit pas tant de la vérité de quelques propositions, que de leur conséquence et tolérabilité, je ne crois pas qu’elle approuve que les gens soient foudroyés pour si peu de chose. Mais peut-être aussi que M. Arnaud n’a parlé en ces termes durs qu’en croyant que j’admettrais la conséquence qu’il a raison de trouver effrayante, et qu’il changera de langage après mon éclaircissement[7], à quoi sa propre équité pourra contribuer autant que l’autorité de V. A. Je suis avec dévotion, etc.

Leibniz au Landgrave.

12 avril 1686.
Monseigneur,

J’ai reçu le jugement de M. Arnaud, et je trouve à propos de le désabuser, si je puis, par le papier ci-joint en forme de lettre à V. A. S. ; mais j’avoue que j’ai eu beaucoup de peine de supprimer l’envie que j’avais, tantôt de rire, tantôt de témoigner de la compassion, voyant que ce bon homme paraît en effet avoir perdu une partie de ses lumières et ne petit s’empêcher d’outrer toutes choses, comme font les mélancoliques, à qui tout ce qu’ils voient ou songent paraît noir. J’ai gardé beaucoup de modération à son égard, mais je n’ai pas laissé de lui faire connaître doucement qu’il a tort. S’il à la bonté de me retirer des erreurs qu’il m’attribue et qu’il croit voir dans mon écrit, je souhaiterais qu’il supprimât les réflexions personnelles et les expressions dures que j’ai dissimulées par le respect que j’ai pour V. A. S. et par la considération que j’ai eue pour le mérite du bon homme. Cependant j’admire la différence qu’il y a entre nos santons pi-étendus, et entre les personnes du monde qui n’en affectent point l’opinion et en possèdent bien davantage l’effet. V. A. S. est un prince souverain, et cependant elle a montré à mon égard une modération que j’ai admirée. Et M. Arnaud est un théologien fameux, que les méditations des choses divines devraient avoir rendu doux et charitable ; cependant ce qui vient de lui paraît souvent fier et farouche et plein de dureté. Je ne m’étonne pas maintenant s’il s’est brouillé si aisément avec le P. Malebranche et autres qui étaient fort de ses amis. Le Père Malebranche avait publié des écrits que M. Arnaud a traité d’extravagants, à peu près comme il fait à mon égard, mais le monde n’a pas toujours été de son sentiment. Il faut cependant que l’on se garde bien d’irriter son humeur bilieuse. Cela nous ôterait tout le plaisir et toute la satisfaction que j’avais attendue d’une collation douce et raisonnable. Je crois qu’il a reçu mon papier quand il était en mauvaise humeur, et que, se trouvant importuné par là, il s’en a voulu venger par une réponse rebutante. Je sais que, si V. A. S. avait le loisir de considérer l’objection qu’il me fait, elle ne pourrait s’empêcher de rire, en voyant le peu de sujet qu’il y a de faire des exclamations si tragiques ; à peu près comme on rirait en écoutant un orateur qui dirait a tout moment : 0 cælum, o terra, o maria Neptuni ! Je suis heureux s’il n’y a rien de plus choquant ou de plus difficile dans mes pensées que ce qu’il objecte. Car, selon lui, si ce que je dis est vrai (savoir que la notion ou considération individuelle d’Adam enferme tout ce qui lui arrivera et à sa postérité), il s’ensuit, selon M. Arnaud, que Dieu n’aura plus de liberté maintenant à l’égard du genre humain. Il s’imagine donc Dieu comme un homme qui prend des résolutions selon les occurrences ; au lieu que Dieu, prévoyant et réglant toutes choses de toute éternité, a choisi de prime abord toute la suite et connexion de l’univers, et par conséquent non pas un Adam tout simple, mais un tel Adam, dont il prévoyait qu’il ferait de telles choses et qu’il aurait de tels enfants, sans que cette providence de Dieu réglée de tout temps soit contraire à sa liberté. De quoi tous les théologiens (a la réserve de quelques Sociniens qui conçoivent Dieu d’une manière humaine) demeurent d’accord. Et je m’étonne que l’envie de trouver je ne sais quoi de choquant dans mes pensées, dont la prévention avait fait naître en son esprit une idée confuse et mal digérée, a porté ce savant homme à parler contre ses propres lumières et sentiments. Car je ne suis pas assez peu équitable pour l’imiter et pour lui imputer le dogme dangereux de ces Sociniens, qui détruit la souveraine perfection de Dieu, quoiqu’il semble presque d’y incliner dans la chaleur de la dispute. Tout homme qui agit sagement considère toutes les circonstances et liaisons de la résolution qu’il prend, et cela suivant la mesure de sa capacité. Et Dieu, qui voit tout parfaitement et d’une seule vue, peut-il manquer d’avoir pris des résolutions conformément à tout ce qu’il voit ; et peut-il avoir choisi un tel Adam sans considérer et résoudre aussi tout ce qui a de la connexion avec lui. Et par conséquent il est ridicule de dire que cette résolution libre de Dieu lui ôte sa liberté. Autrement, pour être toujours libre il faudrait être toujours irrésolu. Voilà ces pensées choquantes dans l’imagination de M. Arnaud. Nous verrons si à force de conséquences il en pourra ôter quelque chose de plus mauvais.

Cependant la plus importante réflexion que je fais là-dessus, c’est que lui-même autrefois a écrit expressément à V. A. S. que pour des opinions de philosophie on ne ferait point de guerre à un homme qui serait dans leur Église ou qui en voudrait être, et le voila lui-même maintenant qui, oubliant sa modération, se déchaîne sur un rien. Il est donc dangereux de se commettre avec ces gens-là, et V. A. S. voit combien on doit prendre des mesures. Aussi est-ce une des raisons que j’ai eue de faire communiquer ces choses à M. Arnaud, savoir pour le sonder un peu et pour voir comment il se comporterait ; mais tange montes et fumigabunt. Aussitôt qu’on s’écarte tantôt peu du sentiment de quelques docteurs, ils éclatent en foudres et en tonnerres. Je crois bien que le monde ne serait pas de son sentiment, mais il est toujours bon d’être sur ses gardes. V. A. cependant aura occasion peut-être de lui représenter que c’est rebuter les gens sans nécessité que d’agir de cette manière, afin qu’il en use dorénavant avec un peu plus de modération. Il me semble que V. A. a échangé des lettres avec lui touchant les voies de contrainte, dont je souhaiterais d’apprendre le résultat.

Au reste S. A. S. mon maître est allé maintenant à Rome, et il ne reviendra pas apparemment en Allemagne si tôt qu’on avait cru. J’irai un de ces jours à Wolfenbutel, et ferai mon possible pour ravoir le livre de V. A. On dit qu’il y a une histoire des hérésies modernes de M. Varillas. La lettre de Mastrich, que V. A. m’a communiquée, touchant les conversions de Sedan, paraît fort raisonnable. M. Mainbourg, dit-on, rapporte que saint Grégoire le Grand approuvait aussi ce principe qu’il ne faut pas se mettre en peine ; les conversions des hérétiques sont feintes, pourvu qu’on gagne par là véritablement leur postérité, mais il n’est pas permis de tuer des âmes pour en gagner d’autres[8].

Leibniz au Landgrave.

15 mars 1686.
Monseigneur,

V. A. S. aura reçu la lettre que j’ai envoyée par la poste précédente avec ce que j’y ai joint en forme de lettre à V. A., dont la copie pourrait être communiquée à M. A. Depuis j’ai songé qu’il faudrait mieux en ôter ces paroles vers la fin : « Cependant si celle, où il est, était si prompte à censurer, un tel procédé devrait servir d’avertissement, etc., » jusqu’à ces mots : « Surtout quand on n’a pas de quoi se faire ménager, » de peur que M. A. n’en prenne occasion d’entrer dans les disputes de controverses, comme si on avait attaqué l’Église, qui n’est nullement ce dont il s’agit. On pourrait dans la copie mettre à leur place ces mots : « Et le moins du monde dans la communion de M. A. où le concile de Trente aussi bien que les papes se sont contentés fort sagement de censurer les opinions où il y a manifestement des choses qui paraissent contraires à la foi et aux mœurs sans éplucher les conséquences philosophiques, lesquelles s’il fallait écouter, en matière de censures, les Thomistes passeraient pour Calvinistes selon les Jésuites, les Jésuites passeraient pour Semipélagiens selon les Thomistes, et les uns et les autres détruiraient la liberté selon Durandus et P. Louys de Dole ; et en général toute absurdité passerait pour un athéisme, parce qu’on peut faire voir qu’elle détruirait la nature de Dieu. »

A. Arnauld à Leibniz.

Ce 13 mai 1686.
Monsieur,

J’ai cru que je devais m’adresser à vous-même pour vous demander pardon du sujet que je vous ai donné d’être fâché contre moi en me servant de termes trop durs pour marquer ce que je pensais d’un de vos sentiments. Mais je vous proteste devant Dieu que la faute que j’ai pu faire en cela n’a point été par aucune prévention contre vous, n’ayant jamais eu sujet d’avoir de vous qu’une opinion très avantageuse hors la religion, dans laquelle vous vous êtes trouvé engagé par votre naissance ; ni que, je me sois trouvé de mauvaise humeur quand j’ai écrit la lettre qui vous a blessé, rien n’étant plus éloigné de mon caractère que le chagrin qu’il plaît il quelques personnes de m’attribuer ; ni que, par un trop grand attachement il mes propres pensées, j’ai été choqué de voir que vous en aviez de contraires, vous pouvant assurer que j’ai si peu inédite sur ces sortes de matières, que je puis dire que je n’ai point sur cela de sentiment arrêté. Je vous supplie, Monsieur, de ne croire rien de moi de tout cela ; mais d’être persuadé que ce qui a pu être cause de mon indiscrétion est uniquement, qu’étant accoutume à écrire sans façon à Son Altesse, parce qu’elle est si bonne qu’elle excuse aisément toutes mes fautes, je m’étais imaginé que je lui pouvais dire franchement ce que je n’avais pu approuver dans quelqu’une de vos pensées, parce que j’étais bien assuré que cela ne courrait pas le monde, et que si j’avais mal pris votre sens, vous pourriez me détromper sans que cela allât plus loin. Mais j’espère, Monsieur, que le même prince voudra bien s’employer pour faire ma paix, me pouvant servir pour l’y engager de ce que dit autrefois saint Augustin en pareille rencontre. Il avait écrit fort durement contre ceux qui croient qu’on peut voir Dieu des yeux du corps, ce qui était le sentiment d’un évêque d’Afrique, qui ayant vu cette lettre qui ne lui était point adressée s’en trouva fort offensé. Cela obligea ce saint d’employer un ami commun pour apaiser ce prélat, et je vous supplie de regarder, comme si je disais au prince, pour vous être dit, ce que saint Augustin écrit à cet ami pour être dit à cet évêque : « Dum essem in admonendo sollicitus, in corripiendo nimius atque improvidus fui. Hoc non defendo, sed reprehendo : hoc non excuso, sed accuso. Ignoscatur, peto : recordetur nostram dilectionem pristinam, et obliviscatur offensionem novam. Faciat certè, quod me non fecisse succensuit : habeat lenitatem in danda venia, quam non habui in illa epistola conscribenda. »

J’ai douté si je n’en devais point demeurer là sans entrer de nouveau dans l’examen de la question qui a été l’occasion de notre brouillerie, de peur qu’il ne m’échappât encore quelque mot qui pût vous blesser. Mais j’appréhende d’une autre part que ce fût n’avoir pas assez bonne opinion de votre équité. Je vous dirai donc simplement les difficultés que j’ai encore sur cette proposition : « La notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais.

Il m’a semblé qu’il s’ensuivait de là que la notion individuelle d’Adam a enfermé qu’il aurait tant d’enfants, et la notion individuelle de chacun de ses enfants tout ce qu’ils feraient, et tous les enfants qu’ils auraient, et ainsi de suite : d’où j’ai cru que l’on pourrait inférer que Dieu a été libre de créer ou de ne pas créer Adam ; mais que, supposant qu’il l’ait voulu créer, tout ce qui est arrivé depuis au genre humain a dû et doit arriver par une nécessité fatale ; ou au moins qu’il n’y a pas plus de liberté à Dieu à l’égard de tout cela, supposé qu’il ait voulu créer Adam, que de ne pas créer une nature capable de penser, supposé qu’il ait voulu me créer.

Il ne me paraît pas, Monsieur, qu’en parlant ainsi j’aie confondu necessitatem ex hypothesi avec la nécessité absolue. Car je n’y parle jamais, au contraire, que de la nécessité ex hypothesi. Mais je trouve seulement étrange que tous les événements humains soient aussi nécessaires necessitate ex hypothesi de cette seule supposition que Dieu a voulu créer Adam, qu’il est nécessaire necessitate ex hypothesi qu’il y a eu dans le monde une nature capable de penser de cela seul qu’il m’a voulu créer.

Vous dites sur cela diverses choses de Dieu, qui ne me paraissent pas suffire pour résoudre ma difficulté.

1. « Qu’on a toujours distingué entre ce que Dieu est libre de faire absolument, et entre ce qu’il s’est obligé de faire en vertu de certaines résolutions déjà prises. » Cela est certain.

2. « Qu’il est peu digne de Dieu de le concevoir (sous prétexte de maintenir sa liberté) à la façon des Sociniens, et comme un homme qui prend des résolutions selon les occurrences. » Cette pensée est très folle : j’en demeure d’accord.

3. « Qu’il ne faut pas détacher les volontés de Dieu qui pourtant ont du rapport ensemble. Et qu’ainsi il ne faut pas considérer la volonté de Dieu de créer un tel Adam, détachée de tous les autres qu’il a a l’égard des enfants d’Adam et de tout le genre humain. » C’est aussi de quoi je conviens. Mais je ne vois pas encore que cela puisse servir a résoudre ma difficulté.

Car : 1. j’avoue de bonne foi que je n’ai pas compris que par la notion individuelle de chaque personne (par exemple d’Adam), que vous dites renfermer une fois pour toutes tout ce qui lui doit arriver à jamais, vous eussiez entendu cette personne en tant qu’elle est dans l’entendement divin, mais en tant qu’elle est en elle-même. Car il me semble qu’on n’a pas accoutumé de considérer la notion spécifique d’une sphère par rapport à ce qu’elle est représentée dans l’entendement divin, mais par rapport à ce qu’elle est en elle-même : et j’ai cru qu’il en était ainsi de la notion individuelle de chaque personne ou de chaque chose.

2. Il me suffit néanmoins que je sache que c’est là votre pensée pour m’y conformer, en recherchant si cela lève toute la difficulté que j’ai la-dessus, et c’est ce que je ne vois pas encore.

Car je demeure d’accord que la connaissance que Dieu a eue d’Adam, lorsqu’il a résolu de le créer, a enfermé celle de tout ce qui lui est arrivé, et de tout ce qui est arrivé et doit arriver à sa postérité : et ainsi, prenant en ce sens la notion individuelle d’Adam, ce que vous en dites est très certain.

J’avoue de même que la volonté qu’il a eue de créer Adam n’a point été détachée de celle qu’il a eue à l’égard de ce qui lui est arrivé, et à l’égard de toute sa postérité.

Mais il me semble qu’après cela il reste à demander (et c’est ce qui fait ma difficulté) si la liaison entre ces objets (j’entends Adam d’une part, et tout ce qui devait arriver tant à lui qu’à sa postérité de l’autre) est telle d’elle-même, indépendamment de tous les décrets libres de Dieu, ou si elle en a été dépendante : c’est-il-dire si ce n’est qu’en suite des décrets libres par lesquels Dieu a ordonné tout ce qui arriverait à Adam et à sa postérité ; ou s’il y a (indépendamment de ces décrets) entre Adam d’une part, et ce qui est arrivé et arrivera à lui et à sa postérité de l’autre, une connexion intrinsèque et nécessaire. Sans ce dernier je ne vois pas que ce que vous dites pût être vrai, que la notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes tout ce qui lui arrivera jamais : en prenant même cette notion par rapport à Dieu.

Il semble aussi que c’est à ce dernier que vous vous arrêtez ; car je crois que vous supposez que, selon notre manière de concevoir, les choses possibles sont possibles avant tous les décrets libres de Dieu : d’où il s’ensuit que ce qui est enfermé dans la notion des choses possibles, y est enfermé indépendamment de tous les décrets libres de Dieu. Or vous voulez que Dieu ait trouvé parmi les choses possibles un Adam possible accompagné de telles circonstances individuelles, et qui entre autres prédicats et aussi celui d’avoir avec le temps une telle postérité. Il y a donc, selon vous, une liaison intrinsèque pour parler ainsi, et indépendante de tous les décrets libres de Dieu entre cet Adam possible et toutes les personnes individuelles de toute sa postérité, et non seulement les personnes, mais généralement tout ce qui leur devait arriver. Or c’est, Monsieur, je ne vous dissimule point, ce qui m’est incompréhensible. Car il me semble que vous voulez que l’Adam possible (que Dieu a choisi préférablement à d’autres Adams possibles) a eu liaison avec toute la même postérité que l’Adam crée : n’étant selon vous, autant que j’en puis juger, que le même Adam considéré tantôt comme possible et tantôt comme créé. Or, cela supposé, voici ma difficulté :

Combien y a-t-il d’hommes qui ne sont venus au monde que par des décrets très libres de Dieu, comme Isaac, Samson Samuel et tant d’autres ? Lors donc que Dieu les a connus conjointement avec Adam, ce n’a pas été parce qu’ils étaient enfermés dans la notion individuelle de l’Adam possible indépendamment des décrets de Dieu. Il n’est donc pas vrai que toutes les personnes individuelles de la postérité d’Adam aient été enfermées dans la notion individuelle d’Adam possible, puisqu’il aurait fallu qu’elles y eussent été enfermées indépendamment des décrets divins.

On peut dire la même chose d’une infinité d’événements humains qui sont arrivés par des ordres très particuliers de Dieu, comme entre autres la religion judaïque et chrétienne, et surtout l’incarnation du Verbe divin. Je ne sais comment on pourrait dire que tout cela était enfermé dans la notion individuelle de l’Adam possible ? Ce qui est considéré comme possible, devant avoir tout ce que l’on conçoit qu’il a sous cette notion indépendamment des décrets divins.

De plus, Monsieur, je ne sais comment en prenant Adam pour l’exemple d’une nature singulière on peut concevoir plusieurs Adams possibles. C’est comme si je concevais plusieurs moi possibles, ce qui assurément est inconcevable. Car je ne puis penser à moi sans que je ne me considère comme une nature singulière, tellement distinguée de toute autre existante ou possible, que je puis aussi peu concevoir divers moi que concevoir un rond qui n’ait pas tous les diamètres égaux. La raison est que ces divers moi seraient différents les uns des autres, autrement ce ne seraient pas plusieurs moi. Il faudrait donc qu’il y eût quelqu’un de ces moi qui ne fût pas moi : ce qui est une contradiction visible.

Souffrez maintenant, Monsieur, que je transfère à ce moi ce que vous dites d’Adam, et jugez vous-même si cela serait soutenable. Entre les êtres possibles, Dieu a trouvé dans ses idées plusieurs moi dont l’un a pour ses prédicats d’avoir plusieurs enfants et d’être médecin, et un autre de vivre dans le célibat et d’être théologien. Et s’étant résolu de créer le dernier, le moi qui est maintenant enfermé dans sa notion individuelle de vivre dans le célibat et d’être théologien, au lieu que le premier aurait enfermé dans sa notion individuelle d’être marié et d’être médecin. N’est-il pas clair qu’il n’y aurait point de sens dans ce discours : parce que mon moi étant nécessairement une telle nature individuelle, ce qui est la même chose que d’avoir une telle notion individuelle, il est aussi impossible de concevoir des prédicats contradictoires dans la notion individuelle de moi que de concevoir un moi diffèrent de moi. D’où il faut conclure, ce me semble, qu’étant impossible que je ne fusse pas toujours demeuré moi, soit que je me fusse marié, ou que j’eusse vécu dans le célibat, la notion individuelle de mon moi n’a enfermé ni l’un ni l’autre de ces deux états ; comme c’est bien conclure : ce carré de marbre est le même, soit qu’il soit en repos, soit qu’on le remue ; donc ni le repos ni le mouvement n’est enfermé dans sa notion individuelle. C’est pourquoi, Monsieur, il me semble que je ne dois regarder comme enfermé dans la notion individuelle de moi que ce qui est tel que je ne serais plus moi, s’il n’était en moi : et que tout ce qui est tel au contraire, qu’il pourrait être en moi ou n’être pas en moi, sans que je ne cessasse d’être moi, ne petit être considéré comme étant enfermé dans ma notion individuelle ; quoique par l’ordre de la providence de Dieu, qui ne change point la nature des choses, il ne puisse arriver que cela ne soit en moi. C’est ma pensée que je crois conforme à tout ce qui a toujours été cru par tous les philosophes du monde.

Ce qui m’y confirme, c’est que j’ai de la peine à croire que ce soit bien philosopher, que de chercher dans la manière dont Dieu connaît les choses ce que nous devons penser, ou de leurs notions spécifiques ou de leurs notions individuelles. L’entendement divin est la règle de la vérité des choses quoad se ; mais il ne me paraît pas que, tant que nous sommes en cette vie, il en puisse être la règle quoad nos. Car que savons-nous présentement de la science de Dieu ? Nous savons qu’il connaît toutes choses, et qu’il les connaît toutes par un acte unique et très simple qui est son essence. Quand je dis que nous le savons, j’entends par là que nous sommes assurés que cela doit être ainsi. Mais le comprenons-nous ? et ne devons nous pas reconnaître que, quelque assurés que nous soyons que cela est, il nous est impossible de concevoir comment cela peut être ? Pouvons-nous de même concevoir que la science de Dieu étant son essence, même entièrement nécessaire et immuable, il a néanmoins la science d’une infinité de choses qu’il aurait pu ne pas avoir, parce que ces choses auraient pu ne pas être ? Il en est de même de sa volonté, qui est aussi son essence même, où il n’y a rien que de nécessaire, et néanmoins il veut et a voulu de toute éternité des choses qu’il aurait pu ne pas vouloir. Je trouve aussi beaucoup d’incertitudes dans la manière dont nous nous représentons d’ordinaire que Dieu agit. Nous nous imaginons qu’avant de vouloir créer le monde il a envisagé une infinité de choses possibles, dont il a choisi les unes et rebuté les autres ; plusieurs Adams possibles, chacun avec une grande suite de personnes et d’événements avec qui il a une liaison intrinsèque ; et nous supposons que la liaison de toutes ces autres choses avec l’un de ces Adams possibles est toute semblable à celle que nous savons qu’a eue l’Adam créé avec toute sa postérité ; ce qui nous fait penser que c’est celui-là de tous les Adams possibles que Dieu a choisi, et qu’il n’a point voulu de tous les autres. Mais sans m’arrêter à ce que j’ai déjà dit, que prenant Adam pour exemple d’une nature singulière, il est aussi peu possible de concevoir plusieurs Adams que de concevoir plusieurs moi, j’avoue de bonne foi que je n’ai aucune idée de ces substances purement possibles, c’est-à-dire que Dieu ne créera jamais. Et je suis fort porté à croire que ce sont des chimères que nous nous formons, et que tout ce que nous appelons substances possibles, purement possibles, ne peut être autre chose que la toute-puissance de Dieu, qui, étant un pur acte, ne souffre point qu’il y ait en lui aucune possibilité ; mais on en peut concevoir dans les natures qu’il a créées, parce que, n’étant pas l’être même par essence, elles sont nécessairement composées de puissance et d’acte ; ce qui fait que je les puis concevoir comme possibles : ce que je puis aussi faire d’une infinité de modifications qui sont dans la puissance de ces natures créées, telles que sont les pensées des natures intelligentes et les figures de la substance étendue. Mais je suis fort trompé s’il y a personne qui ose dire qu’il a l’idée d’une substance possible, purement possible. Car pour moi je suis convaincu que, quoiqu’on parle tant de ces substances purement possibles, on n’en conçoit néanmoins jamais aucune que sous l’idée de quelqu’une de celles que Dieu a créées. Il me semble donc que l’on pourrait dire que, hors les choses que Dieu a créées ou qu’il doit créer-, il n’y a nulle possibilité passive, mais seulement une puissance active et infinie.

Quoi qu’il en soit, tout ce que je veux conclure de cette obscurité, et de la difficulté de savoir de quelle manière les choses sont dans la connaissance de Dieu, et de quelle nature est la liaison qu’elles y ont entre elles, et si c’est une liaison intrinsèque ou extrinsèque, pour parler ainsi ; tout ce que j’en veux, dis-je, conclure est que ce n’est point en Dieu, qui habite à notre égard une lumière inaccessible, que nous devons aller chercher les vraies notions ou spécifiques ou individuelles des choses que nous connaissons ; mais que c’est dans les idées que nous en trouvons en nous. Or je trouve en moi la notion d’une nature individuelle, puisque j’y trouve la notion de moi. Je n’ai donc qu’a la consulter, pour savoir ce qui est enfermé dans cette notion individuelle, comme je n’ai qu’à consulter la notion spécifique d’une sphère, pour savoir ce qui y est enfermé. Or je n’ai point d’autre règle pour cela, sinon de considérer ce qui est tel qu’une sphère ne serait plus sphère si elle ne l’avait, comme est d’avoir tous les points de sa circonférence également distants du contre, ou qui ne ferait pas qu’elle ne serait point sphère, comme de n’avoir qu’un pied de diamètre au lieu qu’une autre sphère en aurait dix, en aurait cent. Je juge par là que le premier est enfermé dans la notion spécifique d’une sphère, et que pour le dernier, qui est d’avoir un plus grand ou un plus petit diamètre, cela n’est point enfermé. J’applique la même règle à la notion individuelle de moi. Je suis assure que tant que je pense je suis moi. Car je ne puis penser que je ne sois, ni être, que je ne sois moi. Mais je puis penser que je ferai un tel voyage, ou que je ne le ferai pas, en demeurant très assuré que ni l’un ni l’autre n’empêchera que je ne sois moi. Je me tiens donc très assuré que ni l’un ni l’autre n’est enfermé dans la notion individuelle de moi. Mais Dieu a prévu, dira-t-on, que vous ferez ce voyage. Soit. Il est donc indubitable que vous le ferez ? Soit encore. Cela change-t-il rien dans la certitude que j’ai, que, soit que je le fasse, ou que je ne le fasse pas, je serai toujours moi. Je dois donc conclure que ni l’un ni l’autre n’entre dans mon moi, c’est-à-dire dans ma notion individuelle. C’est à quoi il me semble qu’on en doit demeurer, sans avoir recours à la connaissance de Dieu pour savoir ce qu’enferme la notion individuelle de chaque chose.

Voilà, Monsieur, ce qui m’est venu dans l’esprit sur la proposition qui m’avait fait de la peine, et sur l’éclaircissement que vous y avez donné. Je ne sais si j’ai bien pris votre pensée, ç’a été au moins mon intention. Cette matière est si abstraite qu’on s’y peut aisément tromper ; mais je serais bien fâché que vous eussiez de moi une aussi méchante opinion que ceux qui me représentent comme un écrivain emporté qui ne réfuterait personne qu’en le calomniant, et prenant à dessein ses sentiments de travers. Ce n’est point là assurément mon caractère. Je puis quelquefois dire trop franchement mes pensées. Je puis aussi quelquefois ne pas bien prendre celles des autres (car certainement je ne me crois pas infaillible, et il faudrait l’être pour ne s’y tromper jamais), mais, quand ce ne serait que par amour-propre, ce ne serait jamais à dessein que je les prendrais mal, ne trouvant rien de si bas que d’user de chicaneries et d’artifices dans les différends que l’on peut avoir sur des matières de doctrine ; quoique ce fût avec des gens que nous n’aurions point d’ailleurs sujet d’aimer, et à plus forte raison quand c’est avec des amis. Je crois, Monsieur, que vous voulez bien que je vous mette de ce nombre. Je ne puis douter que vous ne me fassiez l’honneur de m’aimer, vous m’en avez donné trop de marques, Et, pour moi, je vous proteste que la faute même que je vous supplie encore une fois de me pardonner n’est que l’effet de l’affection que Dieu m’a donnée pour vous, et d’un zèle pour votre salut qui a pu ne pas être assez modéré.

Je suis, Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur.
A. Arnauld.

A. Arnauld au Landgrave.

13 mai 1686.

Je suis bien fâché, Monseigneur, d’avoir donné occasion à M. Leibniz de s’emporter si fort contre moi. Si je l’avais prévu, je me serais bien gardé de dire si franchement ce que je pensais d’une de ses propositions métaphysiques ; mais je le devais prévoir, et j’ai eu tort de me servir de termes si durs, non contre sa personne, mais contre son sentiment. Ainsi, j’ai cru que j’étais obligé de lui en demander pardon, et je l’ai fait très sincèrement par la lettre que je lui écris et que j’envoie ouverte à V. A. C’est aussi tout de bon que je la prie de faire ma paix, et de me réconcilier avec un ancien ami, dont je serais très fâché d’avoir fait un ennemi par mon imprudence ; mais je serai bien aise que cela en demeure là et que je ne sois plus obligé de lui dire ce que je pense de ses sentiments, car je suis si accablé de tant d’autres occupations, que j’aurais de la peine à le satisfaire ces matières abstraites demandent beaucoup d’application et ne se pouvant pas faire que cela ne me prît beaucoup de temps. »

Je ne sais si je n’ai oublié de vous envoyer une addition à l’apologie pour les catholiques ; j’en ai peur, à cause que V. A. ne m’en parle point : c’est pourquoi je lui en envoie aujourd’hui avec deux factums. L’évêque de Namur, que l’internonce a nommé pour juge, a de la peine à se résoudre à accepter cette commission, tant les Jésuites se font craindre ; mais si leur puissance est si grande qu’on ne puisse obtenir contre eux de justice en ce monde, ils ont sujet d’appréhender que Dieu ne les punisse en l’autre avec d’autant plus de rigueur. C’est une terrible histoire et bien considérable que celle de ce chanoine, dont les débauches apparemment seraient impunies, s’il ne s’était rendu odieux par ses fourberies et par ses cabales. Ce ministre luthérien dont V. A. parle doit avoir des bonnes qualités ; mais c’est une chose incompréhensible, et qui marque une prévention bien aveugle, qu’il puisse regarder Luther comme un homme destiné de Dieu pour la réformation de la religion chrétienne. Il faut qu’il ait une idée bien basse de la véritable piété, pour en trouver dans un homme fait comme celui-là, impudent dans ses discours et si goinfre dans sa vie. Je ne suis pas surpris de ce que ce ministre vous a dit contre ceux qu’on appelle Jansénistes, Luther ayant d’abord avancé des propositions outrées contre la coopération de la grâce et contre le libre arbitre, jusques à donner pour titre il un de ses livres : De servo arbitrio. Mélanchton, quelque temps après, les mitige beaucoup, et les Luthériens depuis sont passés dans l’extrémité opposée, de sorte que les Arminiens n’avaient rien de plus fort à opposer aux Gomaristes que les sentiments de l’Église luthérienne. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que les Luthériens d’aujourd’hui, qui sont dans les mêmes sentiments que les Arminiens, soient opposés aux disciples de saint Augustin. Car les Arminiens sont plus sincères que les Jésuites. Ils avouent que saint Augustin est contre eux dans les opinions qui leur sont communes avec les Jésuites, mais ils ne se croient pas obligés de le suivre. Ce que mande le Pere Jobert des nouveaux convertis donne lieu d’espérer que ceux qui ne le sont que de nom pourront revenir peu à peu, pourvu qu’on s’applique à les instruire, qu’on les édifie par de bons exemples et qu’on remplisse les cures de bons sujets ; mais ce, serait tout gâter que de leur ôter les traductions en langue vulgaire de tout ce qui se dit il la messe. Il n’y a que cela qui les puisse guérir de l’aversion qu’on leur en a donnée. Cependant on ne nous a point encore mandé ce qu’est devenue la tempête qui s’est excitée contre l’Année chrétienne, dont j’ai écrit à V. A. il y a déjà assez longtemps. Un gentilhomme nommé M. Cicati, qui tient l’Académie à Bruxelles, qui se dit fort connu de V. A., parce qu’il a eu l’honneur d’apprendre à monter à cheval aux princes ses fils, connaît un Allemand, fort honnête homme qui sait fort bien le français et est bon jurisconsulte, ayant même eu une charge de conseiller, et qui a été déjà employé à conduire de jeunes seigneurs. Il croit qu’il serait très propre auprès des princes ses petits-fils, lors surtout qu’ils iront voyager en France, et que même, en attendant, il pourrait rendre d’autres services à V. A. Il ajoute qu’il n’est point intéressé et qu’il ne se mettra point à si haut prix que cela puisse incommoder V. A. J’ai cru qu’il ne pouvait nuire de lui donner cet avis, cela ne l’oblige à rien et lui peut servir, si elle se croit obligée de mettre auprès de ces jeunes princes une personne qui ne les quitte ni jour ni nuit. Ne sachant pas les qualités de M. Leibniz, je supplie V. A. de faire mettre le dessus à la lettre que je lui écris[9].

Remarques sur la lettre de M. Arnaud touchant ma proposition : que la notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais[10].

« J’ai cru ; dit M. Arnaud, qu’on en pourrait inférer que Dieu a été libre de créer ou de ne pas créer Adam, mais que, supposant qu’il l’ait voulu créer, tout ce qui est arrivé au genre humain a dû ou doit arriver par une nécessite fatale, ou au moins qu’il n’y a pas plus de liberté à Dieu à l’égard de tout cela, suppose qu’il ait voulu créer Adam, que de ne pas créer une nature capable de penser, supposé qu’il ait voulu me créer. » J’avais répondu premièrement qu’il faut distinguer entre la nécessite absolue et hypothétique. À quoi M. Arnaud réplique ici qu’il ne parle que de necessitate ex hypothesi. Après cette déclaration, la dispute change de face. Le terme de la nécessite fatale dont il s’était servi et qu’on ne prend ordinairement que d’une nécessite absolue m’avait obligé à cette distinction, qui cesse maintenant d’autant que M. Arnaud n’insiste point sur la necessitate fatali, puisqu’il parle alternativement : « par une necessitate fatali ou au moins, etc. » Aussi, serait-il inutile de disputer du mot. Mais, quant à la chose, M. Arnaud trouve encore étrange ce qu’il semble que je soutiens, savoir « que tous les événements humains arrivent necessitate ex hypothesi de cette seule supposition que Dieu a voulu créer Adam » ; à quoi j’ai deux réponses à donner, l’une que ma supposition n’est pas simplement que Dieu a voulu créer un Adam, dont la notion soit vague et incomplète, mais que Dieu a voulu créer un tel Adam assez déterminé à un individu. Et cette notion individuelle complète, selon moi, enveloppe des rapports à toute la suite des choses, ce qui doit paraître d’autant plus raisonnable que M. Arnaud m’accorde ici la liaison qu’il y a entre les résolutions de Dieu, savoir que Dieu, prenant la résolution de créer un tel Adam, a égard à toutes les résolutions qu’il prend touchant toute la suite de l’univers, à peu près comme une personne sage qui prend une résolution à l’égard d’une partie de son dessein, l’a tout entier en vue, et se résoudra d’autant mieux, si elle pourra se résoudre sur toutes les parties à la fois.

L’autre réponse est que la conséquence en vertu de laquelle les événements suivent de l’hypothèse est bien toujours certaine, mais qu’elle n’est pas toujours nécessaire necessitate metaphysica, comme est celle qui se trouve dans l’exemple de M. Arnaud (que Dieu en résolvant de me créer ne saurait manquer de créer une nature capable de penser), mais que souvent la conséquence n’est que physique, et suppose quelques décrets libres de Dieu, comme font les conséquences qui dépendent des lois du mouvement, ou qui dépendent de ce principe de morale, que tout esprit se portera à ce qui lui paraît le meilleur. Il est vrai que, lorsque la supposition des décrets qui font la conséquence est ajoutée a la première supposition de la résolution de Dieu de créer Adam, qui faisait l’antécédent (pour faire un seul antécédent de toutes ces suppositions ou résolutions) ; il est vrai, dis-je, qu’alors la conséquence s’achève.

Comme j’avais déjà touché en quelque façon ces deux réponses dans ma lettre envoyée à Mgr le Landgrave, M. Arnaud fait ici des répliques qu’il faut considérer. Il avoue de bonne foi d’avoir pris mon opinion, comme si tous les événements d’un individu se déduisaient, selon moi, de sa notion individuelle, de la même manière et avec la même nécessité qu’on déduit les propriétés de la sphère de la notion spécifique ou définition ; et comme si j’avais considéré sa notion de l’individu en lui-même, sans avoir égard à la manière de laquelle il est dans l’entendement ou volonté de Dieu. « Car, dit-il, il me semble qu’on n’a pas accoutumé de considérer la notion spécifique d’une sphère par rapport à ce qu’elle est représentée dans l’entendement divin, mais par rapport à ce qu’elle est en elle-même, et j’ai cru qu’il en était ainsi de la notion individuelle de chaque personne ; » mais il ajoute que maintenant qu’il sait que c’est là ma pensée, cela lui suffit pour s’y conformer en recherchant si elle lève toute la difficulté, dont il doute encore. Je vois que M. Arnaud ne s’est pas souvenu ou du moins ne s’est pas soucié du sentiment des cartésiens, qui soutiennent que Dieu établit par sa volonté les vérités éternelles, comme sont celles qui touchent les propriétés de la sphère ; mais, comme je ne suis pas de leur sentiment, non plus que M. Arnaud, je dirai seulement pourquoi je crois qu’il faut philosopher autrement de la notion d’une substance individuelle que de la notion spécifique de la sphère. C’est que la notion d’une espèce n’enferme que des vérités éternelles ou nécessaires ; mais la notion d’un individu enferme sub ratione possibilitatis ce qui est de fait ou ce qui se rapporte à l’existence des choses et au temps, et par conséquent elle dépend de quelques décrets libres de Dieu considérés comme possibles, car les vérités de fait ou d’existence dépendent des décrets de Dieu. Aussi la notion de la sphère en général est incomplète ou abstraite, c’est-à-dire on n’y considère que l’essence de la sphère en général ou en théorie sans avoir égard aux circonstances singulières, et par conséquent elle n’enferme nullement ce qui est requis à l’existence d’une certaine sphère ; mais la notion de la sphère qu’Archimède a fait mettre sur son tombeau est accomplie et doit enfermer tout ce qui appartient au sujet de cette forme. C’est pourquoi dans les considérations individuelles ou de pratique, quæ versantur circa singularia, outre la forme de la sphère, il y entre la matière dont elle est faite, le lieu, le temps et les autres circonstances qui, par un enchaînement continuel, envelopperaient enfin toute la suite de l’univers, si l’on pouvait poursuivre tout ce que ces notions enferment. Car la notion de cette particelle de matière dont cette sphère est faite enveloppe tous les changements qu’elle a subis et subira un jour. Et selon moi chaque substance individuelle contient toujours des traces de ce qui lui est jamais arrivé et des marques de ce qui lui arrivera à tout jamais. Mais ce que je viens de dire peut suffire pour rendre raison de mon procédé.

Or, M. Arnaud déclare qu’en prenant la notion individuelle d’une personne par rapport à la connaissance que Dieu en a eue, lorsqu’il a résolu de la créer, ce que je dis de cette notion est très certain ; et il avoue de même que la volonté de créer Adam n’a point été détachée de celle qu’il a eue à l’égard de ce qui est arrivé à lui et à sa postérité. Mais il demande maintenant si la liaison entre Adam et les événements de sa postérité est dépendante ou indépendante des décrets libres de Dieu, « c’est-à-dire, comme il s’explique, si ce n’est qu’en suite des décrets libres, par lesquels Dieu a ordonné tout ce qui arriverait à Adam et à sa postérité, que Dieu a connu ce qui leur arriverait, ou s’il y a, indépendamment de ces décrets, entre Adam et les événements susdits une connexion intrinsèque et nécessaire ». Il ne doute point que je ne choisisse le second parti, et, en effet, je ne saurais choisir le premier, de la manière qu’il vient d’être expliqué ; mais il me semble qu’il y a quelque milieu. Il prouve, cependant, que je dois choisir le dernier, parce que je considère la notion individuelle d’Adam comme possible en soutenant que parmi une infinité de notions possibles Dieu a choisi celle d’un tel Adam ; or, les notions possibles en elles-mêmes ne dépendent peint des décrets libres de Dieu.

Mais c’est ici qu’il faut que je m’explique un peu mieux ; je dis donc que la liaison entre Adam et les événements humains n’est pas indépendante de tous les décrets libres de Dieu ; mais aussi elle n’en dépend pas entièrement de telle sorte, comme si chaque événement n’arrivait ou n’était prévu qu’en vertu d’un décret particulier primitif fait à son égard. Je crois donc qu’il n’y a que peu de décrets libres primitifs qu’on peut appeler lois de l’univers, qui règlent les suites des choses, lesquels, étant joints au décret libre de créer Adam, achèvent la conséquence, à peu près comme il ne faut que peu d’hypothèses pour expliquer les phénomènes ; ce que j’expliquerai encore plus distinctement dans la suite. Et quant à l’objection que les possibles sont indépendants des décrets de Dieu, je l’accorde des décrets actuels (quoique les cartésiens n’en conviennent point) ; mais je soutiens que les notions individuelles possibles enferment quelques décrets libres possibles. Par exemple, si ce monde n’était que possible, la notion individuelle de quelque corps de ce monde, qui enferme certains mouvements comme possibles, enfermerait aussi nos lois du mouvement (qui sont des décrets libres de Dieu), mais aussi comme possibles seulement. Car, comme il y a une infinité de mondes possibles, il y a aussi une infinité de lois, les unes propres à l’un, les autres à l’autre, et chaque individu possible de quelque monde enferme dans sa notion les lois de son monde.

On peut dire la même chose des miracles ou opérations extraordinaires de Dieu, qui ne laissent pas d’être dans l’ordre général, de se trouver conformes aux principaux desseins de Dieu, et par conséquent d’être enfermés dans la notion de cet univers, lequel est un résultat de ces desseins ; comme l’idée d’un bâtiment résulte des fins ou desseins de celui qui l’entreprend, et l’idée ou notion de ce monde est un résultat de ces desseins de Dieu considérés comme possibles. Car tout doit être expliqué par sa cause, et celle de l’univers, ce sont les fins de Dieu. Or chaque substance individuelle, selon moi, exprime tout l’univers suivant une certaine vue, et par conséquent elle exprime aussi lesdits miracles. Tout cela se doit entendre de l’ordre général, des desseins de Dieu, de la suite de cet univers, de la substance individuelle et des miracles ; soit qu’on les prenne dans l’état actuel, ou qu’on les considère sub ratione possibilitatis. Car un autre monde possible aura aussi tout cela à sa manière, quoique les desseins du nôtre aient été préférés.

On peut juger aussi par ce que je viens de dire des desseins de Dieu et des lois primitives, que cet univers a une certaine notion principale ou primitive, de laquelle les événements particuliers ne sont que des suites, sauf pourtant la liberté et la contingence, à laquelle la certitude ne nuit point, puisque la certitude des événements est fondée en partie sur des actes libres. Or chaque substance individuelle de cet univers exprime dans sa notion l’univers, dans lequel il entre. Et non seulement la supposition que Dieu ait résolu de créer cet Adam, mais encore celle de quelque autre substance individuelle que ce soit enferme des résolutions pour tout le reste parce que c’est la nature d’une substance individuelle d’avoir une telle notion complète, d’où se peut déduire tout ce que l’on lui peut attribuer et même tout l’univers à cause de la connexion des choses. Néanmoins pour procéder exactement il faut dire que ce n’est pas tant il cause que Dieu a résolu de créer cet Adam, qu’il a résolu tout le reste, mais que tant la résolution qu’il prend à l’égard d’Adam, que celle qu’il prend à l’égard d’autres choses particulières, est une suite de la résolution qu’il prend à l’égard de tout l’univers et des principaux desseins qui en déterminent la notion primitive, et en établissant cet ordre général et inviolable auquel tout est conforme, sans qu’il en faille excepter les miracles, qui sont sans doute conformes aux principaux desseins de Dieu, quoique les maximes particulières qu’on appelle lois de nature n’y soient pas toujours observées.

J’avais dit que la supposition de laquelle tous les événements humains se peuvent déduire n’est pas simplement de créer un Adam, vague, mais celle de créer un tel Adam détermine à toutes ces circonstances choisi parmi une infinité d’Adams possibles. Cela a donné occasion à M. Arnaud d’objecter, non sans raison, qu’il est aussi peu possible de concevoir plusieurs Adams, prenant Adam pour une nature singulière, que de concevoir plusieurs moi. J’en demeure d’accord, mais aussi en parlant de plusieurs Adams je ne prenais pas Adam pour un individu déterminé. Il faut donc que je m’explique. Et voici comme je l’entendais. Quand on considère en Adam une partie de ses prédicats : par exemple, qu’il est le premier homme, mis dans un jardin de plaisir, de la côte duquel Dieu tira une femme, et choses semblables conçues sub ratione generalitalis (c’est-à-dire sans nommer Ève, le paradis et autres circonstances qui achèvent l’individualité), et qu’on appelle Adam la personne à qui ces prédicats sont attribués, tout cela ne suffit point à déterminer l’individu, car il y peut avoir une infinité d’Adams, c’est-in-dire de personnes possibles à qui cela convient, différentes entre elles. Et bien loin que je disconvienne de ce que M. Arnaud dit contre cette pluralité d’un même individu, je m’en étais servi moi-même pour faire mieux entendre que la nature d’un individu doit être complètent déterminée. Je suis même très persuadé de ce que saint Thomas avait déjà enseigné à l’égard des intelligences, et que je tiens être général, savoir qu’il n’est pas possible qu’il y ait deux individus entièrement semblables, ou différents solo numero. Il ne faut donc pas recevoir un Adam vague, c’est-à-dire une personne à qui certains attributs d’Adam appartiennent, quand il s’agit de déterminer si tous les événements humains suivent de sa supposition ; mais il lui faut attribuer une notion si complète, que tout ce qui lui peut être attribué en puisse être déduit ; or il n’y a pas lieu de douter que Dieu ne puisse former une telle notion de lui, ou plutôt qu’il ne la trouve toute formée dans le pays des possibles, c’est-à-dire dans son entendement.

Il s’ensuit aussi que ce n’aurait pas été notre Adam, mais un autre, s’il avait eu d’autres événements, car rien ne nous empêche de dire que ce serait un autre. C’est donc un autre. Il nous paraît bien que ce carré de marbre apporté de Gênes aurait été tout à fait le même quand on l’y aurait laissé, parce que nos sens ne nous font juger que superficiellement, mais dans le fond à cause de la connexion des choses tout l’univers avec toutes ses parties serait tout autre, et aurait été un autre dès le commencement, si la moindre chose y allait autrement qu’elle ne va. Ce n’est pas pour cela que les événements soient nécessaires, mais c’est qu’ils sont certains-après le choix que Dieu a fait de cet univers possible, dont la notion contient cette suite de choses. J’espère que ce que je vais dire en pourra faire convenir M. Arnaud même. Soit une ligne droite ABC représentant un certain temps. Et soit une substance individuelle, par exemple moi, qui demeure ou subsiste pendant ce temps-là. Prenons donc premièrement moi qui subsiste durant le temps AB. et qui suis alors à Paris, et que c’est encore moi qui subsiste durant le temps BC. Puisque donc on suppose que c’est la même substance individuelle qui dure, ou bien que c’est moi qui subsiste dans le temps BC, et qui suis alors en Allemagne ; il faut nécessairement qu’il y ait une raison qui fasse dire véritablement que nous durons, c’est-à-dire que moi, qui ai été à Paris, suis maintenant en Allemagne. Car s’il n’y en a point, on aurait autant de droit de dire que c’est un autre. Il est vrai que mon expérience intérieure m’a convaincu à posteriori de cette identité, mais il faut qu’il y en ait une aussi à priori. Or il n’est pas possible de trouver une autre, sinon que tant mes attributs du temps et état precédant, que mes attributs et état suivant sont des prédicats d’un même sujet, insunt eidem subjecto. Or qu’est-ce que de dire que le prédicat est dans le même sujet, sinon que la notion du prédicat se trouve en quelque façon enfermée dans la notion du sujet ? Et puisque, des que j’ai commencé d’être, on pouvait dire de moi véritablement que ceci ou cela m’arriverait, il faut avouer que ces prédicats étaient des lois enfermées dans le sujet ou dans ma notion complète, qui fait ce qu’on appelle moi, qui est le fondement de la connexion de tous mes états différents et que Dieu connaissait parfaitement de toute éternité. Après cela, je crois que tous les doutes doivent disparaître ; car, disant que la notion individuelle d’Adam enferme tout ce qui lui arrivera à jamais, je ne veux dire autre chose, sinon ce que tous les philosophes entendent en disant prædicatum inesse subjecto verœ propositionis. Il est vrai que les suites d’un dogme si manifeste sont paradoxes, mais c’est la faute des philosophes qui ne poursuivent pas assez les notions les plus claires.

Maintenant je crois que M. Arnaud, étant aussi pénétrant et équitable qu’il l’est, ne trouvera plus ma proposition si étrange, quand même il ne pourrait pas encore l’approuver entièrement, quoique je me flatte presque de son approbation. Je demeure d’accord de ce qu’il ajoute judicieusement touchant la circonspection dont il faut user en consultant la science divine, pour savoir ce que nous devons juger des notions des choses. Mais, à le bien prendre, ce que je viens de dire doit avoir lieu quand on ne parlerait point de Dieu qu’autant qu’il est nécessaire. Car, quand on ne dirait pas que Dieu, considérant l’Adam qu’il prend la résolution de créer, y voit tous ses événements, c’est assez qu’on peut toujours prouver qu’il faut qu’il y ait une notion complète de cet Adam qui les contienne. Car tous les prédicats d’Adam dépendent d’autres prédicats du même Adam, ou n’en dépendent point. Mettant donc à part ceux qui dépendent d’autres, on n’a qu’à prendre ensemble tous les prédicats primitifs pour former la notion complète d’Adam suffisante à en déduire tout ce qui lui doit jamais arriver, autant qu’il faut pour en pouvoir rendre raison. Il est manifeste que Dieu peut inventer et même conçoit effectivement une telle notion suffisante pour rendre raison de tous les phénomènes appartenant à Adam ; mais il n’est pas moins manifeste qu’elle est possible en elle-même. Il est vrai qu’il ne faut pas s’enfoncer sans nécessité dans la recherche de la science et volonté divine, il cause des grandes difficultés qu’il y a ; néanmoins on peut expliquer ce que nous en avons tiré pour notre question, sans entrer dans ces difficultés dont M. Arnaud fait mention, comme est celle qu’il y a de comprendre comment la simplicité de Dieu est conciliable avec ce que nous sommes obligés d’y distinguer. Il est aussi fort difficile d’expliquer parfaitement comment Dieu a une science qu’il aurait pu ne pas avoir, qui est la science de la vision ; car, si les futurs contingents n’existaient point, Dieu n’en aurait point de vision. Il est vrai qu’il ne laisserait pas d’en avoir la science simple, laquelle est devenue vision en y joignant sa volonté ; de sorte que cette difficulté se réduit peut-être à ce qu’il y a de difficile dans sa volonté, savoir comment Dieu est libre de vouloir. Ce qui nous passe sans doute, mais il n’est pas aussi nécessaire de l’entendre pour résoudre notre question.

Pour ce qui est de la manière, selon laquelle nous concevons que Dieu agit en choisissant le meilleur parmi plusieurs possibles, M. Arnaud a raison d’y trouver de l’obscurité. Il semble néanmoins reconnaître que nous sommes portés à concevoir qu’il y a une infinité de premiers hommes possibles, chacun avec une grande suite de personnes et d’événements, et que Dieu en choisit celui qui lui plait avec sa suite ; cela n’est donc pas si étrange qu’il lui avait paru d’abord. Il est vrai que M. Arnaud témoigne qu’il est fort porté à croire que ces substances purement possibles ne sont que des chimères. C’est de quoi je ne veux pas disputer, mais j’espère que nonobstant cela il m’accordera ce dont j’ai besoin. Je demeure d’accord qu’il n’y a point d’autre réalité dans les purs possibles que celle qu’ils ont dans l’entendement divin, et on verra par là que M. Arnaud sera obligé lui-même de recourir à la science divine pour les expliquer au lieu qu’il semblait vouloir ci-dessus qu’on les devait cherchait en eux-mêmes. Quand j’accorderais aussi ce de quoi M. Arnaud se tient convaincu, et que je ne nie pas, que nous ne concevons rien de possible que par les idées qui se trouvent effectivement dans les choses que Dieu a crées, cela ne me nuirait point. Car, en parlant des possibilités, je me contente qu’on puisse former des propositions véritables. Par exemple, s’il n’y avait point de carré parfait au monde, nous ne laisserions pas de voir qu’il n’implique point de contradiction. Et si on voulait rejeter absolument les purs possibles, on détruirait la contingence ; car, si rien n’est possible que ce que Dieu a créé effectivement, ce que Dieu a créé serait nécessaire en cas que Dieu ait résolu de créer quelque chose.

Enfin, je demeure d’accord que, pour juger de la notion d’une substance individuelle, il est bon de consulter celle que j’ai de moi-même, comme il faut consulter la notion spécifique de la sphère pour juger de ses propriétés. Quoiqu’il y ait bien de la différence car la notion de moi et de toute autre substance individuelle est infiniment plus étendue et plus difficile il comprendre qu’une notion spécifique comme est celle de la sphère, qui n’est qu’incomplète. Ce n’est pas assez que je me sente une substance qui pense, il faudrait concevoir distinctement ce qui me distingue de tous les autres esprits, mais je n’en ai qu’une expérience confuse. Cela fait que, quoiqu’il soit aisé de juger que le nombre des pieds du diamètre n’est pas enfermé dans la notion de la sphère en général, il n’est pas si aisé de juger si le voyage que j’ai dessein de faire est enfermé dans ma notion, autrement il nous serait aussi aisé d’être prophètes que d’être géomètres. Je suis incertain si je ferai le voyage, mais je ne suis pas incertain que, soit que je le fasse ou non, je serai toujours moi. C’est une prévention qu’il ne faut pas confondre avec une notion ou connaissance distincte. Ces choses ne nous paraissent indéterminées que parce que les avances ou marques qui s’en trouvent dans notre substance ne sont pas reconnaissables il nous. À peu près comme ceux qui ne consultent que les sens traiteront de ridicule celui qui leur dira que le moindre mouvement se communique aussi loin que s’étend la matière, parce que l’expérience seule ne le saurait montrer ; mais quand on considère la nature du mouvement et de la matière, on en est convaincu. Il en est de même ici : quand on consulte l’expérience confuse qu’on a de sa notion individuelle en particulier, on n’a garde de s’apercevoir de cette liaison des événements ; mais quand on considère les notions générales et distinctes qui y entrent, on la trouve. En effet, en consultant la notion que j’ai de toute proposition véritable, je trouve que tout prédicat nécessaire ou contingent, passé, présent ou futur, est compris dans la notion du sujet, et je n’en demande pas davantage.

Je crois même que cela nous ouvrira une voie de conciliation, car je m’imagine que M. Arnaud n’a eu de la répugnance à accorder cette proposition que parce qu’il a pris la liaison que je soutiens pour intrinsèque et nécessaire en même temps, et moi je la tiens intrinsèque, mais nullement nécessaire ; car je me suis assez expliqué maintenant qu’elle est fondée sur des décrets et actes libres. Je n’entends point d’autre connexion du sujet avec le prédicat que celle qu’il y a dans les vérités les plus contingentes, c’est-à-dire qu’il y a toujours quelque chose à concevoir dans le sujet, qui sert à rendre raison pourquoi ce prédicat ou événement lui appartient, ou pourquoi cela est arrivé plutôt que non. Mais ces raisons des vérités contingentes inclinent sans nécessiter. Il est donc vrai que je pourrais ne pas faire ce voyage, mais il est certain que je le ferai. Ce prédicat on événement n’est pas lié certainement avec mes autres prédicats conçus incomplètement ou sub ratione generalitatis ; mais il est lié certainement avec une notion individuelle complète, puisque je suppose que cette notion est fabriquée exprès, en sorte qu’on en puisse déduire tout ce qui m’arrive ; laquelle se trouve sans doute a parte rei, et c’est proprement la notion de moi qui me trouve sous de différents états, puisque c’est cette notion seule qui les peut tous comprendre.

J’ai tant de déférence pour M. Arnaud et tant de bonne opinion de son jugement, que je me défie aisément de mes sentiments ou au moins de mes expressions dès que je vois qu’il y trouvé à redire. C’est pourquoi j’ai suivi exactement les difficultés qu’il a proposées, et, ayant tâché d’y satisfaire de bonne foi, il me semble que je ne me trouve pas trop éloigné de ses sentiments.

La proposition dont il s’agit est de très grande importance, et mérite d’être bien établie, car il s’ensuit que toute âme est comme un monde il part, indépendant de toute autre chose hors de Dieu : qu’elle n’est pas seulement immortelle et pour ainsi dire impassible, mais qu’elle garde dans sa substance des traces de tout ce qui lui arrive. Il s’ensuit aussi, en quoi consiste le commerce des substances, et particulièrement l’union de l’âme et du corps. Ce commerce ne se fait pas suivant l’hypothèse ordinaire de l’influence physique de l’une sur l’autre, car tout état présent d’une substance lui arrive spontanément, et n’est qu’une suite de son état précédent il ne se fait pas aussi suivant l’hypothèse des causes occasionnelles, comme si Dieu s’en mêlait autrement pour l’ordinaire, qu’en conservant chaque substance dans son train, et comme si Dieu il l’occasion de ce qui se passe dans le corps excitait des pensées dans l’âme, qui changeassent le cours qu’elle aurait prise d’elle-même sans cela ; mais il se fait suivant l’hypothèse de la concomitance, qui me paraît démonstrative. C’est-à-dire chaque substance exprime toute la suite de l’univers selon la vue ou rapport qui lui est propre, d’où il arrive qu’elles s’accordent parfaitement ; et lorsqu’on dit que l’une agit sur l’autre, c’est que l’expression distincte de celle qui pâlit se diminue, et s’augmente dans celle qui agit, conformément à la suite des pensées que sa notion enveloppe. Car, quoique toute substance exprime tout, on a raison de ne lui attribuer dans l’usage que les expressions plus distinguées suivant son rapport.

Enfin, je crois qu’après cela les propositions contenues dans l’abrégé envoyé à M. Arnaud paraîtront, non seulement plus intelligibles, mais peut-être encore plus solides et plus importantes qu’on n’avait pu juger d’abord.

Leibniz à Arnauld

Hanovre, ce 14 juillet 1686.
Monsieur,

Comme je défère beaucoup à votre jugement, j’ai été réjoui de voir que vous avez modéré votre censure, après avoir vu[11] mon explication sur cette proposition que je crois importante et qui vous avait paru étrange : « Que la notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais. » Vous en aviez tiré d’abord cette conséquence, que de cette supposition, que Dieu ait résolu de créer Adam, tout le reste des événements humains arrivés à Adam et à sa postérité s’en serait suivi[12] par une nécessité fatale, sans que Dieu eût plus la liberté d’en disposer, non plus qu’il ne peut pas ne pas créer une créature capable de penser, après avoir pris la résolution de me créer.

À quoi j’avais répondu que, les desseins de Dieu touchant tout cet univers étant liés entre eux conformément à sa souveraine sagesse, il n’a pris aucune résolution à l’égard d’Adam, sans en prendre à l’égard de tout ce qui a quelque liaison avec lui. Ce n’est donc pas à cause de la résolution prise à l’égard d’Adam, mais à cause de la résolution prise en même temps à l’égard de tout le reste (à quoi celle qui est prise à l’égard d’Adam enveloppe un parfait rapport), que Dieu s’est déterminé sur tous les événements humains. En quoi il me semblait qu’il n’y avait point de nécessité fatale, ni rien de contraire à la liberté de Dieu, non plus que dans cette nécessité hypothétique généralement approuvée, qu’il y a à l’égard de Dieu même, d’exécuter[13] ce qu’il a résolu.

Vous demeurez d’accord, Monsieur, dans votre réplique[14] de cette liaison des résolutions divines, que j’avais mise en avant, et vous avez même la sincérité d’avouer que vous aviez pris d’abord ma proposition tout autrement[15], « parce qu’on n’a pas accoutumé par exemple (ce sont vos paroles) de considérer la notion spécifique d’une sphère par rapport à ce qu’elle est représentée dans l’entendement divin, mais par rapport à ce qu’elle est en elle-même » ; et que vous aviez cru, « ce que j’avoue n’avait pas été sans raison, qu’il en était encore ainsi à l’égard de la notion individuelle de chaque personne ».

Pour moi, j’avais cru que les notions pleines et compréhensives sont représentées dans l’entendenient divin, comme elles sont en elles-mêmes[16]. Mais maintenant que vous savez que c’est là ma pensée, cela vous suffit pour vous y conformer et pour examiner si elle lève la difficulté. Il semble donc que vous reconnaissez, Monsieur, que mon sentiment expliqué de cette manière, des notions pleines et compréhensives, telles qu’elles sont dans l’entendement divin, n’est pas seulement innocent, mais même qu’il est certain ; car voici vos paroles : « Je demeure d’accord que la connaissance que Dieu a eue d’Adam lorsqu’il a résolu de le créer, a enfermé celle de tout ce qui lui est arrivé, et de tout ce qui est arrivé et doit arriver à sa postérité, et ainsi, prenant en ce sens la notion individuelle d’Adam, ce que vous en dites est très certain. » Nous allons voir tantôt en quoi consiste la difficulté que vous y trouvez encore. Cependant je dirai un mot de la raison de la différence qu’il y a en ceci entre les notions des espèces et celles des substances individuelles, plutôt par rapport à la volonté divine que par rapport au simple entendement. C’est que les notions spécifiques les plus abstraites ne comprennent que des vérités nécessaires ou éternelles, qui ne dépendent point des décrets de Dieu (quoi qu’en disent les Cartésiens, dont il semble que vous-même ne vous êtes pas soucié en ce point) ; mais les notions des substances individuelles, qui sont complètes et capables de distinguer entièrement leur sujet, et qui enveloppent par conséquent les vérités contingentes ou de fait, et les circonstances individuelles du temps, du lieu, et autres, doivent aussi envelopper dans leur notion, prise comme possible, les décrets libres de Dieu, pris aussi comme possibles parce que ces décrets libres sont les principales sources des existences ou faits ; au lieu que les essences sont dans l’entendement divin avant la considération de la volonté.

Cela nous servira mieux pour entendre tout le reste et pour satisfaire aux difficultés qui semblent encore rester dans mon explication ; car c’est ainsi que vous continuez, Monsieur : « Mais il me semblé qu’après cela il reste à demander, et c’est ce qui fait ma difficulté, si la liaison entre ces objets j’entends Adam et ses événements humains) est telle, d’elle-même, indépendante de tous les décrets libres de Dieu, ou si elle en est dépendante ; c’est-à-dire, si ce n’est qu’ensuite des décrets libres, par lesquels Dieu a ordonné tout ce qui leur arriverait que Dieu a connu tout ce qui leur arriverait ; ou s’il y a, indépendamment de ces décrets, entre Adam d’une part et ce qui est arrivée arrivera à lui et à sa postérité de l’autre, une connexion intrinsèque et nécessaire. Il vous paraît que je choisirai le dernier parti, parce que j’ai dit : « que Dieu a trouvé parmi les possibles un Adam accompagné de telles circonstances individuelles et qui, entre autres prédicats, a aussi celui d’avoir avec le temps une telle postérité. Or vous supposez que j’accorderai que les possibles sont possibles avant tous les décrets libres de Dieu. Supposant donc cette explication de mon sentiment suivant le dernier parti, vous jugez qu’elle a des difficultés insurmontables ; car il y a, comme vous dites avec grande raison, « une infinité d’événements humains, arrivés par des ordres très particuliers de Dieu ; comme entre autres la religion judaïque et chrétienne et surtout l’incarnation du Verbe divin. Et je ne sais comment on pourrait dire que tout cela (qui est arrivé par des décrets très libres de Dieu) était enfermé dans la notion individuelle de l’Adam possible : ce qui est considéré comme possible devant avoir tout ce que l’on conçoit qu’il a sous cette notion, indépendamment des décrets divins. »

J’ai voulu rapporter exactement votre difficulté, Monsieur, et voici comment j’espère y satisfaire entièrement à votre gré même. Car il faut bien qu’elle se puisse résoudre, puisqu’on ne saurait nier qu’il n’y ait véritablement une telle notion pleine de l’Adam accompagné de tous ses prédicats et conçu comme possible, laquelle Dieu connait avant que de résoudre de le créer, comme vous venez d’accorder. Je crois donc que le dilemme de la double explication que vous proposez reçoit quelque milieu ; et que la liaison que je conçois entre Adam et les événements humains est intrinsèque, mais elle n’est pas nécessaire indépendamment des décrets libres de Dieu, parce que les décrets libres de Dieu, pris comme possibles, entrent dans la notion de l’Adam possible, ces mêmes décrets devenus actuels étant cause d’Adam actuel. Je demeure d’accord avec vous, contre les Cartésiens, que les possibles sont possibles avant tous les décrets de Dieu actuels, mais non sans supposer quelquefois les mêmes décrets pris comme possibles. Car les possibilités des individuels ou des vérités contingente enferment dans leur notion la possibilité de leurs causes, savoir des décrets libres de Dieu, en quoi elles sont différentes des possibilités des espèces ou vérités éternelles, qui dépendent du seul entendement de Dieu, sans en supposer la volonté, comme je l’ai déjà expliqué ci-dessus.

Cela pourrait suffire, mais, afin de me faire mieux entendre, j’ajouterai que je conçois qu’il y avait une infinité de manières possibles de créer le monde selon les différents desseins que Dieu pouvait former, et que chaque monde possible dépend de quelques desseins principaux ou fins de Dieu, qui lui sont propres, c’est-à-dire de quelques décrets libres primitifs (conçus sub ratione possibilitatis) ou lois de l’ordre général de cet univers possible, auquel elles conviennent, et dont elles déterminent la notion, aussi bien que les notions de toutes les substances individuelles qui doivent entrer dans ce même univers. Tout étant dans l’ordre lustraux miracles, quoique ceux-ci soient contraires à quelques maximes subalternes ou lois de la nature. Ainsi tous les événements humains ne pouvaient manquer d’arriver comme ils sont arrivés effectivement, supposé le choix d’Adam fait ; mais non pas tant à cause de la notion individuelle d’Adam, quoique cette notion les enferme, mais à cause des desseins de Dieu, qui entrent aussi dans cette notion individuelle d’Adam, et qui déterminent celle de tout cet univers, et ensuite tant celle d’Adam que celles de toutes les autres substances individuelles de cet univers, chaque substance individuelle exprimant tout l’univers, dont elle est partie selon un certain rapport, par la connexion qu’il y a de toutes choses à cause de la liaison des résolutions ou desseins de Dieu.

Je trouve que vous faites encore une autre objection, Monsieur, qui n’est pas prise des conséquences contraires en apparence à la liberté, comme l’objection que je viens de résoudre, mais qui est prise de la chose même et de l’idée que nous avons d’une substance individuelle. Car, puisque j’ai l’idée d’une substance individuelle, c’est-à-dire celle de moi, c’est là qu’il vous parait qu’on doit chercher ce qu’on doit dire d’une notion individuelle, et non pas dans la manière dont Dieu conçoit les individus. El comme je n’ai qu’à consulter la notion spécifique d’une sphère pour juger que le nombre des pieds du diamètre n’est pas déterminé par cette notion, de même (dites-vous) je trouve clairement dans la notion individuelle que j’ai de moi que je serai moi, soit que je fasse ou que je ne fasse pas le voyage que j’ai projeté.

Pour y répondre distinctement je demeure d’accord que la connexion des événements, quoiqu’elle soit certaine, n’est pas nécessaire, et qu’il m’est libre de faire ou de ne pas faire ce voyage, car quoiqu’il soit enfermé dans ma notion que je le ferai, il y est enfermé aussi que je le ferai librement. Et il n’y a rien en moi de tout ce qui se peut concevoir sub ratione generatitatis seu essentiæ, seu notionis specificæ sive incompletæ, dont on puisse tirer que je le ferai nécessairement, au lieu que de ce que je suis homme on peut conclure que je suis capable de penser ; et par conséquent, si je ne fais pas ce voyage, cela ne combattra aucune vérité éternelle ou nécessaire. Cependant, puisqu’il est certain que je le ferai, il faut bien qu’il y ait quelque connexion entre moi, qui suis le sujet, et l’exécution du voyage, qui est le prédicat, semper enim notio prædicati inest subjecto in propositione vera. Il y aurait donc une fausseté, si je ne le faisais pas, qui détruirait ma notion individuelle ou complète, ou ce que Dieu conçoit ou concevait de moi avant même que de résoudre de me créer : car cette notion enveloppe sub ratione possibilitatis les existences ou vérités de fait ou décrets de Dieu, dont les faits dépendent.

Je demeure d’accord aussi que, pour juger de la notion d’une substance individuelle, il est bon de consulter celle que j’ai de moi-même, comme il faut consulter la notion spécifique de la sphère pour juger de ses propriétés ; quoiqu’il y ait bien de la différence. Car la notion de moi en particulier et de toute autre substance individuelle est infiniment plus étendue et plus difficile à comprendre qu’une notion spécifique comme est celle de la sphère, qui n’est qu’incomplète et n’enferme pas toutes les circonstances nécessaires en pratique pour venir à une certaine sphère. Ce n’est pas assez pour entendre ce que c’est que moi, que je me sente une substance qui pense, il faudrait concevoir distinctement ce qui me discerne de tous les autres esprits possibles ; mais je n’en ai qu’une expérience confuse. Cela fait que, quoiqu’il soit aisé de juger que le nombre des pieds du diamètre n’est pas enfermé dans la notion de la sphère en général, il n’est pas si aisé de juger certainement (quoiqu’on le puisse juger assez probablement) si le voyage que j’ai dessein de faire est enfermé dans ma notion, autrement il serait aussi aisé d’être prophète que d’être géomètre. Cependant, comme l’expérience ne me saurait faire connaître une infinité de choses insensibles dans les corps, dont la considération générale de la nature du corps et du mouvement me peut convaincre ; de même, quoique l’expérience ne me fasse pas sentir tout ce qui est enfermé dans ma notion, je puis connaître en général que tout ce qui m’appartient y est enfermé par la considération générale de la notion individuelle.

Certes, puisque Dieu peut former et forme effectivement cette notion complète, qui enferme ce qui suffit pour rendre raison de tous les phénomènes qui n’arrivent, elle est donc possible, et c’est la véritable notion complète de ce que j’appelle moi, en vertu de laquelle tous mes prédicats m’appartiennent comme à leur sujet. On pourrait donc le prouver tout de même sans faire mention de Dieu, qu’autant qu’il faut pour marquer ma dépendance ; mais on exprime plus fortement cette vérité en tirant la notion dont il s’agit de la connaissance divine comme de sa source. J’avoue qu’il y a bien des choses dans la science divine que nous ne saurions comprendre, mais il me semble qu’on n’a pas besoin de s’y enfoncer pour résoudre notre question. D’ailleurs, si dans la vie de quelque personne et même dans tout cet univers quelque chose allait autrement qu’elle ne va, rien ne nous empêcherait de dire que ce serait une autre personne ou un autre univers possible que Dieu aurait choisi. Ce serait donc véritablement un autre individu, il faut aussi qu’il y ait une raison à priori (indépendante en mon expérience), qui fasse qu’on dit véritablement que c’est moi qui ai été à Paris et que c’est encore moi, et non un autre, qui suis maintenant en Allemagne, et par conséquent il faut que la notion de moi lie ou comprenne ces différents états. Autrement, on pourrait dire que ce n’est pas le même individu, quoiqu’il paraisse de l’être. Et, en effet, quelques philosophes qui n’ont pas assez connu la nature de la substance et des êtres individuels ou êtres per se ont cru que rien ne demeurait véritablement le même. Et c’est pour cela, entre autres, que je juge que les corps ne seraient pas des substances s’il n’y avait en eux que de l’étendue.

Je crois, Monsieur, d’avoir maintenant satisfait aux difficultés qui touchent la proposition principale, mais, comme vous faites encore quelques remarques de conséquence sur quelques expressions incidentes dont je m’étais servi, je tâcherai de m’expliquer encore là-dessus. J’avais dit que la supposition de laquelle tous les événements humains se peuvent déduire n’est pas celle de créer un Adam vague, mais celle de créer un tel Adam déterminé à toutes ces circonstances, choisi parmi une infinité d’Adams possibles. Sur quoi vous faites deux remarques considérables, l’une contre la pluralité des Adams, et l’autre contre la réalité des substances simplement possibles. Quant au premier point, vous dites avec grande raison qu’il est aussi peu de concevoir plusieurs Adams possibles, prenant Adam pour une nature singulière, que de concevoir plusieurs moi. J’en demeure d’accord, mais aussi, en parlant de plusieurs Adams, je ne prenais pas Adam pour un individu déterminé, mais pour quelque personne conçue sub ratione generalitatis sous des circonstances qui nous paraissent déterminer Adam à un individu, mais qui véritablement ne le déterminent pas assez, comme lorsqu’on entend par Adam le premier homme que Dieu met dans un jardin de plaisir dont il sort par le péché, et de la côte de qui Dieu tire une femme. Mais tout cela ne détermine pas assez, et il y aurait ainsi plusieurs Adams disjonctivement possibles ou plusieurs individus à qui tout cela conviendrait. Cela est vrai, quelque nombre fini de prédicats incapables de déterminer tout le reste qu’on prenne, mais ce qui doit déterminer un certain Adam doit enfermer absolument tous ses prédicats, et c’est cette notion complète qui détermine rationem generalitatis ad individuum. Au reste, je suis si éloigné de la pluralité d’un même individu, que je suis même très persuadé de ce que saint Thomas avait déjà enseigné à l’égard des intelligences et que je tiens être général, savoir, qu’il n’est pas possible qu’il y ait deux individus entièrement semblables on différents solo numero.

Quant à la réalité des substances purement possibles, c’est-à-dire que Dieu ne créera jamais, vous dites, Monsieur, d’être fort porté à croire que ce sont des chimères, à quoi je ne m’oppose pas, si vous l’entendez, comme je crois, qu’ils n’ont point d’autre réalité que celle qu’ils ont dans l’entendement divin et dans la puissance active de Dieu. Cependant, vous voyez par là, Monsieur, qu’on est obligé de recourir à la science et puissance divine pour les bien expliquer. Je trouve aussi fort solide ce que vous dites ensuite : « qu’on ne conçoit jamais aucune substance purement possible que sous l’idée de quelqu’une (ou par les idées comprises dans quelqu’une) de celles que Dieu a créées. » Il Vous dites aussi : « Nous nous imaginons qu’avant de créer le monde, Dieu a envisagé une infinité de choses possibles, dont il a choisi les unes et rebuté les autres : plusieurs Adams (premiers hommes) possibles, chacun avec une grande suite de personnes avec qui il a une liaison intrinsèque ; et nous supposons que la liaison de toutes ces autres choses avec un de ces Adams (premiers hommes) possibles est toute semblable à celle qu’a eue l’Adam créé avec toute sa postérité ; ce qui nous fait penser que c’est celui-là de tous les Adams possibles que Dieu a choisi, et qu’il n’a point voulu de tous les autres. » En quoi vous semblez reconnaître, Monsieur, que ces pensées, que j’avoue pour miennes pourvu qu’on entende la pluralité des Adams et leur possibilité selon l’explication que j’ai donnée, et qu’on prenne tout cela selon notre manière de concevoir quelque ordre dans les pensées ou opérations que nous attribuons à Dieu), entrent assez naturellement dans l’esprit, quand on pense un peu à cette matière, et même ne sauraient être évitées, et peut-être ne vous ont déplu que parce que vous avez supposé qu’on ne pourrait pas concilier la liaison intrinsèque qu’il y a avec les décrets libres de Dieu. Tout ce qui est actuel peut être conçu comme possible, et si l’Adam actuel aura avec le temps une telle postérité, on ne saurait nier ce même prédicat à cet Adam conçu comme possible, d’autant plus que vous accordez que Dieu envisage en lui tous ces prédicats, lorsqu’il détermine de le créer. Ils lui appartiennent donc, et je ne vois pas que ce que vous dites de la réalité des possibles y soit contraire. Pour appeler quelque chose possible, ce m’est assez qu’on en puisse former une notion, quand elle ne serait que dans l’entendement divin, qui est pour ainsi dire le pays des réalités possibles. Ainsi, en parlant des possibles, je me contente qu’on en puisse former des propositions véritables, comme l’on peut juger, par exemple, qu’un carré parfait n’implique point de contradiction, quand même il n’y aurait point de carré parfait au monde. Et si on voulait rejeter absolument les purs possibles, on détruirait la contingence et la liberté ; car, s’il n’y avait rien de possible que ce que Dieu a créé effectivement, ce que Dieu a créé serait nécessaire, et Dieu, voulant créer quelque chose, ne pourrait créer que cela seul, sans avoir la liberté du choix.

Tout cela me fait espérer (après les explications que j’ai données et dont j’ai toujours apporté, des raisons, afin de vous faire juger que ce ne sont pas des faux fuyants, controuvés pour éluder vos objections) qu’au bout du compte vos pensées ne se trouveront pas si éloignées des miennes, qu’elles ont paru d’abord de l’être. Vous approuvez, Monsieur, la liaison des résolutions de Dieu ; vous reconnaissez ma proposition principale pour certaine, dans le sens que je lui avais donné dans ma réponse ; vous avez douté seulement si je faisais la liaison indépendante des décrets libres de Dieu, et cela vous avait fait de la peine avec grande raison ; mais j’ai fait voir qu’elle dépend de ces décrets, selon moi, et qu’elle n’est pas nécessaire, quoiqu’elle soit intrinsèque. Vous avez insisté sur l’inconvénient qu’il y aurait de dire que, si je ne fais pas le voyage que je dois faire, je ne serai pas moi, et j’ai expliqué comment on le peut dire ou non. Enfin j’ai donné une raison décisive qui, à mon avis, tient lieu de démonstration ; c’est que toujours, dans toute proposition affirmative, véritable, nécessaire on contingente, universelle ou singulière, la notion du prédicat est comprise en quelque façon dans celle du sujet ; prædicatum inest subjecto ; ou bien je ne sais ce que c’est que la vérité.

Or, je ne demande pas davantage de liaison ici que celle qui se trouve {lang|la|a parte rei}} entre les termes d’une proposition véritable, et ce n’est que dans ce sens que je dis que la notion de la substance individuelle enferme tous ses événements et toutes ses dénominations, même celles qu’on appelle vulgairement extrinsèques (c’est-à-dire qui ne lui appartiennent qu’en vertu de la connexion générale des choses et de ce qu’elle exprime tout l’univers à sa manière), « puisqu’il faut toujours qu’il y ait quelque fondement de la connexion des termes d’une proposition, qui se doit trouver dans leurs notions ». C’est là mon grand principe, dont je crois que tous les philosophes doivent demeurer d’accord, et dont un des corollaires est cet axiome vulgaire que rien n’arrive sans raison, qu’on peut toujours rendre pourquoi la chose est plutôt allée ainsi qu’autrement, bien que cette raison incline souvent sans nécessiter, une parfaite indifférence étant une supposition chimérique ou incomplète. On voit que du principe susdit je tire des conséquences qui surprennent, mais ce n’est que parce qu’on n’a pas accoutumé de poursuivre assez les connaissances les plus claires.

Au reste, la proposition qui a été l’occasion de toute cette discussion est très importante et mérite d’être bien établie, car il s’ensuit que toute substance individuelle exprime l’univers tout entier à sa manière et sous un certain rapport, ou pour ainsi dire suivant le point de vue dont elle le regarde ; et que son état suivant est une suite (quoique libre ou bien contingente) de son état précédent, comme s’il n’y avait que Dieu et elle au monde ; ainsi, chaque substance individuelle ou être complet est comme un monde à part, indépendant de toute autre chose que de Dieu. Il n’y a rien de si fort pour démontrer non seulement l’indestructibilité de notre âme, mais même qu’elle garde toujours en sa nature les traces de tous ses états précédents avec un souvenir virtuel qui peut toujours être excité, puisqu’elle a de la conscience ou connaît en elle-même ce que chacun appelle moi. Ce qui la rend susceptible des qualités morales et de châtiment de récompense, même après cette vie. Car l’immortalité sans le souvenir n’y servirait de rien. Mais cette indépendance n’empêche pas le commerce des substances entre elles ; car comme toutes les substances créées sont une production continuelle du même souverain être selon les mêmes desseins, et expriment le même univers ou les mêmes phénomènes, elles s’entraccordent exactement, et cela nous fait dire que l’une agit sur l’autre, parce que l’une exprime plus distinctement que l’autre la cause ou raison des changements, à peu près comme nous attribuons le mouvement plutôt au vaisseau qu’à toute la mer, et cela avec raison, bien que parlant abstraitement on pourrait soutenir une autre hypothèse du mouvement, le mouvement en lui-même, et faisant abstraction de la cause, étant toujours quelque chose de relatif. C’est ainsi qu’il faut entendre, à mon avis, le commerce des substances créées entre elles, et non pas d’une influence ou dépendance réelle physique, qu’on ne saurait jamais concevoir distinctement. C’est pourquoi, quand il s’agit de l’union de l’âme et du corps et de l’action ou passion d’un esprit à l’égard d’une autre créature, plusieurs ont été obligés de demeurer d’accord que leur commerce immédiat est inconcevable. Cependant l’hypothèse des causes occasionnelles ne satisfait pas, ce me semble, à un philosophe. Car elle introduit une manière de miracle continuel, comme si Dieu à tout moment changeait les lois des corps à l’occasion des pensées des esprits, ou changeait le cours régulier des pensées de l’âme en y excitant d’autres pensées à l’occasion des mouvements du corps ; et généralement comme si Dieu s’en mêlait autrement pour l’ordinaire qu’en conservant chaque substance dans son train et dans les lois établies pour elle. Il n’y a donc que l’hypothèse de la concomitance ou de l’accord des substances entre elles, qui explique tout d’une manière convenable et digne de Dieu, et qui même est démonstrative et inévitable, à mon avis, selon la proposition que nous venons d’établir. Il me semble aussi qu’elle s’accorde bien davantage avec la liberté des créatures raisonnables que l’hypothèse des impressions ou celle des causes occasionnelles. Dieu a créé d’abord l’âme de telle sorte que pour l’ordinaire il n’a besoin de ces changements ; et ce qui arrive à l’âme qui naît de son propre fond, sans qu’elle se doive accommoder au corps dans la suite, non plus que le corps à l’âme. Chacun suivant ses lois, et l’un agissant librement, l’autre sans choix, se rencontre avec l’autre dans les mêmes phénomènes. L’âme cependant ne laisse pas d’être la forme de son corps, parce qu’elle exprime les phénomènes de tous les autres corps suivant le rapport au sien.

On sera peut-être plus surpris que je nie l’action d’une substance corporelle sur l’autre qui semble pourtant si claire. Mais, outre que d’autres l’ont déjà fait, il faut considérer que c’est plutôt un jeu de l’imagination qu’une conception distincte. Si le corps est une substance et non pas un simple phénomène comme l’arc-en-ciel, ni un être uni par accident ou par agrégation comme un tas de pierres, il ne saurait consister dans l’étendue, et il y faut nécessairement concevoir quelque chose qu’on appelle forme substantielle et qui répond en quelque façon à l’âme. J’en ai enfin convaincu comme malgré moi, après en avoir été assez éloigné autrefois. Cependant, quelque approbateur des scolastiques que je sois dans cette explication générale et pour ainsi dire métaphysique des principes des corps, je suis aussi corpusculaire qu’on le saurait être dans l’explication des phénomènes particuliers, et ce n’est rien dire que d’y alléguer les formes ou les qualités. Il faut toujours expliquer la nature mathématiquement et mécaniquement, pourvu qu’on sache que les principes mêmes ou les lois de mécanique ou de la force ne dépendent pas de la seule étendue mathématique, mais de quelques raisons métaphysiques.

Après tout cela, je crois que maintenant les propositions contenues dans l’abrégé qui vous a été envoyé, Monsieur, paraîtront non seulement plus intelligibles, mais peut-être encore plus solides et plus importantes qu’on n’avait pu juger d’abord.

Leibniz à Arnauld

Monsieur,

J’ai toujours eu tant de vénération pour votre mérite élevé[17], que, lors même que je me croyais maltraité par votre censure, j’avais pris une ferme résolution de ne rien dire qui ne témoignât une estime très grande et beaucoup de déférence à votre égard. Que sera-ce donc maintenant que vous avez la générosité de me faire une restitution avec usure, ou plutôt avec libéralité, d’un bien que je chéris infiniment, qui est la satisfaction de croire que je suis bien dans votre esprit[18] ? Si j’ai été obligé de parler fortement, pour me défendre des sentiments que je vous avais paru soutenir, c’est que je les désapprouvle extrêmement, et que, faisant grand cas de votre approbation, j’étais d’autant plus sensible de voir que vous me les justifiez. Je souhaiterais de me pouvoir aussi bien justifier sur la vérité de mes opinions que sur leur innocence[19] ; mais, comme cela n’est pas absolument nécessaire, et que l’erreur en elle-même ne blesse ni la piété ni l’amitié, je ne m’en défends pas avec la même force ; et si dans le papier ci-joint je réplique à votre obligeante lettre, où vous avez marqué fort distinctement et d’une manière instructive, en quoi ma réponse ne vous a pas encore satisfait, ce n’est pas que je prétende que vous vous donniez le temps d’examiner de nouveau mes raisons ; car il est aisé de juger que vous avez des affaires plus importantes, et ces questions abstraites demandent du loisir. Mais c’est afin que vous le puissiez au moins faire, en cas[20] qu’à cause des conséquences surprenantes qui se peuvent tirer de ces notions abstraites, vous vous y voulussiez divertir un jour : ce que je souhaiterais pour mon profit[21] et pour l’éclaircissement de quelques importantes vérités contenues dans mon abrégé, dont l’approbation ou au moins l’innocence reconnue par votre jugement me serait de conséquence. Je le souhaiterais donc, dis-je, si je n’avais pas appris, il y a longtemps, de préférer l’utilité publique (qui s’intéresse tout autrement dans l’emploi de votre temps) à mon avantage particulier, qui sans doute n’y serait pas petit[22]. J’en ai déjà fait l’essai sur votre lettre, et je sais assez qu’il n’y a guère de personne au monde qui puisse mieux pénétrer dans l’intérieur des matières, et qui puisse répandre plus de lumières sur un sujet ténébreux.

Je ne parle qu’avec peine de la manière dont vous m’avez voulu faire justice, Monsieur, lorsque je demandais seulement que vous me fissiez grâce ; elle me comble de confusion, et j’en dis seulement ces mots, pour vous témoigner combien je suis sensible à cette générosité, qui m’a fort édifié, d’autant plus qu’elle est rare, et plus que rare dans un esprit du premier ordre, que sa réputation met ordinairement à couvert, non seulement du jugement d’autrui, mais même du sien propre. C’est à moi plutôt de vous demander pardon ; et, comme il semble que vous me l’avez accordé par avance, je tâcherai de tout mon pouvoir de reconnaître cette bonté, d’en mériter l’effet et de me conserver toujours l’honneur de votre amitié, qu’on doit estimer d’autant plus précieuse qu’elle vous fait agir suivant des sentiments si chrétiens et si relevés.

Je ne saurais laisser passer cette occasion sans vous entretenir, Monsieur, de quelques méditations que j’ai eues depuis que je n’ai pas eu l’honneur de vous voir. Entre autres j’ai fait quantité de réflexions de jurisprudence, et il me semble qu’on y pourrait établir quelque chose de solide et d’utile, tant pour avoir un droit certain, ce qui nous manque fort en Allemagne et peut-être encore en France, que pour établir une forme de procès courte et bonne. Or il ne suffit pas d’être rigoureux en termes ou jours préfixes et autres conditions, comme font ceux qui ont compilé le Code Louis ; car de faire souvent perdre une bonne cause pour des formalités, c’est un remède en justice, semblable à celui d’un chirurgien qui couperait souvent bras et jambes. On dit que le roi fait travailler de nouveau à la réforme de la chicane, et je crois qu’on fera quelque chose d’importance.

J’ai aussi été curieux en matière de mines, à l’occasion de celles de notre pays, où je suis allé souvent par ordre du prince ; et je crois d’avoir fait quelques découvertes sur la génération, non pas tant des métaux, que de cette forme où ils se trouvent, et de quelques corps où ils sont engagés ; par exemple, je puis démontrer la manière de la génération de l’ardoise.

Outre cela, j’ai amassé sous main des mémoires et des titres concernant l’histoire de Brunsvick, et dernièrement je lus un diplôme De finibus dioceseos Hildensemensis Henrici II, imperaloris, cognomento Sancti, où j’ai été surpris de remarquer ces paroles : pro conjugis prolisque regalis incolumitate ; ce qui me paraît assez contraire à l’opinion vulgaire, qui nous fait aceroire qu’il a gardé la virginité avec sa femme, sainte Cunégonde.

Au reste je me suis diverti souvent à des pensées abstraites de métaphysique ou de géométrie. J’ai découvert une nouvelle méthode des tangentes, que j’ai fait imprimer dans le journal de Leipzig. Vous savez, Monsieur, que MM. Hulde et depuis Slusius ont porté la chose assez loin. Mais il manquait deux choses : l’une que, lorsque l’inconnue ou l’indéterminée est embarrassée dans des fractions et irrationnelles, il faut l’en tirer pour user de leurs méthodes, ce qui fait monter le calcul à une hauteur ou prolixité tout à fait incommode et souvent intractable ; au lieu que ma méthode ne se met point en peine des fractions, ni irrationnelles. C’est pourquoi les Anglais en ont fait grand cas. L’autre défaut de la méthode des tangentes est qu’elle ne va pas aux lignes que M. Descartes appelle mécaniques, et que j’appelle transcendantes ; au lieu que ma méthode y procède tout de même, et je puis donner par le calcul la tangente de la cycloïde ou telle autre ligne. Je prétends aussi généralement de donner le moyen de réduire ces lignes au calcul, et je tiens qu’il faut les recevoir dans la géométrie, quoi qu’en dise M. Descartes. Ma raison est qu’il y a des questions analytiques, qui ne sont d’aucun degré, ou bien dont le degré même est demandé ; par exemple, de couper l’angle en raison incommensurable de droite à droite. Ce problème n’est ni plan, ni solide, ni sursolide. C’est pourtant un problème, et je l’appelle transcendant pour cela. Tel est aussi ce problème : résoudre une telle équation : , où l’inconnue même entre dans l’exposant, et le degré même de l’équation est demandé. Il est aisé de trouver ici que cet signifie 3. Car ou fait . Mais il n’est pas toujours si aisé de le résoudre, surtout quand l’exposant n’est pas un nombre rationnel ; et il faut recourir à des lignes ou lieux propres à cela, qu’il faut par conséquence recevoir nécessairement dans la géométrie. Or je fais voir que les lignes que Descartes veut exclure de la géométrie dépen-dent de telles équations qui passent en effet tous les degrés algébriques, mais non pas l’analyse ni la géométrie. J’appelle donc les lignes reçues par M. Descartes algebraicas, parce qu’elles sont d’un certain degré d’une équation algébraïque ; et les autres transcendantes que je réduis au calcul, et dont je fais voir aussi la construction, soit par points ou par le mouvement ; et si j’ose le dire, je prétends d’avancer par la l’analyse ultra Herculis columnas.

Et quant à la métaphysique, je prétends d’y donner des démonstrations géométriques, ne supposant presque que deux vérités primitives, savoir en premier lieu le principe de contradiction, car autrement, si deux contradictoires peuvent être vraies en même temps, tout raisonnement devient inutile ; et en deuxième lieu, que rien n’est sans raison, ou que toute vérité a sa preuve à priori, tirée de la notion des termes, quoiqu’il ne soit pas toujours en notre pouvoir de parvenir à cette analyse. Je réduis toute la mécanique à une seule proposition de métaphysique, et j’ai plusieurs propositions considérables et géométriformes touchant les causes et effets, item touchant la similitude dont je donne une définition par laquelle je démontre aisément plusieurs vérités qu’Euclide donne par des détours.

Au reste je n’approuve pas fort la manière de ceux qui appellent toujours à leurs idées, quand ils sont au bout de leurs preuves, et qui abusent de ce principe, que toute conception claire et distincte est bonne, car je tiens qu’il faut venir à des marques d’une connaissance distincte, et comme nous pensons souvent sans idées en employant des caractères à la place des idées en question, dont nous supposons faussement de savoir la signification, et que nous nous formons des chimères impossibles, je tiens que la marque d’une idée véritable est qu’on en puisse prouver la possibilité, soit à priori en concevant sa cause ou raison, soit à posteriori, lorsque l’expérience fait connaître qu’elle se trouve effectivement dans la nature. C’est pourquoi les définitions chez moi sont réelles, quand on connaît que le défini est possible ; autrement elles ne sont que nominales, auxquelles on ne se doit point fier ; car si par hasard le défini impliquait contradiction, on pourrait tirer deux contradictoires d’une même définition. C’est pourquoi vous avez eu grande raison de faire connaître au Père Malebranche et autres qu’il faut distinguer entre les idées vraies et fausses et ne pas donner trop à son imagination sous prétexte d’une interjection claire et distincte. Et comme je ne connais presque personne qui puisse mieux examiner que vous toute sorte de pensées, particulièrement celles dont les conséquences s’étendent jusqu’à la théologie, peu de gens ayant la pénétration nécessaire et les lumières aussi universelles qu’il est besoin pour cet effet, et bien peut de gens ayant cette équité que vous avez maintenant fait paraître à mon égard, je prie Dieu de vous conserver longtemps, et de ne nous pas priver trop tôt d’un secours qu’on ne retrouvera pas si aisément.

Je suis avec une passion sincère,
Monsieur, etc.


A. Arnauld à Leibniz

Ce 28 sept. 1686.

J’ai cru, Monsieur, me pouvoir servir de la liberté que vous nfavcz donnée de ne me pas presser de répondre il vos civilités. Et ainsi j’ai différé jusqu’à ce que j’eusse achevé quelque “ouvrage que j’avais commencé. J’ai bien gagné à vous rendre justice, n’y ayant rien de plus honnête et de plus obligeant que la manière dont vous avez reçu mes excuses. Il ne m’en fallait pas tant pour me faire résoudre à vous avouer de bonne foi que je suis satisfait de la manière dont vous expliquez ce qui m’avait choqué d’abord, touchant la notion de la nature individuelle. Car jamais un homme d’honneur ne doit avoir de la peine de se rendre à la vérité, aussitôt qu’on la* lui a fait connaître. J’ai surtout été frappé de cette raison que, dans toute proposition affirmative véritable, nécessaire ou contingente, universelle ou singulière, la notion de l’attribut est comprise en quelque façon dans celle du sujet : prœdiczttum inest subjecto. Il ne me reste de difficulté que sur la possibilité des choses, et sur cette manière de concevoir Dieu comme ayant choisi l’univers qu’il a créé entre une iniinitéd’autres univers possibles qu’il a vus en même temps et qu’il n’a pas voulu créer. Mais, comme cela ne fait rien proprement à la notion de la nature individuelle, et qu’il faudrait que je revasse trop pour bien faire entendre ce que je pense sur cela, ou plutôt ce que je trouve à redire dans les pensées des autres, parce qu’elles ne me paraissent pas dignes de Dieu, vous trouverez bon, Monsieur, que je ne vous en dise rien. J’aime mieux vous supplier de m’éclaircir deux choses que je trouve dans votre dernière lettre, qui me semblent considérables, mais que je ne comprends pas bien.

La première est ce que vous entendez par « l’hypothèse de la concomitance et de l’accord des substances entre elles », par laquelle vous prétendez qu’on doit expliquer ce qui se passe dans l’union de l’âme et du corps, et l’action ou passion d’un esprit à l’égard d’une autré créature. Car je ne conçois pas ce que vous dites pour expliquer cette pensée qui ne s’accorde, selon vous, ni avec ceux qui croient que l’âme agit physiquement sur le corps et le corps sur l’âme, ni avec ceux qui croient que Dieu seul est la cause physique de ces effets, et que l’âme et le corps n’en sont que les causes occasionnelles. « Dieu, dites-vous, a créé l’âme de telle sorte que pour l’ordinaire il n’a pas besoin de ces changements, et ce qui arrive à l’âme lui naît de son propre fond, sans qu’elle se doive accorder au corps dans la suite, non plus que le corps à l’âme : chacun suivant ses lois, et l’un agissant librement, et l’autre sans choix, se rencontrent l’un avec l’autre dans les mêmes phénomènes. »

Des exemples vous donneront moyen de mieux faire entendre votre pensée. On me fait une plaie dans le bras. Ce n’est à l’égard de mon corps qu’un mouvement corporel, mais mon âme a aussitôt un sentiment de douleur, qu’elle n’aurait pas sans ce qui est arrivé à mon bras. On demande quelle est la cause de cette douleur. Vous ne voulez pas que mon corps ait agi sur mon âme, ni que ce soit Dieu qui, à l’occasion de ce qui est arrivé à mon bras, ait formé immédiatement dans mon âme ce sentiment de douleur. Il faut donc que vous croyiez que ce soit l’âme qui l’a formé elle-même, et que c’est ce que vous entendez, quand vous dites que « ce qui arrive dans l’âme à l’occasion du corps lui nait de son propre fond ». Saint Augustin était de ce sentiment, parce qu’il croyait que la douleur corporelle n’était autre chose que la tristesse qu’avait l’âme de ce que son corps était mal disposé. Mais que peut-on répondre à ceux qui objectent : qu’il faudrait donc que l’âme sût que son corps est mal disposé avant que d’en être triste : au lieu qu’il semble que c’est la douleur qui l’avertit que son corps est mal disposé.

Considérons un autre exemple, où le corps a quelque mouvement à l’occasion de mon âme. Si je veux ôter mon chapeau, je lève mon bras en haut. Ce mouvement de mon bras de bas en haut n’est point selon les règles ordinaires des mouvements. Quelle, en est donc la cause ? C’est que les esprits étant entrés en de certains nerfs les ont enflés. Mais ces esprits ne se sont pas d’eux-mêmes déterminés à entrer dans ces nerfs : ou ils ne se sont pas donné à eux-mêmes le mouvement qui les a fait entrer dans ces nerfs. Qui est-ce donc qui le leur a donné ? Est-ce Dieu à l’occasion de ce que j’ai voulu lever le bras ? C’est ce que veulent les partisans des causes occasionnelles, dont il semble que vous n’approuviez pas le sentiment. Il semble donc qu’il faille que ce soit notre âme. Et c’est néanmoins ce qu’il semble que vous ne vouliez pas encore. Car ce serait agir physiquement sur le corps. Et il me paraît que vous croyez qu’une substance n’agit point physiquement sur une autre.

La deuxième chose sur quoi je désirerais d’être éclairci est ce que vous dites : « Qu’afin que le corps ou la matière ne soit pas un simple phénomène comme l’arc-en-ciel, ni un être uni par accident ou par agrégation comme un tas de pierre, il ne saurait consister dans l’étendue, et il y faut nécessairement quelque chose qu’on appelle forme substantielle, et qui réponde en quelque façon à ce qu’on appelle l’âme. » Il y a bien des choses à demander sur cela.

1. Notre corps et notre âme sont deux substances réellement distinctes. Or, en mettant dans le corps une forme substantielle outre l’étendue, on ne peut pas s’imaginer que ce soient deux substances distinctes. On ne voit donc pas que cette forme substantielle n’eût aucun rapport à ce que nous appelons notre âme.

2. Cette forme substantielle du corps devrait être ou étendue et divisible, ou non étendue et indivisible. Si on dit le dernier[23], il semble qu’elle serait indestructible aussi bien que notre âme. Et si on dit le premier. Il semble qu’on ne gagne rien par là pour faire que les corps soient unum per se, plutôt que s’ils ne consistaient qu’en l’étendue. Car c’est la divisibilité de l’étendue en une infinité de parties qui fait qu’on a de la peine à en concevoir l’unité. Or, cette forme substantielle ne remédiera point à cela, si elle est aussi divisible que l’étendue même.

3. Est-ce la forme substantielle d’un carreau de marbre qui fait qu’il est un ? Si cela est, que devient cette forme substantielle, quand il cesse d’être un, parce qu’on l’a cassé en deux ? Est-elle anéantie, ou est-elle devenue deux ? Le premier est inconcevable, si cette forme substantielle n’est pas une manière d’être, mais une substance. Et on ne peut dire que c’est une manière d’être ou modalité, puisqu’il faudrait que la substance dont cette forme serait la modalité fût l’étendue. Ce qui n’est pas apparemment votre pensée. Et si cette forme substantielle d’une qu’elle était devient deux, pourquoi n’en dira-t-on pas autant de l’étendue seule sans cette forme substantielle ?

4. Donnez-vous à l’étendue une forme substantielle générale, telle que l’ont admise quelques scolastiques qui l’ont appelée formam corporeitatis : ou si vous voulez qu’il y ait autant de formes substantielles différentes qu’il y a de corps différents : et différentes d’espèce, quand ce sont des corps différents d’espèces.

5. En quoi mettez-vous l’unité qu’on donne à la terre, au soleil, à la lune, quand on dit qu’il n’y a qu’une terre que nous habitons, qu’un soleil qui nous éclaire, qu’une lune qui tourne en tant de jours à l’entour de la terre ? Croyez-vous qu’il soit nécessaire pour cela que la terre par exemple, composée de tant de parties hétérogènes, ait une forme substantielle qui lui soit propre et qui lui donne cette unité ? Il n’y a pas d’apparence que vous le croyîez. J’en dirai de même d’un arbre, d’un cheval. Et de là je passerai à tous les mixtes. Par exemple, le lait est composé de sérum, de la crème et de ce qui se caille. A-t-il trois formes substantielles, ou s’il n’en a qu’une ?

6. Enfin on dira qu’il n’est pas digne d’un philosophe d’admettre des entités dont on n’a aucune idée claire et distincte ; et qu’on n’en a point de ces formes substantielles ; et que de plus, selon vous, ou ne les peut prouver par leurs effets, puisque vous avouez que c’est par la philosophie corpusculaire qu’on doit expliquer tous les phénomènes particuliers de la nature, et que ce n’est rien dire d’alléguer ces formes.

7. Il y a des cartésiens qui, pour trouver l’unité dans les corps, ont nié que la matière fût divisible à l’infini, et qu’on devait admettre des atomes indivisibles. Mais je ne pense pas que vous soyez de leur sentiment.

J’ai considéré votre petit imprimé et je l’ai trouvé fort subtil. Mais prenez, garde si les cartésiens ne vous pourront point répondre, qu’il ne fait rien contre eux, parce qu’il semble que vous supposiez une chose qu’ils croient fausse, qui est qu’une pierre en descendant se donne à elle-même cette plus grande vélocité qu’elle acquiert plus elle descend. Ils diront que cela vient des corpuscules, qui en montant font descendre tout ce qu’ils trouvent en leur chemin, et leur transportent une partie de ce qu’ils ont de mouvement : et qu’ainsi il ne faut pas s’étonner si le corps B quadruple d’A a plus de mouvement étant descendu un pied que le corps A étant descendu quatre pieds ; parce que les corpuscules qui ont poussé B lui ont communiqué du mouvement proportionné à sa masse, et ceux qui ont poussé A proportionnément à la sienne. Je ne vous assure pas que cette réponse soit bonne, mais je crois au moins que vous devez vous appliquer à voir si cela n’y fait rien. Et je serais bien aise de savoir ce que les cartésiens ont dit sur votre écrit.

Je ne sais si vous avez examiné ce que dit M. Descartes dans ses lettres sur son principe général des mécaniques. Il me semble qu’en voulant montrer pourquoi la même force peut lever par le moyen d’une machine le double ou le quadruple de ce qu’elle lèverait sans machine il déclare qu’il n’a point d’égard à la vélocité. Mais je n’en ai qu’une mémoire confuse. Car je ne me suis jamais appliqué à ces choses-là que par occasion et à des heures perdues, et il y a plus de vingt ans que je n’ai vu aucun de ces livres-là.

Je ne désire point, Monsieur, que vous vous détourniez d’aucune de vos occupations tant soit peu importante pour résoudre les deux doutes que je vous propose. Vous en ferez ce qu’il vous plaira, et à votre loisir.

Je voudrais bien savoir si vous n’avez point donné la dernière perfection à deux machines que vous aviez trouvées étant à Paris. L’une d’arithmétique qui paraissait bien plus parfaite que celle de M. Pascal, et l’autre une montre tout à fait juste. Je suis tout à vous.


Projet d’une lettre à M. Arnauld[24].

Monsieur,

L’hypothèse de la concomitance est une suite de la notion que j’ai de la substance. Car, selon moi, la notion individuelle d’une substance enveloppe tout ce qui lui doit jamais arriver, et c’est en quoi les êtres accomplis différent de ceux qui ne le sont pas. Or, l’âme étant une substance individuelle, il faut que sa notion, idée, essence ou nature enveloppe tout ce qui lui doit arriver ; et Dieu, qui la voit parfaitement, y voit ce qu’elle agira ou souffrira à tout jamais, et toutes les pensées qu’elle aura. Donc, puisque nos pensées ne sont que des suites de la nature de notre âme et lui naissent en vertu de sa notion, il est inutile d’y demander l’influence d’une autre substance particulière, outre que cette influence est absolument inexplicable. Il est vrai qu’il nous arrive certaines pensées, quand il y a certains mouvements corporels, et qu’il arrive certains mouvements corporels, quand nous avons certaines pensées ; mais c’est parce que chaque substance exprime l’univers tout entier à sa manière, et cette expression de l’univers, qui fait un mouvement dans le corps, est peut-être une douleur à l’égard de l’âme. Mais on attribue l’action à cette substance dont l’expression est plus distincte, et on l’appelle cause. Comme lorsqu’un corps nage dans l’eau, il y a une infinité de mouvements des parties de l’eau, tels qu’il faut afin que la place que ce corps quitte soit toujours remplie par la voie la plus courte. C’est pourquoi nous disons que ce corps en est cause, parce que, par son moyen, nous pouvons expliquer distinctement ce qui arrive ; mais si on examine ce qu’il y a de physique et de réel dans le mouvement, on peut aussi bien supposer que ce corps est en repos, et que tout le reste se meut conformément à cette hypothèse, puisque tout le mouvement en lui-même n’est qu’une chose respective, savoir : un changement de situation qu’on ne sait à qui attribuer dans la précision mathématique ; mais on l’attribue à un corps par le moyen duquel tout s’explique distinctement. Et en effet, à prendre tous les phénomènes petits et grands, il n’y a qu’une seule hypothèse qui serve à expliquer le tout distinctement. Et on peut même [dire] que, quoique ce corps ne soit pas une cause efficiente physique de ces effets, son idée au moins en est pour ainsi dire la cause finale, ou, si vous voulez, exemplaire dans l’entendement de Dieu. Car, si on veut chercher s’il y a quelque chose de réel dans le mouvement, qu’on s’imagine que Dieu veuille exprès produire tous les changements de situation dans l’univers, tout de même comme si ce vaisseau les produirait en voguant dans l’eau ; n’est-il pas vrai qu’en effet il arriverait justement cela même ? car il n’est pas possible d’assigner aucune différence réelle. Ainsi, dans la précision métaphysique, on n’a pas plus de raison de dire que le vaisseau pousse l’eau à faire cette grande quantité de cercles servant à remplir la place du vaisseau, que de dire que l’eau est poussée à faire tous ces cercles, et qu’elle pousse le vaisseau à se remuer conformément ; mais à moins de dire que Dieu a voulu exprès produire une si grande quantité de mouvements d’une manière si conspirante, on n’en peut pas rendre raison, et comme il n’est pas raisonnable de recourir à Dieu dans le détail, on a recours au vaisseau, quoique en effet, dans la dernière analyse, le consentement de tous les phénomènes des différentes substances ne vienne que de ce qu’elles sont toutes des productions d’une même cause, savoir de Dieu ; qui fait que chaque substance individuelle exprime la résolution que Dieu a prise il l’égard de tout l’univers. C’est donc par la même raison qu’on attribue les douleurs aux mouvements des corps, parce qu’on peut par là venir à quelque chose de distinct. Et cela sert à nous procurer des phénomènes ou à les empêcher. Cependant, à ne rien avancer sans nécessité, nous ne faisons que penser, et aussi nous ne nous procurons que des pensées, et les phénomènes ne sont que des pensées. Mais comme toutes nos pensées ne sont pas efficaces, et ne servent pas à nous en procurer d’autres d’une certaine nature, et qu’il nous est impossible de déchiffrer le mystère de la connexion universelle des phénomènes, il faut prendre garde, par le moyen de l’expérience, à celles qui nous en procurent autres fois, et c’est en quoi consiste l’usage des sens et ce qu’on appelle l’action hors de nous.

L’hypothèse de la concomitance ou de l’accord des substances entre elles suit de ce que j’ai dit que chaque substance individuelle enveloppe pour toujours tous les accidents qui lui arriveront, et exprime tout l’univers à sa manière ; ainsi ce qui est exprimé dans le corps par un mouvement ou changement de situation est peut-être exprimé dans l’âme par une douleur. Puisque les douleurs ne sont que des pensées, il ne faut pas s’étonner si elles sont des suites d’une substance dont la nature est de penser. Et, s’il arrive constamment que certaines pensées sont jointes à certains mouvements, c’est parce que Dieu a créé d’abord toutes les substances, en sorte que dans la suite tous leurs phénomènes s’entre-répondent, sans qu’il leur faille pour cela une influence physique mutuelle, qui ne parait pas même explicable ; peut-être que M. Descartes était plutôt pour cette concomitance que pour l’hypothèse des causes occasionnelles, car il ne s’est point expliqué la-dessus que je sache.

J’admire ce que vous remarquez, Monsieur, que saint Augustin a déjà eu de telles vues, en soutenant que la douleur n’est autre chose qu’une tristesse de l’âme qu’elle a de ce que son corps est mal disposé. Ce grand homme a assurément pénétré bien avant dans les choses. Cependant l’âme sent que son corps est mal disposé, non pas par une influence du corps sur l’âme, ni par une opération particulière de Dieu qui l’en avertisse, mais parce que c’est la nature de l’âme d’exprimer ce qui se passe dans les corps, étant créée d’abord, en sorte que la suite de ses pensées s’accorde avec la suite des mouvements. On peut dire la même chose du mouvement de mon bras de bas en haut. On demande ce qui détermine les esprits à entrer dans les nerfs d’une certaine matière, je réponds que c’est tant l’impression des objets que la disposition des esprits et nerfs mêmes, en vertu des lois ordinaires du mouvement. Mais, par la concordance générale des choses, toute cette disposition n’arrive jamais que lorsqu’il y a en même temps dans l’âme cette volonté à laquelle nous avons coutume d’attribuer l’opération. Ainsi les âmes ne changent rien dans l’ordre des corps, ni les corps dans celui des âmes. (Et c’est pour cela que les formes ne doivent point être employées à expliquer les phénomènes de la nature.) Et une âme ne change rien dans le cours des pensées d’une autre âme. Et, en général, une substance particulière n’a point d’influence physique sur l’autre ; aussi serait-elle inutile, puisque chaque substance est un être accompli, qui se suffit lui-même il déterminer en vertu de sa propre nature tout ce qui lui doit arriver. Cependant on a beaucoup de raison de dire que ma volonté est la cause de ce mouvement du bras, et qu’une solutio continui dans la matière de mon corps est cause de la douleur ; car l’un exprime distinctement ce que l’autre exprime plus confusément, et on doit attribuer l’action à la substance dont l’expression est plus distincte. D’autant que cela suffit[25] à la pratique pour se procurer des phénomènes. Si elle n’est pas cause physique, on peut dire qu’elle est cause finale, ou pour mieux dire exemplaire, c’est-il-dire que son idée dans l’entendement de Dieu a contribué à la résolution de Dieu à l’égard de cette particularité, lorsqu’il s’agissait de résoudre la suite universelle des choses.

L’autre difficulté est sans comparaison plus grande, touchant les formes substantielles et les âmes des corps ; et j’avoue que je ne m’y satisfais point. Premièrement, il faudrait être assuré que les corps sont des substances et non pas seulement des phénomènes véritables comme l’arc-en-ciel. Mais, cela posé, je crois qu’on peut inférer que la substance corporelle ne consiste pas dans l’étendue ou dans la divisibilité ; car on m’avouera que deux corps éloignés l’un de l’autre, par exemple deux triangles, ne sont pas réellement une substance ; supposons maintenant qu’ils s’approchent pour composer un carré, le seul attouchement les fera-t-il devenir une substance ? Je ne le pense pas. Or, chaque masse étendue peut être considérée comme composée de deux ou mille autres ; il n’y a que l’étendue par un attouchement. Ainsi on ne trouvera jamais un corps dont on puisse dire que c’est véritablement une substance. Ce sera toujours un agrégé de plusieurs. Ou plutôt, ce ne sera pas un être réel, puisque les parties qui le composent sont sujettes En la même difficulté, et qu’on ne vient jamais à aucun être réel, les êtres par agrégation n’ayant qu’autant de réalité qu’il y en a dans leurs ingrédients. D’où il s’ensuit que la substance d’un corps, s’ils en ont une, doit être indivisible ; qu’on l’appelle âme on forme, cela m’est indifférent. Mais aussi la notion générale de la substance individuelle, que vous semblez assez goûter, Monsieur, prouve la même chose. L’étendue est un attribut qui ne saurait constituer un être accompli, on n’en saurait tirer aucune action ni changement, elle exprime seulement un état présent, mais nullement le futur et le passé, comme doit faire la notion d’une substance. Quand deux triangles se trouvent joints, on n’en saurait conclure comment cette jonction s’est faite. Car cela peut être arrivé de plusieurs façons, mais tout ce qui peut avoir plusieurs causes n’est jamais un être accompli. Cependant j’avoue qu’il est bien difficile de résoudre plusieurs questions dont vous faites mention. Je crois qu’il faut dire que, si les corps ont des formes substantielles, par exemple, si les bêtes ont des âmes, que ces âmes sont indivisibles. C’est aussi le sentiment de saint Thomas. Ces âmes sont donc indestructibles ? Je l’avoue, et comme il se peut que selon les sentiments de M. Leeuwenhoeck toute génération d’un animal ne soit qu’une transformation d’un animal déjà vivant, il y a lieu de croire aussi que la mort n’est qu’une autre transformation. Mais l’âme de l’homme est quelque chose de plus divin, elle n’est pas seulement indestructible, mais elle se connaît toujours et demeure conscia sui. Et quant à son origine, on peut dire que Dieu ne l’a produite que lorsque ce corps animé qui est dans la semence se détermine à prendre la forme humaine. Cette âme brute, qui animait auparavant ce corps avant la transformation, est annihilée, lorsque l’âme raisonnable prend sa place, ou si Dieu change l’une dans l’autre, en donnant à la première une nouvelle perfection par une influence extraordinaire, c’est une particularité sur laquelle je n’ai pas assez de lumières.

Je ne sais pas si le corps, quand l’âme ou la forme substantielle est mise à part, peut être appelé une substance. Ce pourra bien être une machine, un agrégé de plusieurs substances, de sorte que, si on me demande ce que je dois dire de forma, cadaveris ou d’un carreau de marbre, je dirai qu’ils sont peut-être unis per aggregationem comme un tas de pierres, et ne sont pas des substances. On pourra dire autant du soleil, de la terre, des machines, et excepté l’homme il n’y a point de corps dont je puisse assurer que c’est une substance plutôt qu’un agrégé de plusieurs ou peut-être un phénomène. Cependant il me semble assuré que, s’il y a des substances corporelles, l’homme ne l’est point seul, et il paraît probable que les bêtes ont des âmes quoiqu’elles manquent de conscience.

Enfin, quoique je demeure d’accord que la considération des formes ou âmes est inutile dans la physique particulière, elle ne laisse pas d’être importante dans la métaphysique. À peu près comme les géomètres ne se soucient pas de compesitione continui, et les physiciens ne se mettent point en peine si une boule pousse l’autre, ou si c’est Dieu.

Il serait indigne d’un philosophe d’admettre ces âmes ou formes sans raison, mais sans cela il n’est pas intelligible que les corps sont des substances.


Lelbniz à Arnauld.

Hanovre, 28 nov. — 6 déc. 1686
Monsieur,

Comme j’ai trouvé quelque chose d’extraordinaire dans la franchise et dans la sincérité avec laquelle vous vous êtes rendu à quelques raisons dont je m’étais servi, je ne saurais me dispenser de le reconnaître et de l’admirer. Je me doutais bien que l’argument pris de la nature générale des propositions ferait quelque impression sur votre esprit ; mais j’avoue aussi qu’il y a peu de gens capables de goûter des vérités si abstraites, et que peut-être tout autre que vous ne se serait pas aperçu si aisément de sa force.

Je souhaiterais d’être instruit de vos méditations touchant la possibilité des choses, qui ne sauraient être que profondes et importantes ; d’autant qu’il s’agit de parler de ces possibilités d’une manière qui soit digne de Dieu. Mais ce sera selon votre commodité. Pour ce qui est des deux difficultés que vous trouvez dans ma lettre, l’une touchant l’hypothèse de la concomitance ou de l’accord des substances entre elles, l’autre touchant la nature des formes des substances corporelles, j’avoue qu’elles sont considérables, et si j’y pouvais satisfaire entièrement, je croirais pouvoir déchiffrer les plus grands secrets de la nature universelle. Mais est aliquid prodire tenus. Et quant au premier, je trouve que vous expliquez assez vous-même ce que vous aviez trouvé d’obscur dans ma pensée touchant l’hypothèse de la concomitance ; car, lorsque l’âme a un sentiment de douleur en même temps que le bras est blessé, je crois en effet, comme vous dites, Monsieur, que l’âme se forme elle-même cette douleur, qui est une suite naturelle de son état ou de sa notion, et j’admire que saint Augustin, comme vous avez remarqué, semble avoir reconnu la même chose, en disant que la douleur que l’âme a dans ses rencontres n’est autre chose qu’une tristesse qui accompagne la mauvaise disposition du corps. En effet, ce grand homme avait des pensées très solides et très profondes. Mais, dira-t-on, comment sait-elle cette mauvaise disposition du corps ? Je réponds que ce n’est pas par aucune impression ou action des corps sur l’âme, mais parce que la nature de toute substance porte une expression générale de tout l’univers, et que la nature de l’âme porte plus particulièrement une expression plus distincte de ce qui arrive maintenant à l’égard de son corps. C’est pourquoi il lui est naturel de marquer et de connaître les accidents de son corps par les siens. Il en est de même à l’égard du corps, lorsqu’il s’accommode aux pensées de l’âme ; et lorsque je veux lever le bras, c’est justement dans le moment que tout est disposé dans le corps pour cet effet ; de sorte que le corps se meut en vertu de ses propres lois ; quoiqu’il arrive, par l’accord admirable mais immanquable des choses entre elles, que ces lois y conspirent justement dans le moment que la volonté s’y porte ; Dieu y ayant eu égard par avance, lorsqu’il a pris sa résolution sur cette suite de toutes les choses de l’univers. Tout cela ne sont que des conséquences de la notion d’une substance individuelle qui enveloppe tous ses phénomènes, en sorte que rien ne saurait arriver et une substance qui ne lui naisse de son propre fond, mais conformément à ce qui arrive à une autre, quoique l’une agisse librement et l’autre sans choix. Et cet accord est une des plus belles preuves qu’on puisse donner de la nécessité d’une substance souveraine cause de toutes choses.

Je souhaiterais de me pouvoir expliquer si nettement et décisivement touchant l’autre question qui regarde les formes substantielles. La première difficulté que vous indiquez, Monsieur, est que notre âme et notre corps sont deux substances réellement distinctes ; dont il semble que l’un n’est pas la forme substantielle de l’autre. Je réponds qu’à mon avis notre corps en lui-même, l’âme mise à part, ou le caclaver ne peut être appelé une substance que par abus, comme une machine ou comme un tas de pierres, qui ne sont que des êtres par agrégation ; car l’arrangement régulier ou irrégulier ne fait rien à l’unité substantielle. D’ailleurs, le dernier concile de Latran déclare que l’âme est véritablement la forme substantielle de notre corps.

Quant à la seconde difficulté, j’accorde que la forme substantielle du corps est indivisible, et il me semble que c’est aussi le sentiment de saint Thomas ; et j’accorde encore que toute forme substantielle ou bien toute substance est indestructible et même ingénérable, ce qui était aussi le sentiment d’Albert le Grand, et parmi les anciens celui de l’auteur du livre De diœta qu’on attribue à Hippocrate. Elles ne sauraient donc naître que par une création. Et j’ai beaucoup de penchant à croire que toutes les générations des animaux dépourvus de raison, qui ne méritent pas une nouvelle création, ne sont que des transformations d’un autre animal déjà vivant, mais quelquefois imperceptible ; l’exemple des changements qui arrivent à un ver à soie et autres semblables, la nature ayant accoutumé de découvrir ses secrets dans quelques exemples, qu’elle cache en d’autres rencontres. Ainsi les âmes brutes auraient toutes été créées des le commencement du monde, suivant cette fécondité des semences mentionnées dans la Genèse ; mais l’âme raisonnable n’est créée que dans le temps de la formation de son corps, étant entièrement différente des autres âmes que nous connaissons, parce qu’elle est capable de réflexion, et imite en petit la nature divine.

Troisièmement je crois qu’un carreau de marbre n’est peut-être que comme un tas de pierres, et ainsi ne saurait passer pour une seule substance, mais pour un assemblage de plusieurs. Car supposons qu’il y ait deux pierres, par exemple le diamant du Grand-Duc et celui du Grand-Mogol : on pourra mettre un même nom collectif en ligne de compte pour tous deux, et on pourra dire que e”est une paire de diamants, quoiqu’ils se trouvent bien éloignés l’un de l’autre ; mais on ne dira pas que ces deux diamants composent une substance. Or le plus et le moins ne fait rien ici. Qu’on les approche donc davantage l’un de l’autre, et qu’on les fasse toucher même, ils n’en seront pas plus substantiellement unis ; et quand après l’attouchement on y joindrait quelque autre corps propre à empêcher leur séparation, par exemple si on les enchâssait dans un seul anneau, tout cela n’en fera que ce qu’on appelle unnum per accidens. Car c’est comme par accident qu’ils sont obligés à un même mouvement. Je tiens donc qu’un carreau de marbre n’est pas une seule substance accomplie, non plus que le serait l’eau d’un étang avec tous les poissons y compris, quand même toute l’eau avec tous ces poissons se trouverait glacée ; ou bien un troupeau de moutons, quand même ces moutons seraient tellement liés qu’ils ne pussent marcher que d’un pas égal et que l’un ne pût être touché sans que tous les autres criassent. Il y a autant de différence entre une substance et entre un tel être qu’il y en a entre un homme et une communauté, comme peuple, armée, société ou collège, qui sont des êtres moraux, où il y a quelque chose d’imaginaire et de dépendant de la fiction de notre esprit. L’unité substantielle demande un être accompli indivisible, et naturellement indestructible, puisque sa notion enveloppe tout ce qui lui doit arriver, ce qu’on ne saurait trouver ni dans la figure ni dans le mouvement, qui enveloppent même toutes deux quelque chose d’imaginaire, comme je pourrais démontrer, mais bien dans une âme ou forme substantielle à l’exemple de ce qu’on appelle moi. Ce sont là les seuls êtres accomplis véritables, comme les Anciens avaient reconnu, et surtout Platon, qui a fort clairement montré que la seule matière ne suffit pas pour former une substance. Or le moi susdit, ou ce qui lui répond dans chaque substance individuelle, ne saurait être fait ni défait par l’appropinquation ou éloignement des parties, qui est une chose purement extérieure à ce qui fait la substance. Je ne saurais dire précisément s’il y a d’autres substances corporelles véritables que celles qui sont animées, mais au moins les âmes servent à nous donner quelque connaissance des autres par analogie.

Tout cela peut contribuer à éclaircir la quatrième difficulté, car, sans me mettre en peine de ce que les scolastiques ont appelé formam corporeitatis, je donne des formes substantielles à toutes les substances corporelles plus que machinalement unies. Mais cinquièmement, si on me demande en particulier ce que je dis du soleil, du globe de la terre, de la lune, des arbres et de semblables corps, et même des bêtes, je ne saurais assurer absolument s’ils sont animés, ou au moins s’ils sont des substances, ou bien s’ils sont simplement des machines ou agrégés de plusieurs substances. Mais au moins je puis dire que, s’il n’y a aucunes substances corporelles, telles que je veux, il s’ensuit que les corps ne seront que des phénomènes véritables, comme l’arc-en-ciel ; car le continu n’est pas seulement divisible à l’infini, mais toute partie de la matière est actuellement divisée en d’autres parties aussi différentes entre elles que les deux diamants susdits ; et cela allant toujours ainsi, on ne viendra jamais à quelque chose dont on puisse dire : voilà réellement un être, que lorsqu’on trouve des machines animées dont l’âme ou forme substantielle fait l’unité substantielle indépendante de l’union extérieure de l’attouchement. Et s’il n’y en a point, il s’ensuit que hormis l’homme il n’y aurait rien de substantiel dans le monde visible.

Sixièmement, comme la notion de la substance individuelle en général, que j’ai donnée, est aussi claire que celle de la vérité, celle de la substance corporelle le sera aussi ; et par conséquent celle de la forme substantielle. Mais quand elle ne le serait pas, nous sommes obligés d’admettre bien des choses dont la connaissance n’est pas assez claire et distincte. Je tiens que celle de l’étendue l’est encore bien moins, témoin les étranges difficultés de la composition du continu ; et on peut même dire qu’il n’y a point de figure arrêtée et précise dans les corps, à cause de la subdivision actuelle des parties. De sorte que les corps seraient sans doute quelque chose d’imaginaire et d’apparent seulement, s’il n’y avait que de la matière et ses modifications. Cependant il est inutile de faire mention de l’unité, notion ou forme substantielle des corps, quand il s’agit d’expliquer les phénomènes particuliers de la nature, comme il est inutile aux géomètres d’examiner les difficultés de compositione continui, quand ils travaillent à résoudre quelque problème. Ces choses ne laissent pas d’être importantes et considérables en leur lieu. Tous les phénomènes des corps peuvent être expliqués machinalement ou par la philosophie corpusculaire, suivant certains principes de mécanique posés sans qu’on se mette en peine s’il y a des âmes ou non ; mais dans la dernière analyse des principes de la physique et de la mécanique même il se trouve qu’on ne saurait expliquer ces principes par les seules modifications de l’étendue, et la nature de la force demande déjà quelque autre chose.

Enfin, en septième lieu, je me souviens que M. Cordemoy, dans son traité du discernement de l’âme et du corps, pour sauver l’unité substantielle dans les corps, s’est cru obligé d’admettre des atomes ou des corps étendus indivisibles afin de trouver quelque chose de fixe pour faire un être simple, mais vous avez bien jugé, Monsieur, que je ne serais pas de ce sentiment. Il paraît que M. Cordemoy avait reconnu quelque chose de la vérité, mais il n’avait pas encore vu en quoi consiste la véritable notion d’une substance, aussi c’est là la clef des plus importantes connaissances. L’atome qui ne contient qu’une masse figurée d’une dureté infinie (que je ne tiens pas conforme à la sagesse divine non plus que le vide) ne saurait envelopper en lui tous ses états passés et futurs, et encore moins ceux de tout l’univers.

Je viens à vos considérations sur mon objection contre le principe cartésien touchant la quantité de mouvement, et je demeure d’accord, Monsieur, que l’accroissement de la vélocité d’un corps pesant vient de l’impulsion de quelque fluide invisible, et qu’il en est comme d’un vaisseau que le vent fait aller premièrement très peu, puis davantage. Mais ma démonstration est indépendante de toute hypothèse. Sans me mettre en peine à présent comment le corps a acquis la vitesse qu’il a, je la prends telle qu’elle est, et je dis qu’un corps d’une livre qui a une vitesse de 2 degrés a deux fois plus de force qu’un corps de deux livres qui a une vitesse d’un degré, parce qu’il peut élever une même pesanteur deux fois plus haut. Et je tiens qu’en dispensant le mouvement entre les corps qui se choquent il faut avoir égard non pas à la quantité de mouvement comme fait M. Descartes dans ses règles, mais à la quantité de la force ; autrement on pourrait obtenir le mouvement perpétuel mécanique. Par exemple, supposons que dans un carré un corps aille par la diagonale , choquer en même temps deux corps à lui égaux et , en sorte que dans le moment du choc les trois centres de ces trois sphères se trouvent dans un triangle rectangle isocèle, le tout dans un plan horizontal, supposons maintenant que le corps demeure en repos après le choc dans le lieu , et donne toute sa force aux corps et  ; en ce cas ira de en avec la vélocité et direction , et de en avec la vélocité et direction . C’est-à-dire, si avait mis une seconde du temps à venir uniformément de à avant le choc, ce sera aussi dans une seconde après le choc que viendra à et à . On demande quelle sera la longueur de ou , qui représente la vitesse. Je dis qu’elle doit être égale à ou , côtés du carré . Car, les corps étant supposés égaux, les forces ne sont que comme les hauteurs dont les corps devraient descendre pour acquérir ces vitesses, c’est-à-dire comme les carrés des vitesses ; or les carrés et pris ensemble sont égaux au carré . Donc il y a autant de force après qu’avant le choc, mais on voit que la quantité de mouvement est augmentée ; car, les corps étant égaux, elle se peut estimer par leurs vitesses ; or, avant le choc, était la vitesse
plus la vitesse , mais après le choc c’est la vitesse plus la vitesse  ; or est plus la que , il faudrait donc que, selon M. Descartes, pour garder la même quantité de mouvement, le corps n’aille de que jusqu’en ou de que jusqu’en , en sorte que ou soient chacune égale à la moitié de . Mais de cette manière autant que les deux carrés de et de ensemble sont moindres que le carré , autant y aura-t-il de force perdue. Et en échange je montrera que d’une autre manière on pourra gagner de la force par le choc. Car puisque, selon M. Descartes, le corps avec la vitesse et direction donne ex hypothesi aux corps reposants et les vitesses et directions et pour reposer lui-même à leur place, il faut réciproquement que ces corps retournants ou allants sur le corps qui repose en avec les vitesses et directions et se reposant après le choc, le fassent aller avec la vitesse et direction . Mais par là le mouvement perpétuel pourrait arriver infailliblement, car supposé que le corps d’une livre ayant la vitesse puisse monter à la hauteur d’un pied, et de même, il y avait avant le choc une force capable d’élever deux livres à un pied, ou une livre à deux pieds. Mais après le choc de et sur le corps d’une livre ayant une double vitesse (savoir la vitesse double de la vitesse ou ) pourra enlever une livre à 4 pieds, car les hauteurs où les corps peuvent monter en vertu de leurs vitesses sont comme les carrés desdites vitesses. Or, si on peut ainsi gagner le double de la force, le mouvement perpétuel est tout trouvé, ou plutôt il est impossible que la force se puisse gagner ou perdre de rien, et ces règles sont mal concertées, dont on peut tirer telles conséquences.

J’ai trouvé dans les lettres de M. Descartes ce que vous m’aviez indiqué, savoir, qu’il y dit d’avoir tâché exprès de retrancher la considération de la vélocité en considérant les raisons de forces mouvantes vulgaires et d’avoir eu seulement égard à la hauteur. S’il s’était souvenu de cela, lorsqu’il écrivait ses principes de physique, peut-être qu’il aurait évite les erreurs où il est tombé à l’égard des lois de la nature. Mais il lui est arrivé d’avoir retranché la considération de la vélocité là où il la pouvait retenir, et de l’avoir retenue dans le cas où elle faisait naître des erreurs. Car, à l’égard des puissances que j’appelle mortes (comme lorsqu’un corps fait son premier effort pour descendre sans avoir encore acquis aucune impétuosité par la continuation du mouvement), idem, lorsque deux corps sont comme en balance (car alors les premiers efforts que l’un fait sur l’autre sont toujours morts), il se rencontre que les vélocités sont comme les espaces, mais quand on considère la force absolue des corps qui ont quelque impétuosité (ce qu’il est nécessaire de faire pour établir les lois du mouvement), l’estimation doit être faite par la cause ou l’effet, c’est-il-dire par la hauteur où il peut monter en vertu de cette vitesse ou par la hauteur d’où il devrait descendre pour acquérir cette vitesse. Et si on y voulait employer la vélocité, on perdrait ou gagnerait beaucoup de force sans aucune raison. Au lieu de la hauteur on se pourrait servir de la supposition d’un ressort ou de quelque autre cause ou autre effet, ce qui reviendra toujours à la même chose, c’est-à-dire aux carrés des vitesses.

J’ai trouvé dans les nouvelles de la république des lettres du mois de septembre de cette année qu’un nommé M. l’abbé D. C., de Paris, que je ne connais pas, a répondit à mon objection. Le mal est qu’il semble n’avoir pas assez médité sur la difficulté. En faisant grand bruit pour me contredire, il m’accorde plus que je ne veux, et il limite le principe cartésien au seul cas des puissances isochrones, comme il les appelle, comme dans les cinq machines vulgaires, ce qui est entièrement contre l’intention de M. Descartes ; outre cela, il croit que la raison, pourquoi dans le cas que j’avais propose l’un des deux corps est aussi fort que l’autre quoiqu’il ait une moindre quantité de mouvement, vient de ce que ce corps est descendu en plus de temps puisqu’il est venu d’une plus grande hauteur. Si cela faisait quelque chose, le principe des cartésiens qu’il veut défendre serait assez ruiné par cela même ; mais cette raison n’est pas valable, car ces deux corps peuvent descendre de ces différentes hauteurs en même-temps, selon les inclinations qu’on donne aux plans dans lesquels ils doivent descendre, et cependant l’objection ne laissera pas de subsister en son entier. Je souhaiterais donc que mon objection fut examinée par un cartésien qui soit géomètre et versé dans ces matières.

Enfin, Monsieur, comme je vous honore infiniment, et prends beaucoup de part à ce qui vous touche, je serai ravi d’apprendre quelquefois l’état de votre santé et les ouvrages que vous avez en mains, dont je fais gloire de connaître le prix. Je suis avec un zèle passionné, etc.


Lelbniz au Landgrave.

Tiré de ma lettre Novembre 1686.

Je prends la liberté, Monseigneur, de supplier encore votre V. A. S. qu’il lui plaise d’ordonner qu’on fasse tenir à M. Arnaud les ci-jointes ; et comme il y est traité de matières éloignées des sens extérieurs et dépendantes de l’intellection pure, qui ne sont pas agréables et le plus souvent sont méprisées par les personnes les plus vives et les plus excellentes dans les affaires du monde ; je dirai ici quelque chose en faveur de ces méditations, non pas que je sois assez ridicule pour souhaiter que V. A. S. s’y amuse (ce qui serait aussi peu raisonnable que de vouloir qu’un général d’armée s’applique à l’algèbre, quoique cette science soit très utile à tout ce qui a connexion avec les mathématiques) ; mais afin que V. A. S. puisse mieux juger du but et de l’usage de telles pensées, qui pourraient paraître peu dignes d’occuper, tant soit peu, un homme à qui tous les moments doivent être précieux. En effet, de la manière que ces choses sont traitées communément par les scolastiques, ce ne sont que disputes, que distinctions, que jeux de paroles ; mais il y a des veines d’or dans ces rochers stériles. Je mets en fait que la pensée est la fonction principale et perpétuelle de notre âme. Nous penserons toujours, mais nous ne vivrons pas toujours ici. C’est pourquoi ce qui nous rend plus capables de penser aux plus parfaits objets et d’une manière plus parfaite, c’est ce qui nous perfectionne naturellement. Cependant l’état présent de notre vie nous oblige à quantité de pensées confuses qui ne nous rendent pas plus parfaits. Telle est la connaissance des coutumes, des généalogies, des langues, et même toute connaissance historique des faits tant civils que naturels, qui nous est utile pour éviter les dangers et pour manier les corps et les hommes qui nous environnent, mais qui n’éclaire pas l’esprit. La connaissance des routes est utile à un voyageur pendant qu’il voyage ; mais ce qui a plus de rapport aux fonctions où il sera destiné in patria lui est plus important. Or nous sommes destinés à vivre un jour une vie spirituelle, où les substances séparées de la matière nous occuperont bien plus que les corps. Mais pour mieux distinguer entre ce qui éclaire l’esprit, de ce qui le conduit seulement en aveugle, voici des exemples tirés des arts : si quelque ouvrier sait par expérience ou par tradition que, le diamètre étant de 7 pieds, la circonférence du cercle est un peu moins que de 22 pieds ; ou si un canonnier sait par ouï-dire ou pour l’avoir mesuré souvent, que les corps sont jetés le plus loin par un angle de 45 degrés, c’est le savoir confusément et en artisan, qui s’en servira fort bien pour gagner sa vie et pour rendre service aux autres ; mais les connaissances qui éclairent notre esprit, ce sont celles qui sont distinctes, c’est-à-dire qui soutiennent les causes ou raisons, comme lorsque Archimède a donné la démonstration de la première règle et Galilée de la seconde ; et en un mot, c’est la seule connaissance des raisons en elles-mêmes ou des vérités nécessaires et éternelles, surtout de celles qui sont le plus compréhensives et qui ont le plus de rapport au souverain être qui nous peuvent perfectionner. Cette connaissance seule est bonne par elle-même ; tout le reste est mercenaire, et ne doit être appris que par nécessité, à…[26] des besoins de cette vie et pour être d’autant mieux en état de vaquer par après à la perfection de l’esprit, quand on a mis ordre à sa subsistance. Cependant le dérèglement des hommes et ce qu’on appelle le soin de pane lucrando, et aussi la vanité fait qu’on oublie le seigneur pour le valet et la fin pour les moyens. C’est justement selon le poète : propter vitam vivendi perdere causas. À peu près comme un avare préfère l’or à sa santé, au lieu que l’or n’est que pour servir aux commodités de la vie. Or, puisque ce qui perfectionne notre esprit (la lumière de la grâce mise à part) est la connaissance démonstrative des plus grandes vérités par leurs causes ou raisons, il faut avouer que la métaphysique ou la théologie naturelle, qui traite des substances immatérielles, et particulièrement de Dieu et de l’âme, est la plus importante de toutes. Et on n’y saurait assez avancer sans connaître la véritable notion de la substance, que j’ai expliquée d’une telle manière dans ma précédente lettre à M. Arnaud, que lui-même, qui est si exact, et qui en avait été choqué au commencement, s’y est rendu. Enfin, ces méditations nous fournissent des conséquences surprenantes, mais d’une merveilleuse utilité pour se délivrer des plus grands scrupules touchant le concours de Dieu avec les créatures, sa prescience et préordination, l’union de l’âme et du corps, l’origine du mal, et autres choses de cette nature. Je ne dis rien ici des grands usages que ces principes ont dans les sciences humaines ; mais au moins je puis dire que rien n’élève davantage notre esprit à la connaissance et à l’amour de Dieu, autant que la nature nous y aide. J’avoue que tout cela ne sert de rien sans la grâce, et que Dieu donne la grâce à des gens qui n’ont jamais songé à ces méditations ; mais Dieu veut aussi que nous n’omettions rien du nôtre, et que nous employions selon les occasions, chacun selon sa vocation, les perfections qu’il a données à la nature humaine ; et comme il ne nous a faits que pour le connaître et pour l’aimer, on n’y saurait assez travailler, ni faire un meilleur usage de notre temps et de nos forces, si ce n’est que nous soyons occupés ailleurs pour le public et pour le salut des autres.


A. Arnauld à Leibniz.

Ce 4 mars 1687.

Il y a longtemps, Monsieur, que j’ai reçu votre lettre, mais j’ai eu tant d’occupations depuis ce temps-la, que je n’ai pu y répondre plus tôt.

Je ne comprends pas bien, Monsieur, ce que vous entendez par cette « expression plus distincte que notre âme porte de ce qui arrive maintenant à l’égard de son corps, » et comment cela puisse faire que, quand on me pique le doigt, mon âme connaisse cette piqûre avant qu’elle en ait le sentiment de la douleur. Cette, même expression plus distincte, etc., lui devait donc faire connaître une infinité d’autres choses qui se passent dans mon corps, qu’elle ne connaît pas néanmoins, comme tout ce qui se fait dans la digestion et la nutrition.

Quant à ce que vous dites : que quoique mon bras se lève lorsque je le veux lever, ce n’est pas que mon âme cause ce mouvement dans mon bras ; mais c’est que, « quand je le veux lever, c’est justement dans le moment que tout est disposé dans le corps pour cet effet ; de sorte que le corps se meut en vertu de ses propres lois, quoiqu’il arrive par l’accord admirable, immanquable des choses entre elles, que ces lois y conspirent justement dans le moment que la volonté s’y porte, Dieu y ayant eu égard par avance, lorsqu’il a pris sa résolution sur cette suite de toutes les choses de l’univers ». Il me semble que c’est dire la même chose en d’autres termes, que disent ceux qui prétendent, que ma volonté est occasionnelle du mouvement de mon bras, et que Dieu en est la cause réelle. Car ils ne prétendent pas que Dieu fasse cela dans le temps par une nouvelle volonté, qu’il ait chaque fois que je veux lever le bras : mais par cet acte unique de la volonté éternelle, par laquelle il a voulu faire tout ce qu’il a prévu qu’il serait nécessaire qu’il fit, afin que l’univers fût tel qu’il a jugé qu’il devait être. Or, n’est-ce pas à quoi revient ce que vous dites, que la cause du mouvement de mon bras, lorsque je le veux lever, est à l’accord admirable mais immanquable des choses entre elles, qui vient de ce que Dieu y a eu égard par avance lorsqu’il a pris sa résolution sur cette suite de toutes les choses de l’univers ». Car cet égard de Dieu n’a pu faire qu’une chose soit arrivée sans une cause réelle : il faut donc trouver la cause réelle de ce mouvement de mon bras. Vous ne voulez pas que ce soit ma volonté. Je ne crois pas aussi que vous croyiez qu’un corps puisse se mouvoir soi-même ou un autre corps comme cause réelle et efficiente. Reste donc que ce soit cet égard de Dieu, qui soit la cause réelle et efficiente du mouvement de mon bras. Or vous appelez vous-même cet égard de Dieu sa résolution, et résolution et volonté sont la même chose : donc selon vous toutes les fois que je veux lever le bras, c’est la volonté de Dieu qui est la cause réelle et efficiente de ce mouvement.

Pour la deuxième difficulté je connais présentement votre opinion tout autrement que je ne faisais. Car je supposais que vous raisonniez ainsi : les corps doivent être de vraies substances. Or ils ne peuvent être de vraies Substances qu’ils n’aient une vraie unité, ni avoir une vraie unité qu’ils n’aient une forme substantielle : donc l’essence du corps ne peut pas être l’étendue, mais tout corps, outre l’étendue, doit avoir une forme substantielle. À quoi j’avais opposé qu’une forme substantielle divisible, comme elles le sont presque toutes au jugement des partisans des formes substantielles, ne saurait donner a un corps l’unité qu’il n’aurait pas sans cette forme substantielle.

Vous en demeurez d’accord, mais vous prétendez que toute forme substantielle est indivisible, indestructible et ingénérable, ne pouvant être produite que par une vraie création.

D’où il s’ensuit : 1° que tout corps qui peut être divisé, chaque partie demeurant de même nature que le tout, comme les métaux, les pierres, le bois, l’air, l’eau, et les autres corps liquides, n’ont point de forme substantielle.

2° Que les plantes n’en ont point aussi, puisque la partie d’un arbre, ou étant mise en terre, ou greffée sur un autre, demeure arbre de même espèce qu’il était auparavant.

3° Qu’il n’y aura donc que les animaux qui auront des formes substantielles. Il n’y aura donc selon vous que les animaux qui seront de vraies substances.

4° Et encore vous n’en êtes pas si assuré que vous ne disiez, que si les brutes n’ont point d’âme ou de forme substantielle, il s’ensuit que, hormis l’homme, il n’aurait rien de substantiel dans le monde visible, parce que vous prétendez que l’unité substantielle demande un être accompli indivisible, et naturellement indestructible, ce qu’on ne saurait trouver que dans une âme ou forme substantielle à l’exemple de ce qu’on appelle moi.

Tout cela aboutit à dire que tous les corps dont les parties ne sont que machinalement unies ne sont point des substances, mais seulement des machines ou agrégés de plusieurs substances.

Je commencerai par ce dernier, et je vous dirai franchement qu’il n’y a en cela qu’une dispute de mots. Car saint Augustin ne fait pas de difficulté de reconnaître que les corps n’ont point de vraie unité, parce que l’unité doit être indivisible, et que nul corps n’est indivisible, qu’il n’y a donc de vraie unité que dans les esprits, non plus que de vrai moi. Mais que concluez-vous de la ? « Qu’il n’y a rien de substantiel dans les corps, qui n’ont point d’âme ou de forme substantielle. » Afin que cette conclusion fût bonne, il faudrait avoir auparavant défini substance et substantiel en ces termes : « J’appelle substance et substantiel ce qui a une vraie unité. » Mais comme cette définition n’a pas encore été reçue, et qu’il n’y a point de philosophe qui n’ait autant de droit de dire : « J’appelle substance ce qui n’est point modalité ou manière d’être, » et qui ensuite ne puisse soutenir que c’est un paradoxe de dire qu’il n’y a rien de substantiel dans un bloc de marbre, puisque ce bloc de marbre n’est point la manière d’être d’une autre substance ; et que tout ce que l’on pourrait dire est que ce n’est pas une seule substance, mais plusieurs substances jointes ensemble machinalement. Or c’est, ce me semble, un paradoxe, dira ce philosophe, qu’il n’y ait rien de substantiel dans ce qui est plusieurs substances. Il pourra ajouter qu’il comprend encore moins ce que vous dites, « que les corps seraient sans doute quelque chose d’imaginable et d’apparent seulement, s’il n’y avait que de la matière et ses modifications ». Car vous ne mettez que de la matière et ses modifications dans tout ce qui n’a point d’âme ou de forme substantielle, indivisible, indestructible et ingénérable, et ce n’est que dans les animaux que vous admettez de ces sortes de formes. Vous seriez donc obligé de dire que tout le reste de la nature est quelque chose d’imaginaire et d’apparent seulement ; et à plus forte raison, vous devriez dire la même chose de tous les ouvrages des hommes.

Je ne saurais demeurer d’accord de ces dernières propositions. Mais je ne vois aucun inconvénient de croire que dans toute la nature corporelle il n’y a que des machines et des agrégés[27] des substances, parce qu’il n’y a aucune de ces parties dont on puisse dire en parlant exactement que c’est une seule substance. Cela fait voir seulement ce qu’il est très bon de remarquer comme a fait saint Augustin, que la substance qui pense ou spirituelle est en cela beaucoup plus excellente que la substance étendue ou corporelle, qu’il n’y a que la spirituelle qui ait une vraie unité, et un vrai moi, ce que n’a point la corporelle. D’où il s’ensuit qu’on ne peut alléguer cela pour prouver que l’étendue n’est point l’essence du corps, parce qu’il n’aurait point de vraie unité, s’il avait l’étendue pour son essence, puisqu’il peut être de l’essence du corps de n’avoir point de vraie unité, comme vous l’avouez de tous ceux qui ne sont point joints à une âme ou à une forme substantielle.

Mais je ne sais, Monsieur, ce qui vous porte à croire qu’il y a dans les brutes de ces âmes ou formes substantielles, qui doivent être selon vous indivisibles, indestructibles et ingénérables. Ce n’est pas que vous jugiez cela nécessaire pour expliquer ce qu’elles font. Car vous dites expressément « que tous les phénomènes des corps peuvent être expliqués machinalement ou par la philosophie corpusculaire suivant certains principes de mécanique posés, sans qu’on se mette en peine s’il y a des âmes ou non ». Ce n’est pas aussi par la nécessité qu’il y a que les corps des brutes aient une vraie unité, et que ce ne soient pas seulement des machines ou des agrégés des substances. Car toutes les plantes pouvant n’être que cela, quelle nécessité pourrait-il y avoir que les brutes fussent autre chose ? On ne voit pas de plus que cette opinion se puisse facilement soutenir en mettant ces âmes indivisibles et indestructibles. Car que répondre aux vers qui, étant partagés en deux, chaque partie se meut comme auparavant ? Si le feu prenait à une des maisons où on nourrit des cent mille vers à soie, que deviendraient ces cent mille âmes indestructibles ? Subsisteraient-elles séparées de toute matière comme nos âmes ? Que devinrent de même les âmes de ces millions de grenouilles que Moïse fit mourir, quand il fit cesser cette plaie, et de ce nombre innombrable de cailles que tuèrent les israélites dans le désert, et de tous les animaux qui périrent par le déluge ? Il y a encore d’autres embarras sur la manière dont ces âmes se trouvent dans chaque brute à mesure qu’elles sont conçues. Est-ce qu’elles étaient in seminibus ? Y étaient-elles indivisibles et indestructibles ? Quid ergo fit, cum irrita cadunt sine ullis conceptibus semina ? Quid cum bruta, mascula ad fœminas non accedunt toto vitæ suæ tempore ? Il suffit d’avoir fait entrevoir ces difficultés.

Il ne reste plus qu’à parler de l’unité que donne l’âme raisonnable. On demeure d’accord qu’elle a une vraie et parfaite unité et un vrai moi, et qu’elle communique en quelque sorte cette unité et ce moi à ce tout composé de l’âme et du corps qui s’appelle l’homme. Car, quoique ce tout ne soit pas indestructible, puisqu’il périt quand l’âme est séparée du corps ; il est indivisible en ce sens qu’on ne saurait concevoir la moitié d’un homme. Mais en considérant le corps séparément, comme notre âme ne lui communique pas son indestructibilité, on ne voit pas aussi qu’à proprement parler elle lui communique ni sa vraie unité, ni son indivisibilité. Car, pour être uni à notre âme, il n’en est pas moins vrai que ses parties ne sont unies entre elles que machinalement, et qu’ainsi ce n’est pas une seule substance corporelle, mais un agrégé de plusieurs substances corporelles. Il n’en est pas moins vrai qu’il est aussi divisible que tous les autres corps de la nature. Or, la divisibilité est contraire à la vraie unité. Il n’a donc point de vraie unité. Mais il en a, dites-vous, par notre âme. C’est-à-dire qu’il appartient à une âme qui est vraiment une, ce qui n’est point une unité intrinsèque au corps, mais semblable à celle de diverses provinces qui, n’étant gouvernées que par un seul roi, ne font qu’un royaume.

Cependant, quoiqu’il soit vrai qu’il n’y ait de vraie unité que dans les natures intelligentes dont chacune peut dire moi, il y a néanmoins divers degrés dans cette unité impropre qui convient au corps. Car, quoiqu’il n’y ait point de corps pris à part qui ne soit plusieurs substances, il y a néanmoins raison d’attribuer plus d’unité à ceux dont les parties conspirent à un même dessein, comme est une maison ou une montre, qu’à ceux dont les parties sont seulement proches les unes des autres, comme un tas de pierres, un sac de pistoles, et ce n’est proprement que de ces derniers qu’on doit appeler des agrégés par accident. Presque tous les corps de la nature que nous appelons un, comme un morceau d’or, une étoile, une planète, sont du premier genre ; mais il n’y en a point en qui cela paraisse davantage que les corps organisés, c’est-à-dire les animaux et les plantes, sans avoir besoin pour cela de leur donner des âmes. (Et il me parait même que vous n’en donnez pas aux plantes.) Car pourquoi un cheval ou un oranger ne pourront-ils pas être considérés chacun comme un ouvrage complet et accompli, aussi bien qu’une église ou une montre ? Qu’importe pour être appelé un (de cette unité qui, pour convenir au corps, a dû être différente de celle qui convient à la nature spirituelle), de ce que leurs parties ne sont unies entre elles que machinalement, et qu’ainsi ce sont des machines ? N’est-ce pas la plus grande perfection qu’ils puissent avoir d’être des machines si admirables qu’il n’y a qu’un Dieu tout-puissant qui les puisse avoir faites ? Notre corps, considéré seul, est donc un en cette manière. Et le rapport qu’il a [avec] une nature intelligente qui lui est unie et qui le gouverne, lui peut encore ajoutter quelque unité, mais qui n’est point de la nature de celle qui convient aux natures spirituelles.

Je vous assure, Monsieur, que je n’ai pas d’idées assez nettes et assez claires touchant les règles du mouvement, pour bien juger de la difficulté que vous avez proposée aux cartésiens. Celui qui vous a répondu est M. l’abbé de Catelan, qui a beaucoup d’esprit et qui est fort bon géomètre. Depuis que je suis hors de Paris, je n’ai point entretenu de commerce avec les philosophes de ce pays-la. Mais, puisque vous êtes résolu de répondre à cet abbé, et qu’il voudra peut-être défendre son sentiment, il y a lieu d’espérer que ces différents écrits éclairciront tellement cette difficulté que l’on saura à quoi s’en tenir.

Je vous suis trop obligé, Monsieur, du désir que vous témoignez avoir de savoir comme je me porte. Fort bien, grâces à Dieu, pour mon âge. J’ai seulement eu un assez grand rhume au commencement de cet hiver. Je suis bien aise que vous pensez à faire exécuter votre machine d’arithmétique. Ç’aurait été dommage qu’une si belle invention se fût perdue. Mais j’aurais un grand désir, que la pensée dont vous aviez écrit un mot au prince qui a tant d’affection pour vous ne demeurât pas sans effet. Car il n’y a rien à quoi un homme sage doive travailler avec plus de soin et moins de retardement qu’à ce qui regarde son salut. Je suis,

Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
A. Arnauld.


Leibniz à Arnauld

30 avril 1687.
Monsieur,

Vos lettres étant à mon égard des bienfaits considérables et des effets de votre pure libéralité, je n’ai aucun droit de les demander, et par conséquent vous ne répondez jamais trop tard. Quelque agréables et utiles qu’elles me soient, je considère ce que vous devez au bien public, et cela fait taire mes désirs. Vos considérations instruisent toujours, et je prendrai la liberté de les parcourir par ordre.

Je ne crois pas qu’il y ait de la difficulté dans ce que j’ai dit que « l’âme exprime plus distinctement (cæteris paribus) ce qui appartient à son corps », puisqu’elle exprime tout l’univers d’un certain sens et particulièrement suivant le rapport des autres corps au sien, car elle ne saurait exprimer également toutes choses ; autrement il n’y aurait point de distinction entre les âmes ; mais il ne s’ensuit pas pour cela qu’elle se doive apercevoir parfaitement de ce qui se passe dans les parties de son corps, puisqu’il y a des degrés de rapport entre ces parties mêmes qui ne sont pas toutes exprimées également, non plus que les choses extérieures. L’éloignement des uns est récompensé par la petitesse ou autre empêchement des autres, et Thalès voit les astres, qui ne voit pas le fossé qui est devant ses pieds.

Les nerfs et les membranes sont des parties plus sensibles pour nous que les autres, et ce n’est peut-être que par elles que nous nous apercevons des autres ; ce qui arrive apparemment, parce que les mouvements des nerfs ou des liqueurs y appartenant es imitent mieux les impressions et les confondent moins ; or les expressions plus distinctes de l’âme répondent aux impressions plus distinctes du corps. Ce n’est pas que les nerfs agissent sur l’âme, à parler métaphysiquement, mais c’est que l’un représente l’état de l’autre spontanea relatione. Il faut encore considérer qu’il se passe trop de choses dans notre corps, pour pouvoir être séparément aperçues toutes, mais on en sent un certain résultat auquel on est accoutumé, et on ne saurait discerner ce qui entre à cause de la multitude, comme, lorsqu’on entend de «loin le bruit de la mer, on ne discerne pas ce que fait chaque vague, quoique chaque vague fasse son effet sur nos oreilles ; mais quand il arrive un changement insigne dans notre corps, nous le remarquons bientôt, et mieux que les changements de dehors qui ne sont pas accompagnés d’un changement notable de nos organes.

Je ne dis pas que l’âme connaisse là piqûre avant qu’elle ait le sentiment de douleur, si ce n’est comme elle connaît ou exprime confusément toutes choses suivant les principes déjà établis ; mais cette expression, bien qu’obscure et confuse, que l’âme a de l’avenir par avance, est la cause véritable de ce qui lui arrivera et de la perception plus claire qu’elle aura par après, quand l’obscurité sera développée, l’état futur étant une suite du précédent.

J’avais dit que Dieu a créé l’univers en sorte que l’âme et le corps, agissant chacun suivant ses lois, s’accordent dans les phénomènes. Vous jugez, Monsieur, que cela convient avec l’hypothèse des causes occasionnelles. Si cela était, je n’en serais point fâché, et je suis toujours bien aise de trouver des approbateurs, mais j’entrevois votre raison, c’est que vous supposez que je ne dirai pas qu’un corps se puisse mouvoir soi-même ; ainsi, l’âme n’étant pas la cause réelle du mouvement du bras, et le corps non plus, ce sera donc Dieu. Mais je suis dans une autre opinion, je tiens que ce qu’il y a de réel dans l’état qu’on appelle le mouvement procède aussi bien de la substance corporelle, que la pensée et la volonté procèdent de l’esprit. Tout arrive dans chaque substance en conséquence du premier état que Dieu lui a donné en la créant, et le concours extraordinaire mis à part, son concours ordinaire ne consiste que dans la conservation de la substance même, conformément à son état précédent et aux changements qu’il porte. Cependant on dit fort bien qu’un corps pousse un autre, c’est-à-dire qu’il se trouve qu’un corps ne commence jamais d’avoir une certaine tendance, que lorsqu’un autre qui le touche en perd à proportion suivant les lois constantes que nous observons dans les phénomènes. Et en effet, les mouvements étant des phénomènes réels plutôt que des êtres, un mouvement comme phénomène est dans mon esprit la suite immédiate ou effet d’un autre phénomène et de même dans l’esprit des autres, mais l’état d’une substance n’est pas la suite immédiate de l’état d’une substance particulière.

Je n’ose pas assurer que les plantes n’ont point d’âme, ni vie, ni forme substantielle ; car, quoique une partie de l’arbre plantée ou greffée puisse produire un arbre de la même espèce, il se peut qu’il y soit une partie séminale qui contienne déjà un nouveau végétale, comme peut-être il y a déjà des animaux vivants quoique très petits dans la semence des animaux, qui pourront être transformés dans un animal semblable. — Je n’ose donc pas assurer que les animaux seuls sont vivants et doués d’une forme substantielle. Et peut-être qu’il y a une infinité de degrés dans les formes des substances corporelles.

Vous dites, Monsieur, que « ceux qui soutiennent l’hypothèse des causes occasionnelles, disant que ma volonté est la cause occasionnelle, et Dieu la cause réelle du mouvement de mon bras, ne prétendent pas que Dieu fasse cela dans le temps par une nouvelle volonté, qu’il ait chaque fois que je veux lever mon bras, mais par cet acte unique de la volonté éternelle, par laquelle il a voulu faire tout ce qu’il a prévu qu’il serait nécessaire qu’il fit. » À quoi je réponds qu’on pourra dire, par la même raison, que les miracles mêmes ne se font pas par une nouvelle volonté de Dieu, étant conformes à son dessein général, et j’ai déjà remarqué dans les précédentes que chaque volonté de Dieu enferme toutes les autres, mais avec quelque ordre de priorité. En effet, si j’entends bien le sentiment des auteurs des causes occasionnelles, ils introduisent un miracle qui ne l’est pas moins pour être continuel. Car il me semble que la notion du miracle ne consiste pas dans la rareté. On me dira que Dieu n’agit en cela que suivant une règle générale et par conséquent sans miracle, mais je n’accorde pas cette conséquence, et je crois que Dieu peut se faire des règles générales à l’égard des miracles mêmes ; par exemple, si Dieu avait pris la résolution de donner sa grâce immédiatement ou de faire une autre action de cette nature toutes les fois qu’un certain cas arriverait, cette action ne laisserait pas d’être un miracle, quoique ordinaire. J’avoue que les auteurs des causes occasionnelles pourront donner une autre définition du terme, mais il semble que suivant l’usage le miracle diffère intérieurement et par la substance de l’acte d’une action commune, et non pas par un accident extérieur de la fréquente répétition ; et qu’à proprement parler Dieu fait un miracle, lorsqu’il fait une chose qui surpasse les forces qu’il a données aux créatures et qu’il y conserve. Par exemple, si Dieu faisait qu’un corps étant mis en mouvement circulaire, par le moyen d’une fronde, continuât d’aller librement en ligne circulaire, quand il serait délivré de la fronde, sans être poussé ou retenu par quoi que ce soit, ce serait un miracle, car, selon les lois de la nature, il devrait continuer en ligne droite par la tangente ; et si Dieu décernait que cela devrait toujours arriver, il ferait des miracles naturels, ce mouvement ne pouvant point être expliqué par quelque chose de plus simple. Ainsi de même il faut dire que, si la continuation du mouvement surpasse la force des corps, il faudra dire, suivant la notion reçue, que la continuation du mouvement est un vrai miracle, au lieu que je crois que la substance corporelle a la force de continuer ses changements suivant les lois que Dieu a mises dans sa nature et qu’il y conserve. Et afin de me mieux faire entendre, je crois que les actions des esprits ne changent rien du tout dans la nature des corps, ni les corps dans celle des esprits, et même que Dieu n’y change rien à leur occasion, que lorsqu’il fait un miracle ; et les choses à mon avis sont tellement concertées que jamais esprit ne veut rien efficacement, que lorsque le corps est près de le faire en vertu de ses propres lois et forces ; au lieu que selon les auteurs des causes occasionnelles Dieu change les lois des corps à l’occasion de l’âme et vice versa. C’est là la différence essentielle entre nos sentiments. Ainsi on ne doit pas être en peine, selon moi, comment l’âme peut donner quelque mouvement ou quelque nouvelle détermination aux esprits animaux, puisqu’en effet elle ne leur en donne jamais d’autant qu’il y a nulle proportion entre un esprit et un corps, et qu’il n’y a rien qui puisse déterminer quel degré de vitesse un esprit donnera à un corps, pas même quel degré de vitesse Dieu voudrait donner au corps à l’occasion de l’esprit suivant une loi certaine ; la même difficulté se trouvant à l’égard de l’hypothèse des causes occasionnelles, qu’il y a à l’égard de l’hypothèse d’une influence réelle de l’âme sur le corps et vice versa, en ce qu’on ne voit point de connexion ou fondement d’aucune règle. Et si l’on veut dire, comme il semble que M. Descartes l’entend, que l’âme, ou Dieu à son occasion, change seulement la direction ou détermination du mouvement, et non la force qui est dans les corps, ne lui paraissant pas probable que Dieu viole à tout moment à l’occasion de…[28] les volontés des esprits, cette loi générale de la nature, que la même force doit subsister ; je réponds qu’il sera encore assez difficile d’expliquer quelle connexion il peut y avoir entre les pensées de l’âme et les côtés ou angles de la direction des corps, et de plus qu’il y a encore dans la nature une autre loi générale, dont M. Descartes ne s’est point aperçu, qui n’est pas moins considérable, savoir, que la même détermination ou direction en somme doit toujours subsister ; car je trouve que, si on menait quelque ligne droite que ce soit, par exemple d’orient en occident par un point donné, et si on calculait toutes les directions de tous les corps du monde autant qu’ils avancent ou reculent dans les lignes parallèles à cette ligne, la différence entre les sommes des quantités de toutes les directions orientales et de toutes les directions occidentales se trouverait toujours la même, tant entre certains corps particuliers, si on suppose qu’ils ont seuls commerce entre eux maintenant, qu’à l’égard de tout l’univers, où la différence est toujours nulle, tout étant parfaitement balance et les directions orientales et occidentales étant parfaitement égales dans l’univers ; et si Dieu fait quelque chose contre cette règle, c’est un miracle.

Il est donc infiniment plus raisonnable et plus digne de Dieu, de supposer qu’il a créé d’abord en telle façon la machine du monde, que sans violer à tout moment les deux grandes lois de la nature, savoir celle de la force et de la direction, et plutôt en les suivant parfaitement (excepté le cas des miracles), il arrive justement que les ressorts des corps soient prêts à jouer d’eux-mêmes, comme il faut, dans le moment que l’âme a une volonté ou pensée convenable qu’elle aussi bien n’a eues que conformément aux précédents états des corps, et qu’ainsi l’union de l’âme avec la machine du corps et les parties qui y entrent, et l’action de l’un sur l’autre ne consiste que dans cette concomitance qui marque la sagesse admirable du créateur bien plus que toute autre hypothèse ; on ne saurait disconvenir que celle-ci ne soit au moins possible, et que Dieu ne soit assez grand artisan pour la pouvoir exécuter, après quoi on jugera aisément que cette hypothèse est la plus probable, étant la plus simple et la plus intelligible, et retranche tout d’un coup toutes les difficultés, pour ne rien dire des actions criminelles, ou il paraît plus raisonnable de ne faire concourir Dieu que par la seule conservation des forces créées.

Enfin, pour me servir d’une comparaison, je dirai qu’à l’égard de cette concomitance que je soutiens, c’est comme à l’égard de plusieurs différentes bandes de musiciens ou chœurs, jouant séparément leurs parties, et placés en sorte qu’ils ne se voient et même ne s’entendent point, qui peuvent néanmoins s’accorder parfaitement en suivant seulement leurs notes, chacun les siennes, de sorte que celui qui les écoute tous y trouve une harmonie merveilleuse et bien plus surprenante que s’il y avait de la connexion entre eux. Il se pourrait même faire que quelqu’un étant du côté de l’un de ces deux chœurs jugeât par l’un ce que fait l’autre, et en prit une telle habitude (particulièrement si on supposait qu’il pût entendre le sien sans le voir, et voir l’autre sans l’entendre), que son imagination y suppléant, il ne pensât plus au chœur où il est, mais à l’autre, ou ne prît le sien que pour un écho de l’autre, n’attribuant à celui où il est que certains intermèdes, dans lesquels quelques règles de symphonie par lesquelles il juge de l’autre ne paraissent point ; ou bien attribuant au sien certains mouvements qu’il fait faire de son côté suivant certains desseins qu’il croit être imités par les autres, 51 cause du rapport à cela qu’il trouve dans la sorte de la mélodie, ne sachant point que ceux qui sont de l’autre côté font encore en cela quelque chose de répondant suivant leurs propres desseins.

Cependant je ne désapprouve nullement qu’on dise les esprits causes occasionnelles et même réelles en quelque façon de quelques mouvements des corps, car, à l’égard des résolutions divines, ce que Dieu a prévu et préétabli à l’égard des esprits a été une occasion qui l’a fait régler ainsi les corps d’abord, afin qu’ils conspirassent entre eux suivant les lois et forces qu’il leur donnerait, et comme l’état de l’un est une suite immanquable, quoique souvent contingente et même libre ; de l’autre, on peut dire que Dieu fait qu’il y a une connexion réelle en vertu de cette notion générale des substances, qui porte qu’elles s’entr’expriment parfaitement toutes, mais cette connexion n’est pas immédiate, n’étant fondée que sur ce que Dieu a fait en les créant.

Si l’opinion que j’ai, que la substance demande une véritable unité, n’était fondée qué sur une définition que j’aurais forgée contre l’usage commun, ce ne serait qu’une dispute des mots, mais outre que les philosophes ordinaires ont pris ce terme et peu près de la même façon distinguendo unum par se et unum per accidens, formamque substantialem et accidentalem, mixta imperfecta et perfecta, naturalia et artificialia ; je prends les choses de bien plus haut, et laissant là des termes : je crois que là, où il n’y a que des êtres par agrégation, il n’y aura pas même des êtres réels ; car tout être par agrégation suppose des êtres doués d’une véritable unité, parce qu’il ne tient sa réalité que de celle de ceux dont il est composé, de sorte qu’il n’en aura point du tout, si chaque être dont il est composé est encore un être par agrégation, ou il faut encore chercher un autre fondement de sa réalité, qui de cette manière s’il faut toujours continuer de chercher ne se peut trouver jamais. J’accorde, Monsieur, que dans toute la nature corporelle il n’y a que des machines (qui souvent sont animées), mais je n’accorde pas qu’il n’y ait que des agrégés de substances, et s’il y a des agrégés de substances, il faut bien qu’il y ait aussi des véritables substances dont tous les agrégés résultent. Il faut donc venir nécessairement ou aux points de mathématique dont quelques auteurs composent l’étendue, ou aux atomes d’Épicure et de M. Cordemoy (qui sont des choses que vous rejeter avec moi), ou bien il faut avouer qu’on ne trouve nulle réalité dans les corps, ou enfin il y faut reconnaître quelques substances qui aient une véritable unité. J’ai déjà dit dans une autre lettre que le composé des diamants du Grand-Duc et du Grand-Mogol se peut appeler une paire de diamants, mais ce n’est qu’un être de raison, et quand on les approchera l’un de l’autre, ce sera un être d’imagination ou perception, c’est-à-dire un phénomène ; car l’attouchement, le mouvement commun, le concours à un même dessein ne changent rien à l’unité substantielle. Il est vrai qu’il y a tantôt plus, tantôt moins de fondement de supposer comme si plusieurs choses faisaient une seule, selon que ces choses ont plus de connexion, mais cela ne sert qu’à abréger nos pensées et à représenter les phénomènes.

Il semble aussi que ce qui fait l’essence d’un être par agrégation n’est qu’une manière d’être de ceux dont-il est composé, par exemple ce qui fait l’essence d’une armée n’est qu’une manière d’être des hommes qui la composent. Cette manière d’être suppose donc une substance, dont l’essence ne soit pas une manière d’être d’une substance. Toute machine aussi suppose quelque substance dans les pièces dont elle est faite, et il n’y a point de multitude sans des véritables unités. Pour trancher court je tiens pour un axiome cette proposition identique qui n’est diversifiée que par l’accent, savoir que ce qui n’est pas véritablement un être n’est pas non plus véritablement un être. On a toujours cru que l’un et l’être sont des choses réciproques. Autre chose est l’être, autre chose est des êtres ; mais le pluriel suppose le singulier, et là où il n’y a pas un être, il y aura encore moins plusieurs êtres. Que peut-on dire de plus clair ? J’ai donc cru qu’il me serait permis de distinguer les êtres d’agrégation des substances ; puisque ces êtres n’ont leur unité que dans notre esprit, qui se fonde sur les rapports ou modes des véritables substances. Si une machine est une substance, un cercle d’hommes qui se prennent par les mains le sera aussi, et puis une armée, et enfin toute une multitude de substances.

Je ne dis pas qu’il n’y a rien de substantiel ou rien que d’apparent dans les choses qui iront pas une véritable unité, car j’accorde qu’ils ont toujours autant de réalité ou de substantialité, qu’il y a de véritable unité dans ce qui entre dans leur composition.

Vous objectez, Monsieur, qu’il pourra être de l’essence du corps de n’avoir pas une vraie unité, mais il sera donc de l’essence du corps d’être un phénomène, dépourvu de toute réalité, comme serait un songe réglé, car les phénomènes mêmes comme l’arc-en-ciel ou comme un tas de pierres seraient tout à fait imaginaires s’ils n’étaient composés d’êtres qui ont une véritable unité.

Vous dites de ne pas voir ce qui me porte à admettre ces formes substantielles ou plutôt ces substances corporelles douées d’une véritable unité ; mais c’est parce que je ne conçois nulle réalité sans une véritable unité. Et chez moi la notion de la substance singulière enveloppe des suites incompatibles avec un être par agrégation ; je conçois des propriétés dans la substance qui ne sauraient être expliquées par l’étendue, la figure et le mouvement, outre qu’il n’y a aucune figure exacte et arrêtée dans les corps, à cause de la subdivision actuelle du continu à l’infini ; et que le mouvement, en tant qu’il n’est qu’une modification de l’étendue et changement de voisinage, enveloppe quelque chose d’imaginaire en sorte qu’on ne saurait déterminer à quel sujet il appartient parmi ceux qui changent, si on n’a recours à la force qui est cause du mouvement, et qui est dans la substance corporelle. J’avoue qu’on n’a pas besoin de faire mention de ces substances et qualités pour expliquer les phénomènes particuliers, mais on n’y a pas besoin non plus d’examiner le concours de Dieu, la composition du continu, le plein et mille autres choses. On peut expliquer machinalement, je l’avoue, les particularités de la nature, mais c’est après avoir reconnu ou supposé les principes de la mécanique même, qu’on ne saurait établir à priori que par des raisonnements de métaphysique, et même les difficultés de compositione continui ne se résoudront jamais, tant qu’on considérera l’étendue comme faisant la substance des corps, et nous nous embarrassons de nos propres chimères.

Je crois aussi que de vouloir renferment dans l’homme presque seul la véritable unité ou substance, c’est être aussi borné en métaphysique que l’étaient en physique ceux qui enfermaient le monde dans une boule. Et les substances véritables étant autant d’expressions de tout l’univers pris dans un certain sens, et autant de réplications des œuvres divines, il est conforme la grandeur et à la beauté des ouvrages de Dieu, puisque ces substances ne s’entr’empêchent pas, d’en faire dans cet univers autant qu’il se peut et autant que des raisons supérieures permettent. La supposition de l’étendue toute nue détruit toute cette merveilleuse variété ; la masse seule (s’il était possible de la concevoir) est autant au-dessous d’une substance qui est perceptive et représentation de tout l’univers suivant son point de vue et suivant les impressions (ou plutôt rapports) que son corps reçoit médiatement ou immédiatement de tous les autres, qu’un cadavre est au-dessous d’un animal, ou plutôt qu’une machine est au-dessous d’un homme. C’est même par là que les traits de l’avenir sont formés par avance et que les traces du passé se conservent pour toujours dans chaque chose et que la cause et l’effet s’entrepriment exactement jusqu’au détail de la moindre circonstance, quoique tout effet dépende d’une infinité de causes, et que toute cause ait une infinité d’effets ; ce qu’il ne serait pas possible d’obtenir, si l’essence du corps consistait dans une certaine figure, mouvement ou modification d’étendue, qui fût déterminée. Aussi dans la nature il n’y en a point ; tout est indéfini à la rigueur à l’égard de l’étendue, et ce que nous en attribuons aux corps ne sont que des phénomènes et des abstractions ; ce qui fait voir combien on se trompe en ces matières faute d’avoir fait ces réflexions si nécessaires pour reconnaître les véritables principes et pour avoir une juste idée de l’univers. Et il me semble qu’il y a autant de préjudice à ne pas entrer dans cette idée si raisonnable, qu’il y en a à ne pas reconnaître la grandeur du monde, la subdivision à l’infini et les explications machinales de la nature. On se trompe autant de concevoir l’étendue comme une notion primitive sans concevoir la véritable notion de la substance et de l’action, qu’on se trompait autrefois en se contentant de considérer les formes substantielles en gros sans entrer dans le détail des modifications de l’étendue.

La multitude des âmes (à qui je n’attribue pas pour cela toujours la volupté ou la douleur) ne doit pas nous faire de peine, non plus que celle des atomes des gassendistes, qui sont aussi indestructibles que ces âmes. Au contraire, c’est une perfection de la nature d’en avoir beaucoup, une âme ou bien une substance animée étant infiniment plus parfaite qu’un atome, qui est sans aucune variété ou subdivision, au lieu que chaque chose animée contient un monde de diversités dans une véritable unité. Or, l’expérience favorise cette multitude des choses animées. On trouve qu’il y a une quantité prodigieuse d’animaux dans une goutte d’eau imbue de poivre ; et on en peut faire mourir des millions tout d’un coup, et tant les grenouilles des Égyptiens que les cailles des Israélites dont vous parlez, Monsieur, n’y approchent point. Or, si ces animaux ont des âmes, il faudra dire de leurs âmes ce qu’on peut dire probablement des animaux mêmes, savoir, qu’ils ont déjà été vivants dès la création du monde, et le seront jusqu’à sa fin, et que, la génération n’étant apparemment qu’un changement consistant dans l’accroissement, la mort ne sera qu’un changement de diminution, qui fait rentrer cet animal dans l’enfoncement d’un monde et de petites créatures, où il a des perceptions plus bornées, jusqu’à ce que l’ordre l’appelle peut-être à retourner sur le théâtre. Les Anciens se sont trompés d’introduire les transmigrations des âmes au lieu des transformations d’un même animal qui garde toujours la même âme ; ils ont mis metempsychoses pro metaschematismis. Mais les esprits ne sont pas soumis à ces révolutions, ou bien il faut que ces révolutions des corps servent à l’économie divine par rapport aux esprits. Dieu les crée quand il est temps et les détache du corps (au moins du corps grossier), par la mort, puisqu’ils doivent toujours garder leurs qualités morales et leur réminiscence pour être citoyens perpétuels de cette république universelle toute parfaite, dont Dieu est le monarque, laquelle ne saurait perdre aucun de ses membres, et dont les lois sont supérieures à celles des corps. J’avoue que le corps à part, sans l’âme, n’a qu’une unité d’agrégation, mais la réalité qui lui reste provient des parties qui le composent et qui retiennent leur unité substantielle à cause des corps vivants qui y sont enveloppes sans nombre.

Cependant, quoiqu’il se puisse qu’une âme ait un corps composé de parties animées par des âmes à part, l’âme ou forme du tout n’est pas pour cela composée des âmes ou formes des parties. Pour ce qui est d’un insecte qu’on coupe, il n’est pas nécessaire que les deux parties demeurent animées, quoiqu’il leur reste quelque mouvement. Au moins l’âme de l’insecte entier ne demeurera que d’un seul côté, et comme dans la formation et dans l’accroissement de l’insecte l’âme y était dès le commencement dans une certaine partie déjà vivante, elle restera aussi, après la destruction de l’insecte, dans une certaine partie encore vivante, qui sera toujours aussi petite qu’il le faut, pour être à couvert de l’action de celui qui déchire ou dissipe le corps de cet insecte, sans qu’il soit besoin de s’imaginer avec les Juifs un petit os d’une dureté insurmontable, où l’âme se sauve.

Je demeure d’accord qu’il y a des degrés de l’unité accidentelle, qu’une société réglée a plus d’unité qu’une cohue confuse, et qu’un corps organisé ou bien une machine a plus d’unité qu’une société, c’est-à-dire il est plus à propos de les concevoir comme une seule chose, parce qu’il y a plus de rapports entre les ingrédients ; mais, enfin, toutes ces unités ne reçoivent leur accomplissement que des pensées et apparences, comme les couleurs et les autres phénomènes qu’on ne laisse pas d’appeler réels. La tangibilité d’un tas de pierres ou bloc de marbre ne prouve pas mieux sa réalité substantielle que la visibilité d’un arc-en-ciel ne prouve la sienne, et comme rien n’est si solide qu’il n’ait un degré de fluidité, peut-être que ce bloc de marbre n’est qu’un tas d’une infinité de corps vivants ou comme un lac plein de poissons, quoique ces animaux ordinairement ne se distinguent à l’œil que dans les corps demi-pourris ; on peut donc dire de ces composés et choses semblables ce que Démocrite en disait fort bien, savoir, esse opinione, lege, νόμω. Et Platon est dans le même sentiment à l’égard de tout ce qui est purement matériel. Notre esprit remarque ou conçoit quelques substances véritables qui ont certains modes, ces modes enveloppent des rapports à d’autres substances d’où l’esprit prend occasion de les joindre ensemble dans la pensée et de mettre un nom en ligne de compte pour toutes ces choses ensemble, ce qui sert à la commodité du raisonnement, mais il ne faut pas s’en laisser tromper pour en faire autant de substances ou êtres véritablement réels ; cela n’appartient qu’à ceux qui s’arrêtent aux apparences, ou bien il ceux qui font des réalités de toutes les abstractions de l’esprit, et qui conçoivent le nombre, le temps, le lieu, le mouvement, la figure, les qualités sensibles comme autant d’êtres à part. Au lieu que je tiens qu’on ne saurait mieux rétablir la philosophie et la réduire à quelque chose de précis, que de reconnaître les seules substances ou êtres accomplis, doués d’une véritable unité avec leurs différents états qui s’entresuivent ; tout le reste n’étant que des phénomènes, des abstractions ou des rapports.

On ne trouvera jamais rien de réglé pour faire une substance véritable de plusieurs êtres par agrégation ; par exemple, si les parties qui conspirent à un même dessein sont plus propres à composer une véritable substance que celles qui se touchent, tous les officiers de la compagnie des Indes de Hollande feront une substance réelle, bien mieux qu’un tas de pierres ; mais le dessein commun, qu’est-il autre chose qu’une ressemblance, ou bien un ordre d’actions et passions que notre esprit remarque dans des choses différentes ? Que si l’on veut préférer l’unité d’attouchement, on trouvera d’autres difficultés. Les corps fermes n’ont peut-être leurs parties unies que par la pression des corps environnants, et d’eux-mêmes, et en leur substance, ils n’ont pas plus d’union qu’un monceau de sable, arena sine calce. Plusieurs anneaux entrelacés pour faire une chaîne, pourquoi composeront-ils plutôt une substance véritable, que s’ils avaient des ouvertures pour se pouvoir quitter l’un l’autre ?
Il se peut que pas une des parties de la chaîne ne touche l’autre et même ne l’enferme point et que néanmoins elles soient tellement entrelacées, qu’à moins de se prendre d’une certaine manière, on ne les saurait séparer, comme dans la figure ci-jointe ; dira-t-on, en ce cas, que la substance du composé de ces choses est comme en suspens et dépend de l’adresse future de celui qui les voudra déjoindre ? Fictions de l’esprit partout, et tant qu’on ne discernera point ce qui est véritablement un être accompli, ou bien une substance, on n’aura rien à quoi on se puisse arrêter, et c’est là l’unique moyen d’établir des principes solides et réels. Pour conclusion, rien ne se doit assurer sans fondement ; c’est donc à ceux qui font des êtres et des substances sans une véritable unité de prouver qu’il y a plus de réalité que ce que nous venons de dire, et j’attends la notion d’une substance ou d’un être qui puisse comprendre toutes ces choses, après quoi et les parties et peut-être encore les songes y pourront un jour prétendre, à moins qu’on ne donne des limites bien précises à ce droit de bourgeoisie qu’on veut accorder aux êtres formés par agrégation.

Je me suis étendu sur ces matières, afin que vous puissiez juger non seulement de mes sentiments, mais encore des raisons qui m’ont obligé de les suivre, que je soumets à votre jugement, dont je connais l’équité et l’exactitude. J’y soumets aussi ce que vous aurez trouvé dans les Nouvelles de la République des lettres, pour servir de réponse à M. l’abbé Catelan, que je crois habile homme, après ce que vous en dites ; mais ce qu’il a écrit contre M. Huygens et contre moi fait voir qu’il va un peu vite. Nous verrons comment il en usera maintenant.

Je suis ravi d’apprendre le bon état de votre santé, et en souhaite la continuation avec tout le zèle et de toute la passion qui fait que je suis,

Monsieur,
Votre, etc.

P. S. Je réserve, pour une autre fois, quelques autres matières que vous avez touchées dans votre lettre.

Leibniz au Landgrave.

30 avril 1687.
Monseigneur,

J’espère que V. A. S. aura le livre qui était demeuré en arrière si longtemps, et que j’ai été chercher moi-même à Wolfenbutel afin de le lui faire ravoir, puisqu’elle s’en prenait à moi.

J’avais pris la liberté d’y ajouter une lettre et quelques pièces pour M. Arnauld. Et j’ai quelque espérance que, lorsqu’il les aura lues, sa pénétration et sa sincérité lui feront peut-être approuver entièrement ce qui lui était paru étrange au commencement. Car, puisqu’il s’est radouci après avoir vu mon premier éclaircissement, il viendra peut-être jusqu’à l’approbation après avoir vu le dernier qui, à mon avis, lève nettement les difficultés qu’il témoignait lui faire encore de la peine. Quoi qu’il en soit, je serai content s’il juge au moins que ces sentiments, quand ils seraient même très faux, n’ont rien qui soit directement contraire aux définitions de l’Église et par conséquent sont tolérables, même dans un catholique romain ; car V. A. S. sait, mieux que je ne lui saurais dire, qu’il y a des erreurs tolérables, et même qu’il y a des erreurs dont on croit que les conséquences détruisent les articles de foi, et néanmoins on ne condamne pas ces erreurs, ni celui qui les tient, parce qu’il n’approuve par ces conséquences ; par exemple, les Thomistes tiennent que l’hypothèse des Molinistes détruit la perfection de Dieu, et, à l’encontre, les Molinistes s’imaginent que la prédétermination des premiers détruit la liberté humaine. Cependant l’Église n’ayant rien encore déterminé là-dessus, ni les uns ni les autres ne sauraient passer pour hérétiques, ni leur opinion pour des hérésies. Je crois qu’on peut dire la même chose de mes propositions, et je souhaiterais, pour bien des raisons, d’apprendre si M. Arnauld ne le reconnaît pas maintenant lui-même. Il est fort occupé, et son temps est trop précieux pour que je prétende qu’il le doive employer à la discussion de la matière même touchant la vérité ou fausseté de l’opinion. Mais il est aisé à lui de juger de la tolérabilité, puisqu’il ne s’agit que de savoir si elles sont contraires à quelques définitions de l’Église.

Leibniz à Arnauld.

J’ai appris avec beaucoup de joie que S. A. S. Mgr le Landgrave Ernest vous a vu jouir de bonne santé. Je souhaite de tout mon cœur d’avoir encore souvent de semblables nouvelles, et que le corps se ressente aussi peu de votre âge que l’esprit, dont les forces se font assez connaître. C’est de quoi je me suis bien aperçu, et j’avoue de ne connaître personne à présent dont je me promette un jugement sur mes méditations, plus solide et plus pénétrant, mais aussi plus sincère que le vôtre.

Je ne voudrais plus vous donner de la peine, mais la matière des dernières lettres étant une des plus importantes, après celles de la religion, et y ayant même grand rapport, j’avoue que je souhaiterais de pouvoir encore jouir de vos lumières, et d’apprendre au moins vos sentiments sur mes derniers éclaircissements. Car, si vous y trouvez de l’apparence, cela me confirmera ; mais si vous y trouvez encore à redire, cela me fera aller bride en main, et n’obligera d’examiner un jour la matière tout de nouveau.

Au lieu de M. de Catelan, c’est le R. P. Malebranche qui a répliqué depuis peu, dans les Nouvelles de la République des lettres à l’objection que j’avais faite. Il semble reconnaître que quelques-unes des lois de nature ou règles du mouvement qu’il avait avancées pourront difficilement être soutenues. Mais il croit que c’est parce qu’il les avait fondées sur la dureté infinie, qui n’est pas dans la nature ; au lieu que je crois que, quand elle y serait, ces règles ne seraient pas soutenables non plus. Et c’est un défaut des raisonnements de M. Descartes et des siens de n’avoir pas considéré que tout ce qu’on dit du mouvement, de l’inégalité et du ressort, se doit vérifier aussi, quand on suppose ces choses infiniment petites ou infinies. En quel cas le mouvement (infiniment petit) devient repos ; l’inégalité (infiniment petite) devient égalité ; et le ressort (infiniment prompt) n’est autre chose qu’une dureté extrême ; à peu près comme tout ce que les géomètres démontrent de l’ellipse se vérifie d’une parabole, quand on la conçoit comme une ellipse, dont l’autre foyer est infiniment éloigné. Et c’est une chose étrange de voir que presque toutes les règles du mouvement de M. Descartes choquent ce principe, que je tiens aussi infaillible en physique qu’il l’est en géométrie, parce que l’auteur des choses agit en parfait géomètre. Si je réplique au R. P. Malebranche, ce sera principalement pour faire connaître ledit principe, qui est d’une très grande utilité, et qui n’a guère encore été considéré en général, que je sache.

Mais je vous arrête trop, et cette matière n’est pas assez digne de

votre attention. Je suis, etc.

Arnauld à Leibniz.

28 août 1687.

Je dois commencer par vous faire des excuses de ce que je réponds si tard à votre lettre du 3 avril. J’ai eu depuis ce temps-là diverses maladies et diverses occupations, et j’ai de plus un peu de peine à m’appliquer à des choses si abstraites. C’est pourquoi je vous prie de trouver bon que je vous dise en peu de mots ce que je pense de ce qu’il y a de nouveau dans votre dernière lettre.

1° Je n’ai point d’idée claire de ce que vous entendez par le mot d’exprimer, quand vous dites, que «notre âme exprime plus distinctement cæteris paribus ce qui appartient à son corps, puisqu’elle exprime même tout l’univers en certain sens ». Car si par cette expression vous entendez quelque pensée ou quelque connaissance, je ne puis demeurer d’accord que mon âme ait plus de pensée et de connaissance du mouvement de la lymphe dans les vaisseaux lymphatiques que du mouvement des satellites de Saturne. Que si ce que vous appelez expression n’est ni pensée ni connaissance, je ne sais ce que c’est. Et ainsi cela ne me peut de rien servir pour résoudre la difficulté que je vous avais proposée, comment mon âme peut se donner un sentiment de douleur quand on me pique, lorsque je dors, puisqu’il faudrait pour cela qu’elle connût qu’on me pique, au lieu qu’elle n’a cette connaissance que par la douleur qu’elle ressent.

2° Sur ce qu’on raisonne ainsi dans la philosophie des causes occasionnelles : « Ma main se remue sitôt que je le veux. Or ce n’est pas mon âme qui est la cause réelle de ce mouvement, ce n’est pas non plus le corps. Donc c’est Dieu ; » vous dites que c’est supposer qu’un corps ne se peut pas mouvoir soi-même, ce qui n’est pas votre pensée, et que vous tenez que ce qu’il y a de réel dans l’état qu’on appelle mouvement procède aussi bien de la substance corporelle que la pensée et la volonté procèdent de l’esprit.

Mais c’est ce qui me parait bien difficile à comprendre, qu’un corps qui n’a point de mouvement s’en puisse donner. Et si on admet cela, on ruine une des preuves de Dieu, qui est la nécessité d’un premier moteur.

De plus, quand un corps se pourrait donner du mouvement à soi-même, cela ne ferait pas que ma main ne pût remuer toutes les fois que je le voudrais. Car, étant sans connaissance, comment pourrait elle savoir quand je voudrais qu’elle se remuât ?

3° J’ai plus de choses à dire sur ces formes substantielles indivisibles et indestructibles que vous croyez que l’on doit admettre dans tous les animaux et peut-être même dans les plantes, parce qu’autrement la matière (que vous supposez n’être point composée d’atomes ni de points mathématiques, mais être divisible[29] à l’infini) ne serait point unum per se, mais seulement aggregatum per accidens.

1° Je vous ai répondu qu’il est peut-être essentiel à la matière, qui est le plus imparfait de tous les êtres, de n’avoir point de vraie et propre unité, comme l’a cru saint Augustin, et d’être toujours plura entia, et non proprement unum ens ; et que cela n’est pas plus incompréhensible que la divisibilité de la matière à l’infini, laquelle vous admettez.

Vous répliquez que cela ne peut-être, parce qu’il ne peut y avoir plura entia, où il n’y a point unum ens.

Mais comment vous pouvez-vous servir de cette raison, que M. de Cordemoy aurait pu croire vraie, mais qui selon vous doit être nécessairement fausse, puisque, hors les corps animés qui n’en font pas la cent mille millième partie, il faut nécessairement que tous les autres qui n’ont point selon vous des formes substantielles soient plura entia, et non proprement unum ens. Il n’est donc pas impossible qu’il y ait plura entia, où il n’y a point proprement unum ens.

2° Je ne vois pas que vos formes substantielles puissent remédier à cette difficulté. Car l’attribut de l’ens qu’on appelle unum, pris comme vous le prenez dans une rigueur métaphysique, doit être essentiel et intrinsèque à ce qui s’appelle unum ens. Donc, si une parcelle de matière n’est point unum ens, mais plura entia, je ne conçois pas qu’une forme substantielle, qui en étant réellement distinguée ne saurait que lui donner une dénomination extrinsèque, puisse faire qu’elle cesse d’être plura entia, et qu’elle devienne unum ens par une dénomination intrinsèque. Je comprends bien que ce nous pourra être une raison de l’appeler unum ens, en ne prenant pas le mot d’unum dans cette rigueur métaphysique. Mais on n’a pas besoin de ces formes substantielles, pour donner le nom d’un à une infinité de corps inanimés. Car n’est-ce pas bien parler de dire que le soleil est un, que la terre que nous habitons est une ? etc. On ne comprend donc pas qu’il y ait aucune nécessité d’admettre ces formes substantielles, pour donner une vraie unité aux corps, qui n’en auraient point sans cela.

3° Vous n’admettez ces formes substantielles que dans les corps animés. Or il n’y a point de corps animé qui ne soit organisé, ni de corps organisé qui ne soit plura entia. Donc, bien loin que vos formes substantielles fassent que les corps auxquels ils sont joints ne soient pas plura entia, qu’il faut qu’ils soient plura entia afin qu’ils y soient joints.

4° Je n’ai aucune idée claire de ces formes substantielles ou âmes des brutes. Il faut que vous les regardiez comme des substances, puisque vous les appelez substantielles, et que vous dites qu’il n’y a que les substances qui soient des êtres véritablement réels, entre lesquels vous mettez principalement ces formes substantielles. Or je ne connais que deux sortes de substances, les corps et les esprits ; et c’est à ceux qui prétendraient qu’il y en a d’autres à nous le montrer, selon la maxime par laquelle vous concluez votre lettre, « qu’on ne doit rien assurer sans fondement ». Supposant donc que ces formes substantielles sont des corps ou des esprits, si ce sont des corps, elles doivent être étendues, et par conséquent divisibles, et divisibles à l’infini ; d’où il s’ensuit qu’elles ne sont point unum ens, mais plura entia, aussi bien que les corps qu’elles animent, et qu’ainsi elles n’auront garde de leur pouvoir donner une vraie unité. Que si ce sont des esprits, leur essence sera de penser ; car c’est ce que je conçois par le mot d’esprit. Or j’ai peine à comprendre qu’une huître pense, qu’un ver pense. Et de plus, comme vous témoignez dans cette lettre que vous n’êtes pas assuré que les plantes n’ont point d’âme, ni vie, ni forme substantielle, il faudrait aussi que vous ne fussiez pas assuré si les plantes ne pensent point, puisque leur forme substantielle, si elles en avaient, n’étant point un corps parce qu’elle ne serait point étendue, devrait être un esprit, c’est-à-dire une substance qui pense.

5° L’indestructibilité de ces formes substantielles ou âmes des brutes me paraît encore plus insoutenable. Je vous avais demandé ce que devenaient ces âmes des brutes lorsqu’elles meurent ou qu’on les tue ; lors par exemple que l’on brûle des chenilles, ce que devenaient leurs âmes. Vous me répondez que « elle demeure dans une petite partie encore vivante du corps de chaque chenille, qui sera toujours autant petite qu’il le faut pour être à couvert de l’action du feu qui déchire ou qui dissipe les corps de ces chenilles ». Et c’est ce qui vous fait dire que « les Anciens se sont trompés d’avoir introduit les transmigrations des âmes au lieu des transformations d’un même animal qui garde toujours la même âme ». On ne pouvait rien s’imaginer de plus subtil pour résoudre cette difficulté. Mais prenez garde, Monsieur, à ce que je m’en vais vous dire. Quand un papillon de ver à soie jette ses œufs, chacun de ces œufs selon vous a une âme de ver à soie, d’où il arrive que cinq ou six mois après il en sort de petits vers à soie. Or, si on avait brûlé cent vers à soie, il y aurait aussi selon vous cent âmes de vers à soie, dans autant de petites parcelles de ces cendres ; mais d’une part je ne sais pas à qui vous pourrez persuader que chaque ver à soie après avoir été brûlé, est demeuré le même animal qui a gardé la même âme jointe a une petite parcelle de cendre qui était auparavant une petite partie de son corps ; et de l’autre, si cela était, pourquoi ne naîtrait-il point de vers à soie de ces parcelles de cendre, comme il en naît des œufs.

6° Mais cette difficulté paraît plus grande dans les animaux que l’on sait plus certainement ne naître jamais que de l’alliance des deux sexes. Je demande, par exemple, ce qu’est devenue l’âme du bélier qu’Abraham immola au lieu d’lsaac et qu’il brûla ensuite. Vous ne direz pas qu’elle est passée dans le fœtus d’un autre bélier. Car ce serait la métempsycose des Anciens que vous condamnez. Mais vous me répondrez qu’elle est demeurée dans une parcelle du corps de bélier réduit en cendres, et qu’ainsi ce n’a été que la transformation du même animal qui a toujours été la même âme. Cela se pourrait dire a avec quelque vraisemblance dans votre hypothèse des formes substantielles d’une chenille qui devient papillon, parce que le papillon est un corps organisé, aussi bien que la chenille, et qu’ainsi c’est un animal qui peut être pris pour le même que la chenille, parce qu’il conserve beaucoup de parties de la chenille sans aucun changement, et que les autres n’ont changé que de figure. Mais cette partie du bélier réduit en cendre dans laquelle l’âme du bélier se serait retirée, n’étant point organisée, ne peut être prise pour un animal, et ainsi l’âme du bélier y étant jointe ne compose point un animal, et encore moins un bélier comme devrait faire l’âme d’un bélier. Que fera donc l’âme de ce bélier dans cette cendre ? Car elle ne peut s’en séparer pour ailleurs : ce serait une transmigration d’âme que vous condamnez. Et il en est de même d’une infinité d’autres âmes qui ne composeraient point d’animaux étant jointes à des parties de matière non organisées, et qu’on ne voit pas, qui puissent l’être selon les lois établies dans la nature. Ce serait donc une infinité de choses monstrueuses que cette infinité d’âmes jointes à corps qui ne seraient point animés. Il n’y a pas longtemps que j’ai vu ce que M. l’abbé Catelan a répondu à votre réplique, dans les Nouvelles de la République des lettres du mois de juin. Ce qu’il y dit me paraît bien clair. Mais il n’a peut-être pas bien pris votre pensée. Et ainsi j’attends la réponse que vous lui ferez. Je suis,

Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
A. A.


Arnauld au Landgrave

Ce 31 août 1687.

Voilà, Monseigneur, la réponse à la dernière de M. Leibniz qui m’a été envoyée par V. A. S. dès le mois d’avril dernier, mais je n’ai pu m’appliquer plus tôt à y répondre. Je la supplie d’y faire mettre le dessus, parce que je ne sais pas ses qualités. Si elle la veut parcourir, elle verra qu’il a des opinions de physique bien étranges, et qui ne paraissent guère soutenables. Mais j’ai tâché de lui en dire ma pensée d’une manière qui ne le pût pas blesser. Il vaudrait bien mieux qu’il quittât, du moins pour quelque temps, ces sortes de spéculations, pour s’appliquer à la plus grande affaire qu’il puisse avoir, qui est le choix de la véritable religion, suivant ce qu’il en avait écrit à V. A. il y a quelques années. Il est bien à craindre que la mort ne le surprenne, à moins qu’il n’ait pris une résolution si importante pour son salut.

Le livre de M. Nicole contre le nouveau système de l’Église du sieur Jurieu est achevé d’imprimer. Nous en attendons de Paris dans cinq ou six jours. Nous en enverrons à V. A. par les chariots de Cologne, avec quelques autres livres qu’elle sera bien aise de voir.


Le Landgrave à Leibniz

Mon cher monsieur Leibniz.

Il a bien raison de dire cela, car si même il y avait des milliers entre les protestants, qui ne savent ce qu’est droit ou gauche, et qui ne peuvent être réputés en comparaison de savants que pour des bêtes, et qui n’adhèrent que matériellement à l’hérésie ; certes que cela on ne peut dire de vous, qui avez tant de lumière et auquel, s’il n’y avait jamais eu autre que moi seul, on a fait tout ce qu’on a pu pour vous faire sortir du schisme et vous représenter ce qu’il y a enfin à représenter. Croyez-vous bien (pour de mille ne vous dire qu’un seul article) que Christ ait ainsi constitué son Église, que ce qu’un croit blanc l’autre le croit noir, et que pour le ministère ecclésiastique il l’ait d’une telle et si faite façon contradictoire constitué, comme nous et les protestants sont en cela en débat et comme nous croyons et vous croyez. Par exemple, nous tenons tous vos ministres pour laïques et usurpateurs du ministère, et je ne sais ce que vous pouvez croire des nôtres, aux vôtres ainsi en cet article si opposés. Oh ! mon cher monsieur Leibniz, ne perdez pas ainsi le temps de grâce, « et hodie si vocem Domini audieritis, nolite obdurare corda vestra ». Christ et Belial ne conviennent ensemble non plus que les catholiques et les protestants, et je ne me saurais rien promettre de votre salut, si vous ne vous faites catholique.


Leibniz à Arnauld

Monsieur,

Comme je ferai toujours grand cas de votre jugement, lorsque vous pouvez vous instruire de ce dont il s’agit, je veux faire ici un effort, pour tâcher d’obtenir que les positions que je tiens importantes et presque assurées vous paraissent, sinon certaines, au moins soutenables. Car il ne me semble pas difficile de répondre aux doutes qui vous restent, et qui, à mon avis, ne viennent que de ce qu’une personne prévenue et distraite d’ailleurs, quelque habile qu’elle soit, a bien de la peine à entrer d’abord dans une pensée nouvelle, sur une matière abstraite des sens, où ni figures, ni modèles, ni imaginations nous peuvent secourir.

J’avais dit que l’âme exprimant naturellement tout l’univers en certain sens, et selon le rapport que les autres corps ont au sien, et par conséquent exprimant plus immédiatement ce qui appartient aux parties de son corps, doit, en vertu des lois du rapport qui lui sont essentielles, exprimer particulièrement quelques mouvements extraordinaires des parties de son corps ; ce qui arrive lorsqu’elle en sent la douleur. À quoi vous répondez que vous n’avez point d’idée claire de ce que j’entends par le mot d’exprimer ; si j’entends par là une pensée, vous ne demeurez pas d’accord que l’âme a plus de pensée et de connaissance du mouvement de la lymphe dans les vaisseaux lymphatiques que des satellites de Saturne : mais si j’entends quelque autre chose, vous ne savez (dites-vous) ce que c’est, et par conséquent (supposé que je ne puisse point l’expliquer distinctement) ce terme ne servira de rien pour faire connaître comment l’âme peut se donner le sentiment de la douleur, puisqu’il faudrait pour cela (à ce que vous voulez) qu’elle connût déjà qu’on me pique, au lieu qu’elle n’a cette connaissance que par la douleur qu’elle ressent. Pour répondre à cela, j’expliquerai ce terme que vous jugez obscur, et je l’appliquerai à la difficulté que vous avez faite. Une chose exprime une autre (dans mon langage) lorsqu’il y a un rapport constant et réglé entre ce qui se peut dire de l’une et de l’autre. C’est ainsi qu’une projection de perspective exprime son géométral. L’expression est commune à toutes les formes, et c’est un genre dont la perception naturelle, le sentiment animal et la connaissance intellectuelle sont des espèces. Dans la perception naturelle et dans le sentiment, il suffit que ce qui est divisible et matériel, et se trouve divisé en plusieurs êtres, soit exprimé ou représenté dans un seul être indivisible, ou dans la substance qui est douée d’une véritable unité. On ne peut point douter de la possibilité d’une telle représentation de plusieurs choses dans une seule, puisque notre âme nous en fournit un exemple. Mais cette représentation est accompagnée de conscience dans l’âme raisonnable, et c’est alors qu’on l’appelle pensée. Or, cette expression arrive par tout, parce que toutes les substances sympathisant avec toutes les autres et reçoivent quelque changement proportionnel, répondant au moindre changement qui arrive dans tout l’univers, quoique ce changement soit plus ou moins notable, ai mesure que les autres corps ou leurs actions ont plus ou moins de rapport au nôtre. C’est de quoi, je crois, que M. Descartes serait demeuré d’accord lui-même, car il accorderait sans doute qu’à cause de la continuité et divisibilité de toute la matière le moindre mouvement étend son effet sur les corps voisins, et par conséquent de voisin à voisin à l’infini, mais diminué à la proportion ; ainsi notre corps doit être affecté en quelque sorte par les changements de tous les autres. Or, à tous les mouvements de notre corps répondent certaines perceptions ou pensées plus ou moins confuses de notre âme, donc l’âme aussi aura quelque pensée de tous les mouvements de l’univers, et selon moi toute autre âme ou substance en aura quelque perception ou expression. Il est vrai que nous ne nous apercevons pas distinctement de tous les mouvements de notre corps, comme par exemple de celui de la lymphe, mais (pour me servir d’un exemple que j’ai déjà employé) c’est comme il faut bien que j’aie quelque perception du mouvement de chaque vague du rivage, afin de me pouvoir apercevoir de ce qui résulte de leur assemblage, savoir de ce grand bruit qu’on entend proche de la mer ; ainsi nous sentons aussi quelque résultat confits de tous les mouvements qui se passent en nous ; mais, étant accoutumés à ce mouvement interne, nous ne nous en apercevons distinctement et avec réflexion que lorsqu’il y a une altération considérable, comme dans les commencements des maladies. Et il serait à souhaiter que les médecins s’attachassent à distinguer plus exactement ces sortes de sentiments confus que nous avons dans notre corps. Or, puisque nous ne nous apercevons des autres corps que par le rapport qu’ils ont au nôtre, j’ai eu raison de dire que l’âme exprime mieux ce qui appartient à notre corps ; aussi ne connaît-on les satellites de Saturne ou de Jupiter que suivant un mouvement qui se fait dans nos yeux. Je crois qu’en tout ceci un cartésien sera de mon sentiment, excepté que je suppose qu’il y a à l’entour de nous d’autres âmes que la nôtre, à qui j’attribue une expression ou perception inférieure à la pensée, au lieu que les cartésiens refusent le sentiment aux bêtes et n’admettent point de forme substantielle hors de l’homme ; ce qui ne fait rien à la question que nous traitons ici de la cause de la douleur. Il s’agit donc maintenant de savoir comment l’âme s’aperçoit des mouvements de son corps, puisqu’on ne voit pas moyen d’expliquer par quels canaux l’action d’une masse étendue passe sur un être indivisible. Les cartésiens ordinaires avouent de ne pouvoir rendre raison de cette union ; les auteurs de l’hypothèse des causes occasionnelles croient que c’est nodus vindice dignus, cui Deus ex machina intervenire debeat ; pour moi, je l’explique d’une manière naturelle. Par la notion de la substance ou de l’être accompli en général, qui porte que toujours son état présent est une suite naturelle de son état précédent, il s’ensuit que la nature de chaque substance singulière et par conséquent de toute âme est d’exprimer l’univers, elle a été d’abord créée de telle sorte qu’en vertu des propres lois de sa nature il lui doit arriver de s’accorder avec ce qui se passe dans les corps, et particulièrement dans le sien ; il ne faut donc pas s’étonner qu’il lui appartient de se représenter la piqûre, lorsqu’elle arrive à son corps. Et pour achever de m’expliquer sur cette matière, soient :


État des corps au moment A État de l’âme au moment A
État des corps au moment
suivant B [piqûre].
État de l’âme au moment B
 [douleur].

Comme donc l’état des corps au moment B suit de l’état des corps au moment A, de même B état de l’âme est une suite d’A, état précédent de la même âme, suivant la notion de la substance en général. Or, les états de l’âme sont naturellement et essentiellement des expressions des états répondants du monde, et particulièrement des corps qui leur sont alors propres ; donc, puisque la piqûre fait une partie de l’état du corps au moment B, la représentation ou expression de la piqûre, qui est la douleur, fera aussi une partie de l’âme au moment B ; car, comme un mouvement suit d’un autre mouvement, de même une représentation suit d’une autre représentation dans une substance dont la nature est d’être représentative. Ainsi il faut bien que l’âme s’aperçoive de la piqûre, lorsque les lois du rapport demandent qu’elle exprime plus distinctement un changement plus notable des parties de son corps. Il est vrai que l’âme ne s’aperçoit pas toujours distinctement des causes de la piqûre et de sa douleur future, lorsqu’elles sont encore cachées dans la représentation de l’état A, comme lorsqu’on dort ou qu’autrement on ne voit pas approcher l’épingle, mais c’est parce que les mouvements de l’épingle font trop peu d’impression alors, et quoique nous soyons déjà affectés en quelque sorte de tous ces mouvements et les représentations dans notre âme, et qu’ainsi nous ayons en nous la représentation ou expression des causes de la piqûre, et par conséquent la cause de la représentation de la même piqûre, c’est-à-dire la cause de la douleur ; nous ne les saurions démêler de tant d’autres pensées et mouvements que lorsqu’ils deviennent considérables. Notre âme ne fait réflexion que sur les phénomènes plus singuliers, qui se distinguent des autres ; ne pensant distinctement à aucuns, lorsqu’elle pense également à tous. Après cela, je ne saurais deviner en quoi on puisse trouver la moindre ombre de difficulté, à moins que de nier que Dieu puisse créer des substances qui soient d’abord faites en sorte qu’il leur arrive en vertu de leur propre nature de s’accorder dans la suite avec les phénomènes de tous les autres. Or, il n’y a point d’apparence de nier cette possibilité, et puisque nous voyons que des mathématiciens représentent les mouvements des cieux dans une machine (comme lorsque

Jura poli rerumque fidem legesque deorum
Cuncta Syracusius transtulit arte sencex
,
ce que nous pouvons bien mieux faire aujourd’hui qu’Archimède ne pouvait de son temps), pourquoi Dieu, qui les surpasse infiniment, ne pourrait-il pas d’abord créer des substances représentatives en sorte qu’elles expriment par leurs propres lois, suivant le changement naturel de leurs pensées ou représentations, tout ce qui doit arriver à tout corps, ce qui me paraît non seulement facile à concevoir, mais encore digne de Dieu et de la beauté de l’univers, et en quelque façon nécessaire, toutes les substances devant avoir une harmonie et liaison entre elles, et toutes devant exprimer en elles le même univers, et la cause universelle qui est la volonté de leur créateur, et les décrets ou lois qu’il a établies pour faire qu’elles s’accommodent entre elles le mieux qu’il se peut. Aussi cette correspondance mutuelle des différentes substances (qui ne sauraient agir l’une sur l’autre à parler dans la rigueur métaphysique, et s’accordent néanmoins comme si l’une agissait sur l’autre) est une des plus fortes preuves de l’existence de Dieu ou d’une cause commune que chaque effet doit toujours exprimer suivant son point de vue et sa capacité. Autrement, les phénomènes des esprits différents ne s’entraccorderaient point, et il y aurait autant de systèmes que de substances ; ou bien ce serait un pur hasard, s’ils s’accordaient quelquefois. Toute la notion que nous avons du temps et de l’espace est fondée sur cet accord ; mais je n’aurais jamais fait, si je devais expliquer à fond tout ce qui est lié avec notre sujet. Cependant j’ai mieux aimé d’être prolixe que de ne me pas exprimer assez.

Pour passer à vos autres doutes, crois maintenant que vous verrez, Monsieur, comment je l’entends, quand je dis qu’une substance corporelle se donne son mouvement elle-même, ou plutôt ce qu’il y a de réel dans le mouvement à chaque moment, c’est-à-dire la force dérivative, dont il est une suite ; puisque tout état précédent d’une substance est une suite de son état précédent. Il est vrai qu’un corps qui n’a point de mouvement ne s’en peut pas donner ; mais je tiens qu’il n’y a point de tel corps. Vous me direz que Dieu peut réduire un corps à l’état d’un parfait repos, mais je réponds que Dieu le peut aussi réduire à rien, et que ce corps destitué d’action et de passion n’a garde de renfermer une substance, ou au moins il suffit que je déclare que si jamais Dieu réduit quelque corps à un parfait repos, ce qui ne se saurait faire que par miracle, il faudra un nouveau miracle pour lui rendre quelque mouvement. Vous voyez aussi que mon opinion confirme plutôt qu’elle ne détruit la preuve du premier moteur. Il faut toujours rendre raison du commencement du mouvement et de ses lois et de l’accord des mouvements entre eux ; ce qu’on ne saurait faire sans recourir à Dieu. Au reste, ma main se remue non pas à cause que je le veux, car j’ai beau vouloir qu’une montagne se remue, si je n’ai une foi miraculeuse, il ne s’en fera rien ; mais parce que je ne le pourrais vouloir avec succès, si ce n’était justement dans le moment que les ressorts de la main se vont débander comme il faut pour cet effet ; ce qui se fait d’autant plus que mes passions s’accordent avec les mouvements de mon corps. L’un accompagne toujours l’autre en vertu de la correspondance établie ci-dessus, mais chacun a sa cause immédiate chez soi.

Je viens à l’article des formes ou âmes que je tiens indivisibles et indestructibles. Je ne suis pas le premier de cette opinion. Parménide (dont Platon parle avec vénération), aussi bien que Melisse, a soutenu qu’il n’y avait point de génération ni corruption qu’en apparence ; Aristote le témoigne, livre III, du ciel, chap. ii. Et l’auteur du Ier livre De diœta, qu’on attribue à Hippocrate, dit expressément qu’un animal ne saurait être engendré tout de nouveau, ni détruit tout à fait. Albert le Grand et Jean Bacon semblent avoir cru que les formes substantielles étaient déjà cachées dans la matière de sont temps ; Fernel les fait descendre du Ciel, pour ne rien dire de ceux qui les détachent de l’âme du monde. Ils ont tous vu une partie de la vérité, mais ils ne l’ont point développée ; plusieurs ont cru la transmigration, d’autres la traduction des âmes, au lieu de s’aviser de la transmigration et transformation d’un animal déjà formé. D’autres, ne pouvant expliquer autrement l’origine des formes, ont accordé qu’elles commencent par une véritable création, et au lieu que je n’admets cette création dans la suite des temps qu’à l’égard de l’âme raisonnable, et tiens que toutes les formes qui ne pensent point ont été créées avec le monde, ils croient que cette création arrive tous les jours quand le moindre vers est engendré. Philopon, ancien interprète d’Aristote, dans son livre contre Proclus, et Gabriel Biel semblent avoir été de cette opinion. Il me semble que saint Thomas tient l’âme des bêtes pour indivisible. Et nos cartésiens vont bien plus loin, puisqu’ils soutiennent que toute âme et forme substantielle véritable doit être indestructible et ingénérable. C’est pour cela qu’ils la refusent aux bêtes, bien que M. Descartes, dans une lettre à M. Morus, témoigne de ne vouloir pas assurer qu’elles n’en ont point. Et puisqu’on ne se formalisé point de ceux qui introduisent des atomes toujours subsistants, pourquoi trouvera-t-on étrange qu’on dise autant des âmes à qui l’indivisibilité convient par leur nature, d’autant qu’en joignant le sentiment des cartésiens touchant la substance et l’âme avec celui de toute la terre touchant l’âme des bêtes, cela s’ensuit nécessairement. Il sera difficile d’arracher au genre humain cette opinion reçue toujours et partout, et catholique s’il en fût jamais, que les bêtes ont du sentiment. Or, supposant qu’elle est véritable, ce que je tiens touchant ces âmes n’est pas seulement nécessaire suivant les cartésiens, mais encore important pour la morale et la religion, afin de détruire une opinion dangereuse, pour laquelle plusieurs personnes d’esprit ont du penchant et que les philosophes italiens, sectateurs d’Averroès, avaient répandue dans le monde, savoir que les âmes particulières retournent à l’âme du monde lorsqu’un animal meurt, ce qui répugne à mes démonstrations de la nature de la substance individuelle, et ne saurait être conçu distinctement ; toute substance individuelle devant toujours subsister à part, quand elle a une fois commencé d’être. C’est « pourquoi les vérités que j’avance sont assez importantes, et tous ceux qui reconnaissent les âmes des bêtes les devant approuver, les autres au moins ne les doivent pas trouver étranges.

Mais pour venir à vos doutes sur cette indestructibilité.

1. J’avais soutenu qu’il faut admettre dans les corps quelque chose qui soit véritablement un seul être, la matière ou masse étendue eu elle-même n’étant jamais que plura entia, comme saint Augustin a fort bien remarqué après Platon. Or, j’infère qu’il n’y a pas plusieurs êtres là où il n’y en a pas un, qui soit véritablement un être, et que toute multitude suppose l’unité. À quoi vous répliquez en plusieurs façons ; mais c’est sans toucher à l’argument en lui-même, qui est hors de prise, en vous servant seulement des objections ad hominem des inconvénients, et en tâchant de faire voir que ce que je dis ne suffit pas à résoudre la difficulté. Et d’abord, vous vous étonnez, Monsieur, comment je puis me servir de cette raison, qui aurait été apparente chez M. Cordemoy qui compose tout d’atomes, mais qui doit être nécessairement fausse selon moi (à ce que vous jugez), puisque, hors les corps animés qui ne font pas la cent mille millième partie des autres, il faut nécessairement que tous les autres soient plua entia, et qu’ainsi la difficulté revient. Mais c’est par la que je vois, Monsieur, que je ne me suis pas encore bien expliqué pour vous faire entrer dans mon hypothèse. Car, outre que je ne me souviens pas d’avoir dit qu’il n’y a point de forme substantielle hors les âmes ; je suis bien éloigné du sentiment, qui dit que les corps animés ne sont qu’une petite partie des autres. Car je crois plutôt que tout est plein de corps animés, et chez moi il y a sans comparaison plus d’âmes qu’il n’y a d’atomes chez M. Cordemoy, qui en fait le nombre fini, au lieu que je tiens que le nombre des âmes, ou au moins des formes, est tout à fait infini, et que la matière étant divisible sans fin, on n’y peut assigner aucune partie si petite où il n’y ait dedans des corps animés, ou au moins doués d’une entéléchie primitive, ou (si vous permettez qu’on se serve si généralement du nom de vie) d’un principe vital, c’est-à-dire des substances corporelles, dont on pourra dire en général de toutes qu’elles sont vivantes.

2. Quant à cette autre difficulté que vous faites, Monsieur, savoir que l’âme jointe à la matière n’en fait pas un être véritablement un, puisque la matière n’est pas véritablement une en elle-même, et que l’âme, En ce que vous jugez, ne lui donne qu’une dénomination extrinsèque, je réponds que c’est la substance animée à qui cette matière appartient, qui est véritablement un être, et la matière prise pour la masse en elle-même n’est qu’un pur phénomène ou apparence bien fondée, comme encore l’espace et le temps. Elle n’a pas même des qualités précises et arrêtées qui la puissent l’aire passer pour un être déterminé, comme j’ai déjà insinué dans ma précédente ; puisque la figure même, qui est de l’essence d’une masse étendue terminée, n’est jamais exacte et déterminée à la rigueur dans la nature, à cause de la division actuelle à l’infini des parties de la matière. Il n’y a jamais ni globe sans inégalités, ni droite sans courbures entremêlées, ni courbe d’une certaine nature finie, sans mélange de quelque autre, et cela dans les petites parties comme dans les grandes, ce qui fait que la figure, bien loin d’être constitutive des corps, n’est pas seulement une qualité entièrement réelle et déterminée hors de la pensée, et on ne pourra jamais assigner ai quelque corps une certaine surface précise, comme ou pourrait faire s’il y avait des atomes. Et je puis dire la même chose de la grandeur et du mouvement, savoir, que ces qualités ou prédicats tiennent du phénomène comme les couleurs et les sens, et, quoiqu’ils enferment plus de connaissance distincte, ils ne peuvent pas soutenir non plus la dernière analyse, et par conséquent la masse étendue considérée sans les entéléchies, ne consistant qu’en ces qualités, n’est pas la substance corporelle, mais un phénomène tout pur comme l’arc-en-ciel ; aussi les philosophes ont reconnu que c’est la forme qui donne l’être déterminé à la matière, et ceux qui ne prennent pas garde à cela ne sortiront jamais du labyrinthe de compositione continui, s’ils y entrent une fois. Il n’y a que les substances indivisibles et leurs différents états qui soient absolument réels. C’est ce que Parménide et Platon, et d’autres anciens, ont bien reconnu. Au reste, j’accorde qu’on peut donner le nom d’un à un assemblage de corps inanimés, quoique aucune forme substantielle ne les lie, comme je puis dire : voilà un arc-en-ciel, voilàun troupeau ; mais c’est une unité de phénomène ou de pensée qui ne suffit pas pour ce qu’il y a de réel dans les phénomènes. Que si on prend pour matière de la substance corporelle, non pas la masse sans formes, mais une matière seconde, qui est la multitude des substances dont la masse est celle du corps entier, on peut dire que ces substances sont des parties de cette matière, comme celles qui entrent dans notre corps en font la partie ; car, comme notre corps est la matière, et l’âme est la forme de notre substance, il en est de même des autres substances corporelles. Et je n’y trouve pas plus de difficulté qu’à l’égard de l’homme, où l’on demeure d’accord de tout cela. Les difficultés qu’on se fait en ces matières viennent entre autres qu’on n’a pas communément une notion assez distincte du tout et de la partie, qui dans le fond n’est autre chose qu’un réquisit immédiat du tout, et en quelque façon homogène. Ainsi des parties peuvent constituer un tout, soit qu’il ait ou qu’il n’ait point une unité véritable. Il est vrai que le tout qui a une véritable unité peut demeurer le même individu à la rigueur, bien qu’il perde ou gagne des parties, comme nous expérimentons en nous-mêmes ; ainsi les parties ne sont des réquisits immédiats que pro tempore. Mais si on entendait par le terme de matière quelque chose qui soit toujours essentiel à la même substance, on pourrait, au sens de quelques scolastiques, entendre par là la puissance passive primitive d’une substance, et en ce sens la matière ne serait point étendue ni divisible, bien qu’elle serait le principe de la divisibilité ou de ce qui en revient à la substance. Mais je ne veux pas disputer de l’usage des termes.

3. Vous objectez que je n’admets point de formes substantielles que dans le corps animé (ce que je ne me souviens pourtant pas d’avoir dit) ; or, tous les corps organisés étant plura entia, par conséquent les formes ou âmes, bien loin d’en faire un être, demandent plutôt plusieurs êtres afin que les corps puissent être animés. Je réponds que, supposant qu’il y a une âme ou entéléchie dans les bêtes ou autres substances corporelles, il en faut raisonner en ce point, comme nous raisonnons tous de l’homme, qui est un être doué d’une véritable unité que son âme lui donne, nonobstant que la masse de son corps est divisée en organes, vases, humeurs, esprits ; et que les parties sont pleines sans doute d’une infinité d’autres substances corporelles douées de leurs propres entéléchies. Comme cette troisième objection convient en substance avec la précédente, cette solution y servira aussi.

4. Vous jugez que c’est sans fondement qu’on donne une âme aux bêtes, et vous croyez que, s’il y en avait, elle serait un esprit, c’est-à-dire une substance qui pense, puisque nous ne connaissons que les corps et les esprits, et n’avons aucune idée d’une autre substance. Or de dire qu’une huître pense, qu’un ver pense, c’est ce qu’on a peine à croire. Cette objection regarde également tous ceux qui ne sont pas cartésiens ; mais, outre qu’il faut croire que ce n’est pas tout à fait sans raison que tout le genre humain a toujours donné dans l’opinion qu’il a du sentiment des bêtes, je crois d’avoir fait voir que toute substance est indivisible, et que par conséquent toute substance corporelle doit avoir une âme ou au moins une entéléchie qui ait de l’analogie avec l’âme, puisque autrement les corps ne seraient que des phénomènes.

D’assurer que toute substance qui n’est pas divisible (c’est-à-dire selon moi toute substance en général) est un esprit et doit penser, cela me parait sans comparaison plus hardi et plus destitué de fondement que la conservation des formes. Nous ne connaissons que cinq sens et un certain nombre de métaux, en doit-on conclure qu’il n’y en a point d’autres dans le monde ? Il y a bien plus d’apparence que la nature qui aime la variété a produit d’autres formes que celles qui pensent. Si je puis prouver qu’il n’y a pas d’autres figures du second degré que les sections coniques, c’est parce que j’ai une idée distincte de ces lignes, qui me donne moyen de venir à une exacte division ; mais comme nous n’avons point d’idée distincte de la pensée, et ne pouvons pas démontrer que la notion d’une substance indivisible est la même avec celle d’une substance qui pense, nous n’avons point de sujet de l’assurer. Je demeure d’accord que l’idée que nous avons de la pensée est claire, mais tout ce qui est clair n’est point distinct. Ce n’est que par le sentiment intérieur que nous connaissons la pensée (comme le P. Malebranche a déjà remarqué) ; mais on ne peut connaître par sentiment que les choses qu’on a expérimentées ; et comme nous n’avons pas expérimenté les fonctions des autres formes, il ne faut pas s’étonner que nous n’en avons pas d’idée claire ; car nous n’en devrions point avoir, quand même il serait accordé qu’il y a de ces formes, C’est un abus de vouloir employer les idées confuses, quelque claires qu’elles soient, à prouver que quelque chose ne peut être. Et quand je ne regarde que les idées distinctes, il me semble qu’on peut concevoir que les phénomènes divisibles ou de plusieurs êtres peuvent être exprimés ou représentés dans un seul être indivisible, et cela suffit pour concevoir une perception, sans qu’il soit nécessaire d’attacher la pensée ou la réflexion à cette représentation. Je souhaiterais de pouvoir expliquer les différences ou degrés des autres expressions immatérielles qui sont sans pensée, afin de distinguer les substances corporelles ou vivantes d’avec les animaux, autant qu’on les peut distinguer ; mais je n’ai pas assez inédite là-dessus, ni assez examiné la nature pour pouvoir juger des formes par la comparaison de leurs organes et opérations. M. Malpighi, fondé sur des analogies fort considérables de l’anatomie, a beaucoup de penchant à croire que les plantes peuvent être comprises sous le même genre avec les animaux, et sont des animaux imparfaits.

Il ne reste maintenant que de satisfaire aux inconvénients que vous avez allégués, Monsieur, contre l’indestructibilité des formes substantielles ; et je m’étonne d’abord que vous la trouvez étrange et insoutenable, car, suivant vos propres sentiments, tous ceux qui donnent aux bêtes une âme et du sentiment doivent soutenir cette indestructibilité. Ces inconvénients prétendus ne sont que des préjuges d’imagination qui peuvent arrêter le vulgaire, mais qui ne peuvent rien sur des esprits capables de méditation. Aussi crois-je qu’il sera aisé de vous satisfaire la-dessus. Ceux qui conçoivent qu’il y a quasi une infinité de petits animaux dans la moindre goutte d’eau, comme les expériences de M. Leewenhœck ont fait connaître, et qui ne trouvent pas étrange que la matière soit remplie partout de substances animées, ne trouveront pas étrange non plus qu’il y ait quelque chose d’animé dans les cendres mêmes et que le feu peut transformer un animal et le réduire en petit, au lieu de le détruire entièrement. Ce qu’on peut dire d’une chenille ou ver à soie se peut dire de cent ou de mille ; mais il ne s’ensuit pas que nous devrions voir renaître des vers à soie des cendres. Ce n’est peut-être pas l’ordre de la nature. Je sais que plusieurs assurent que les vertus séminales restent tellement dans les cendres, que les plantes en peuvent renaître, mais je ne veux pas me servir d’expériences douteuses. Si ces petits corps organisés enveloppes par une manière de contraction d’un plus grand qui vient d’être corrompu sont tout à fait (ce semble) hors de la ligne de la génération, ou s’ils peuvent revenir sur le théâtre en leur temps, c’est ce que je ne saurais déterminer. Ce sont la des secrets de la nature, où les hommes doivent reconnaître leur ignorance.

6. Ce et n’est qu’en apparence et suivant l’imagination que la difficulté est plus grande à l’égard des animaux plus grands qu’on voit ne naître que de l’alliance de deux sexes, ce qui apparemment n’est pas moins véritable des moindres insectes. J’ai appris depuis quelque temps que M. Leewenhœck a des sentiments assez approchants des miens, en ce qu’il soutient que même les plus grands animaux naissent par une manière de transformation ; je n’ose ni approuver ni rejeter le détail de son opinion, mais je la tiens très véritable en général, et M. Swammerdam, autre grand observateur et anatomiste, témoigne assez qu’il y avait aussi du penchant, Or les jugements de ces messieurs-là valent ceux de bien d’autres en ces matières. Il est vrai que je ne remarque pas qu’ils aient poussé leur opinion jusqu’à dire que la corruption et la mort elle-même est aussi une transformation à l’égard des vivants destitués d’âme raisonnable, comme je le tiens, mais je crois que, s’ils s’étaient avisés de ce sentiment, ils ne l’auraient pas trouvé absurde, et il n’est rien de si naturel que de croire que ce qui ne commence point ne périt pas non plus. Et quand on reconnaît que toutes les générations ne sont que des augmentations et développements d’un animal déjà formé, on se persuadera aisément que la corruption ou la mort n’est autre chose que la diminution et enveloppement d’un animal qui ne laisse pas de subsister, et demeurer vivant et organisé. Il est vrai qu’il n’est pas si aisé de le rendre croyable par des expériences particulières comme à l’égard de la génération, mais on en voit la raison : c’est parce que la génération avance d’une manière naturelle et peu à peu, ce qui nous donne le loisir de l’observer, mais la mort mène trop en arrière, per saltum, et retourne d’abord à des parties trop petites pour nous, parce qu’elle se fait ordinairement d’une manière trop violente, ce qui nous empêche de nous apercevoir du détail de cette rétrogradation ; cependant le sommeil, qui est une image de la mort, les extases, l’ensevelissement d’un ver à soie dans sa coque, qui peut passer pour une mort, la ressuscitation des mouches noyées avancée par le moyen de quelque poudre sèche dont on les couvre (au lieu qu’elles demeureraient inertes tout de bon, si on les laissait sans secours), et celles des hirondelles qui prennent leurs quartiers d’hiver dans les roseaux et qu’on trouve sans apparence de vie ; les expériences des hommes morts de froid, noyés ou étranglés, qu’on a fait revenir, sur quoi un homme de jugement a fait il n’y a pas longtemps un traité en allemand, où après avoir rapporté des exemples, même de sa connaissance, il exhorte ceux qui se trouvent là où il y a de telles personnes, de faire plus d’efforts que de coutume pour les remettre, et en prescrit la méthode ; toutes ces choses peuvent confirmer mon sentiment que ces états différents ne diffèrent que du plus et du moins, et si on n’a pas le moyen de pratiquer des ressusciterions en d’autres genres de morts, c’est ou qu’on ne sait pas ce qu’il faudrait faire, ou que, quand on le saurait, nos mains, nos instruments et nos remèdes n’y peuvent arriver, surtout quand la dissolution va d’abord à des parties trop petites. Il ne faut donc pas s’arrêter aux notions que le vulgaire peut avoir de la mort ou de la vie, lorsqu’on a et des analogies et, qui plus est, des arguments solides, qui prouvent le contraire. Car je crois avoir assez fait voir qu’il y doit avoir des entéléchies s’il y a des substances corporelles ; et quand on accorde ces entéléchies ou ces âmes, on en doit reconnaître l’ingénérabilité et indestructibilité ; après quoi, il est sans comparaison plus raisonnable de concevoir les transformations des corps animés que de s’imaginer le passage des âmes d’un corps à l’autre, dont la persuasion très ancienne ne vient apparemment que de la transformation mal entendue. De dire que les âmes des bêtes demeurent sans corps, ou qu’elles demeurent cachées dans un corps qui n’est pas organisé, tout cela ne paraît pas si naturel. Si l’animal fait par la contraction du corps du bélier qu’Abraham immola au lieu d’Isaac doit être appelé un bélier, c’est une question de nom, à peu près comme serait la question, si un papillon peut être appelé un ver à soie. La difficulté que vous trouvez, Monsieur, à l’égard de ce bélier réduit en cendres, ne vient que de ce que je ne m’étais pas assez bien expliqué car vous supposez qu’il ne reste point de corps organisé dans ces cendres, ce qui vous donne droit de dire que ce serait une chose monstrueuse, que cette infinité d’âmes sans corps organisés, au lieu que je suppose que naturellement il n’y a point d’âme sans corps animé, et point de corps animé sans organes ; et ni cendres ni autres masses ne me paraissent incapables de contenir des corps organisés.

Pour ce qui est des esprits, c’est-à-dire des substances qui pensent, qui sont capables de connaître Dieu et de découvrir des vérités éternelles, je tiens que Dieu les gouverne suivant des lois différentes de celle dont il gouverne le reste des substances. Car, toutes les formes des substances exprimant tout l’univers, on peut dire que les substances brutes expriment plutôt le monde que Dieu, mais que les esprits expriment plutôt Dieu que le monde. Aussi Dieu gouverne les substances brutes suivant les lois matérielles de la force ou des communications du mouvement, mais les esprits suivant les lois spirituelles de la justice, dont les autres sont incapables. Et c’est pour cela que les substances brutes se peuvent appeler matérielles, parce que l’économie que Dieu observe à leur égard est celle d’un ouvrier ou machiniste ; mais, à l’égard des esprits, Dieu fait la fonction de prince ou de législateur qui est infiniment plus relevée. Et Dieu n’étant à l’égard de ces substances matérielles que ce qu’il est à l’égard de tout, savoir l’acteur général des êtres, il prend un autre personnage à l’égard des esprits qui le fait concevoir revêtu de volonté et de qualités morales, puisqu’il est lui-même un esprit, et comme un d’entre nous, jusqu’à entrer avec nous dans une liaison de société, dont il est le chef. Et c’est cette société ou république générale des esprits sous ce souverain monarque qui est la plus noble partie de l’univers, composée d’autant de petits dieux sous ce grand Dieu. Car on peut dire que les esprits créés ne drillèrent de Dieu que de plus à moins, du fini à l’infini. Et on peut assurer véritablement que tout l’univers n’a été fait que pour contribuer à l’ornement et au bonheur de cette cité de Dieu. C’est pourquoi tout est disposé en sorte que les lois de la force ou les lois purement matérielles conspirent dans tout l’univers à exécuter les lois de la justice ou de l’amour, que rien ne saurait nuire aux âmes qui sont dans la main de Dieu, et que tout doit réussir au plus grand bien de ceux qui l’aiment. C’est pourquoi, les esprits devant garder leurs personnages et leurs qualités morales, afin que la cité de Dieu ne perde aucune personne, il faut qu’ils conservent particulièrement une manière de réminiscence ou conscience, ou le pouvoir de savoir ce qu’ils sont, d’où dépend toute leur moralité, peines et châtiments, et par conséquent il faut qu’ils soient exempts de ces révolutions de l’univers qui les rendraient tout à fait méconnaissables à eux-mêmes, et en feraient, moralement parlant, une autre personne. Au lieu qu’il suffit que les substances brutes demeurent seulement le même individu dans la rigueur métaphysique, bien qu’ils soient assujettis à tous les changements imaginables, puisque aussi bien ils sont sans conscience ou réflexion. Quant au détail de l’état de l’âme humaine après la mort, et comment elle est exempte du bouleversement des choses, il n’y a que la révélation qui nous en puisse instruire particulièrement ; la juridiction de la raison ne s’étend pas si loin. On me fera peut-être une objection sur ce que je tiens que Dieu a donné des âmes à toutes les machines naturelles qui en étaient capables, parce que les âmes ne s’entr’emlpêchant point, et ne tenant point de place, il est possible de leur en donner d’autant qu’il y a plus de perfection d’en avoir et que Dieu fait tout de la manière la plus parfaite qui est possible ; et non magis datur vacuum formarum quam corporum. On pourrait donc dire par la même raison que Dieu devait aussi donner des âmes raisonnables ou capables de réflexion à toutes les substances animées. Mais je réponds que les lois supérieures à celles de la nature matérielle, savoir, les lois de la justice, s’y opposent ; puisque l’ordre de l’univers n’aurait pas permis que la justice eût pu être observée à l’égard de toutes, il fallait donc faire qu’au moins il ne leur pût arriver aucune injustice ; c’est pourquoi elles ont été faites incapables de réflexion ou de conscience, et par conséquent insusceptibles de bonheur et de malheur.

Enfin, pour ramasser mes pensées en peu de mots, je tiens que toute substance renferme dans son état présent tous ses états passés et à venir, et exprime même tout l’univers suivant son point de vue, rien n’étant si éloigné de l’autre qu’il n’ait commerce avec lui, et sera particulièrement selon le rapport aux parties de son corps, qu’elle exprime plus immédiatement ; et par conséquent rien ne lui arrive que de son fond, et en vertu de ses propres lois, pourvu qu’on y joigne le concours de Dieu. Mais elle s’aperçoit des autres choses, parce qu’elle les exprime naturellement, avant été créée d’abord en sorte qu’elle le puisse faire dans la suite et s’y accommoder comme il faut, et c’est dans cette obligation imposée des la commencement que consiste ce qu’on (appelle) l’action d’une substance sur l’autre. Quant aux substances corporelles, je tiens que la masse, lorsqu’on n’y considère que ce qui est divisible, est un pur phénomène, que toute substance a une véritable unité à la rigueur métaphysique, et qu’elle est indivisible, ingénérable et incorruptible, que toute la matière doit être pleine de substances animées on du moins vivantes, que les générations et les corruptions ne sont que des transformations du petit au grand ou vice versa, et qu’il n’y a point de parcelle de la matière, dans laquelle ne se trouve un monde d’une infinité de créatures, tant organisées qu’amassées ; et surtout que les ouvrages de Dieu sont infiniment plus grands, plus beaux, plus nombreux et mieux ordonnés qu’on ne croit communément ; et que la machine on l’organisation, c’est-à-dire l’ordre, leur est comme essentiel jusque dans les moindres parties. Et qu’ainsi il n’y a point d’hypothèse qui fasse mieux connaître la sagesse de Dieu que la nôtre, suivant laquelle il y a partout des substances qui marquent sa perfection, et sont autant de miroirs mais différents de la beauté de l’univers ; rien ne demeurant vide, stérile, inculte et sans perception. Il faut même tenir pour indubitable que les lois du mouvement et les révolutions des corps servent aux lois de justice et de police, qui s’observent sans doute le mieux qu’il est possible dans le gouvernement des esprits, c’est-à-dire des âmes intelligentes, qui entrent en société avec lui et composent avec lui une manière de cité parfaite, dont il est le monarque.

Maintenant je crois, Monsieur, de n’avoir rien laissé en arrière de toutes les difficultés que vous aviez expliquées, ou au moins indiquées, et encore de celles que j’ai cru que vous pouviez avoir encore. Il est vrai que cela a grossi cette lettre ; mais il m’aurait été plus difficile de renfermer le même sens en moins de paroles, et peut-être que ce n’aurait été sans obscurité. Maintenant je crois que vous trouverez mes sentiments assez bien liés, tant entre eux qu’avec les opinions reçues. Je ne renverse point les sentiments établis ; mais je les explique et je les pousse plus avant. Si vous pouviez avoir le loisir de revoir un jour ce que nous avions enfin établi touchant la notion d’une substance individuelle, vous trouveriez peut-être qu’en me donnant ces commencements on est obligé dans la suite de m’accorder tout le reste. J’ai tâche cependant d’écrire cette lettre en sorte qu’elle s’explique et se défende elle-même. On pourra encore séparer les questions ; car ceux qui ne voudront pas reconnaître qu’il y a des âmes dans les bêtes, et des formes substantielles ailleurs, pourront néanmoins approuver la manière dont j’explique l’union de l’esprit et du corps, et tout ce que je dis de la substance véritable ; sauf à eux de sauver, comme ils pourront, sans telles formes et sans rien qui ait une véritable unité, ou bien par des points ou par des atomes, si bon leur semble, la réalité de la matière et des substances corporelles, et même de laisser cela indécis ; car on peut borner les recherches là où on le trouve à propos. Mais il ne faut pas subsister en si beau chemin, lorsqu’on désire d’avoir des idées véritables de l’univers et de la perfection des ouvrages de Dieu, qui nous fournissent encore les plus solides arguments à l’égard de Dieu et de notre âme.

C’est une chose étrange que M. l’abbé Catelan s’est entièrement éloigné de mon sens, et vous vous en êtes bien douté, Monsieur. Il met en avant trois propositions, et dit que j’y trouve contradiction. Et moi je n’en trouve aucune, et me sers de ces mêmes propositions pour prouver l’absurdité du principe cartésien. Voila ce que c’est que d’avoir affaire à des gens qui ne considèrent les choses que superficiellement. Si cela arrive dans une matière de mathématique, que ne devrait-on pas attendre en métaphysique et en morale ? C’est pourquoi je m’estime heureux d’avoir rencontré en vous un censeur également exact et équitable. Je vous souhaite encore beaucoup

d’années, pour l’intérêt du public et pour le mien, et suis, etc.[30].

Lettre à part à M. Arnauld, à laquelle le discours précédent a été joint.

Voici la réponse à vos dernières objections, qui est devenue un peu longue, parce que je me voulais m’expliquer exactement, et ne laisser rien en arrière de vos doutes ; j’ai inséré souvent vos propres paroles, ce qui a encore contribué à la grossir. Comme j’avais établi toutes ces choses, il y a longtemps, et prévenu, si je l’ose dire, la plupart des objections, elle ne m’a coûté presque point de méditation, et il ne me fallait que de me décharger des pensées sur le papier et les relire par après. C’est ce que je dis, Monsieur, afin que vous ne me croyiez pas enfoncé dans ces choses aux dépens d’autres soins nécessaires. Vous m’avez vous-même engagé à aller si loin en me faisant des objections et des demandes auxquelles j’ai voulu satisfaire, tant afin de profiter de vos lumières qu’afin de vous faire connaître ma sincérité à ne rien déguiser.

Je suis à présent fort occupé à l’histoire de la 8me maison de Brunswick. J’ai vu plusieurs archives cet été, et je vais faire un tour dans la haute Allemagne, pour chercher quelques monuments. Cela ne n’empêche pas que je ne souhaite d’apprendre votre sentiment sur mes éclaircissements ; lorsque votre commodité le permettra, aussi bien que sur ma réponse à l’abbé Catelan, que je vous envoie ici, d’autant qu’elle est courte et à mon avis démonstrative, pour peu qu’on se donne tant soit peu d’attention. Si ce M. l’abbé Catelan ne s’y prend pas mieux que jusqu’ici, ce n’est pas de lui qu’il faut attendre l’éclaircissement de cette matière. Je souhaiterais que vous y puissiez donner un moment d’attention sérieuse, vous seriez peut-être surpris de voir qu’on a pris pour un principe incontestable ce qui est si aisé à renverser. Car il est démonstratif que les vitesses que les corps ont acquises en descendant sont comme les racines carrées des hauteurs dont ils sont tombés. Or, si on fait abstraction des circonstances extérieures, un corps peut précisément remonter à la hauteur dont il est descendu. Donc…[31].

Dans un autre passage, Leibniz continue ainsi : « Je vous communique ici ma réponse à M. l’abbé Catelan, qui sera peut-être insérée dans les Nouvelles de la République des lettres. Ainsi nous sommes encore à recommencer, et j’ai fait une faute en répliquant à la première réponse ; je devais simplement dire qu’elle ne touchait pas mon objection et lui marquer les endroits auxquels il faut répondre comme je fais maintenant. J’ai ajouté dans ma réponse un problème mécanique qui se peut réduire à la géométrie ; mais il faut user d’adresse, et je verrai si M. Catelan y osera mordre. Il me semble qu’il n’est pas des plus forts, et je m’étonne de voir que, parmi tant de cartésiens, il y en a si peu qui imitent M. Descartes, en tâchant d’aller plus avant.


Leibniz au Landgrave[32].

En matière de religion, puisque vous touchez cette corde, il y a des gens de ma connaissance, car je ne vous parle point de moi, qui ne sont pas éloignés des sentiments de l’Église catholique romaine, qui trouvent les définitions du concile de Trente assez raisonnables et conformes à la sainte Écriture et aux saints Pères, qui jugent que le système de la théologie Romaine est mieux lié que celui des protestants, et qui avouent que les dogmes ne les arrêteraient pas ; mais ils sont arrêtés premièrement par quelques abus de pratique très grands et trop communs qu’ils voient tolérés dans la communion catholique romaine, surtout en matière de culte ; ils craignent d’être engagés à les approuver ou au moins à ne pas oser les blâmer ; ils appréhendent de donner par là du scandale à ceux qui les prendraient pour des gens sans conscience, et que leur exemple, quoique mal entendu, porterait à l’impiété ; ils doutent même si on peut communier avec des gens qui pratiquent certaines choses peu tolérables ; et ils considèrent qu’en ces rencontres il est plus excusable de ne pas quitter une communion que d’y entrer. Secondement, quand cet obstacle ne serait pas, ils se trouvent arrêtés par les anathématismes du concile de Trente, ils ont de la peine à souscrire à des condamnations qui leur paraissent trop rigides et peu nécessaires, ils croient que cela est contraire à la charité et que c’est faire ou fomenter un schisme.

Cependant ces personnes se croient véritablement catholiques, comme le seraient ceux qu’on a excommuniés injustement, clave errante, car ils tiennent les dogmes de l’Église catholique, ils souhaitent de plus la communion extérieure, à quoi d’autres mettent des obstacles, ou la leur refusent.

Un célèbre théologien, catholique romain, muni de l’approbation de plusieurs autres, avait proposé un expédient, et avait cru qu’un protestant qui ne serait arrêté que par les anathématismes et même par quelques définitions du concile de Trente, et qui douterait si ce concile a été véritablement œcuménique, mais qui serait prêt à se soumettre à un concile qui le serait véritablement, et qui par conséquent recevrait les premiers principes de l’Église catholique tellement que son erreur ne serait pas de droit, mais de fait seulement ; qu’un tel, dis-je, pourrait être reçu à la communion sans faire aucune mention du concile de Trente, puisque aussi bien ce concile n’a pas encore été reçu partout, et que la profession du pape Pie IV n’est faite que pour les ecclésiastiques ou pour ceux qui enseignent et que je ne crois pas que le concile de Trente soit entré dans la profession de tous ceux qu’on a reçus à la communion en France. Mais on doute que cet expédient soit approuve.


Leibniz au Landgrave.

Je supplie V. A. de demander à M. Arnauld comme d’elle-même, s’il croit véritablement qu’il y a un si grand mal de dire que chaque chose, soit espèce, soit individu ou personne, a une certaine notion parfaite, qui comprend tout ce qu’on en peut énoncer véritablement, selon laquelle notion Dieu, qui conçoit tout en perfection, conçoit ladite chose. Et si M. A. croit de bonne foi qu’un homme qui serait dans ce sentiment ne pourrait être souffert dans l’Église catholique, quand même il désavouerait sincèrement la conséquence prétendue de la fatalité. Et V. A. pourra demander comment cela s’accorde avec ce que M. A. avait écrit autrefois, qu’on ne ferait point de peine à un homme dans l’Église pour ces sortes d’opinions, et si ce n’est pas rebuter les gens par une rigueur inutile et hors de saison que de condamner si aisément toute sorte de sentiments qui n’ont rien de commun avec la foi.

Peut-on nier que chaque chose, soit genre, espèce ou individu, a une notion accomplie, selon laquelle Dieu la conçoit, qui conçoit tout parfaitement, c’est-à-dire une notion qui enferme ou comprend tout ce qu’on peut dire de la chose ; et peut-on nier que Dieu peut former une telle notion individuelle d’Adam ou d’Alexandre, qui comprend tous les attributs, affections, accidents, et généralement tous les prédicats de ce sujet. Enfin, si saint Thomas a pu soutenir que toute intelligence séparée diffère spécifiquement de toute autre, quel mal y aura-t-il d’en dire autant de toute personne, et de concevoir les individus comme les dernières espèces, pourvu que l’espèce soit prise non pas physiquement, mais métaphysiquement ou mathématiquement. Car dans la physique, quand une chose engendre son semblable, on dit qu’ils sont d’une même espèce, mais dans la métaphysique ou dans la géométrie specie differre dicere possumus quœcumque differentiam habent in notione in se explicabili consistentem, ut duæ ellipses, quarum una habet duos axes majorem et minorem in ratione dupla, altera in tripla. At vero duæ ellipses, quæ non ratione axium adeoque nulle discrimine in se explicabili, sed sola magnitudine seu comparatione differunt, specificam differentiam non habent. Sciendum est tamen entia completa sola magnitudine differre non passe.


Leibniz à Arnauld.

À Monsieur Arnauld, Nuremberg, 14 janvier 1688.
Monsieur,

Vous aurez peut-être vu dans les Nouvelles de la République des lettres du mois de septembre ce que j’ai répliqué à M. l’abbé C. C’est une chose étrange de voir que bien des gens répondent non pas à ce qu’on leur dit, mais à ce qu’ils s’imaginent. Voilà ce que M. l’abbé a fait jusqu’ici. C’est pourquoi il a fallu briser court, et le ramener à la première objection. J’ai pris seulement occasion de cette dispute de proposer un problème géométrico-mécanique des plus curieux et que je venais de résoudre, qui est de trouver une ligne que j’appelle isochrone dans laquelle le corps pesant descend uniformément et approche également de l’horizon en temps égaux, nonobstant l’accélération qui lui est imprimée, que je récompense par le changement continuel de l’inclination. Ce que j’ai fait afin de faire dire quelque chose d’utile et de faire sentir à monsieur l’abbé que l’analyse ordinaire des cartésiens se trouve bien courte dans les problèmes difficiles. J’y ai réussi en partie. Car M. Hugens en a donné la solution dans les Nouvelles d’octobre. Je savais assez que M. Hugens le pouvait faire, c’est pourquoi je ne n’attendais pas qu’il en prendrait la peine, ou au moins qu’il publierait sa solution et dégagerait monsieur l’abbé. Mais, comme la solution de M. Hugens est énigmatique en partie, apparemment pour reconnaître si je l’ai eue aussi, je lui en envoie le supplément, et cependant nous verrons ce qu’en dira M. l’abbé. Il est vrai que, lorsqu’on sait une fois la nature de la ligne que M. Hugens a publiée, le reste s’achève par l’analyse ordinaire. Mais sans cela la chose est difficile. Car la converse des tangentes ou data tangentium proprietate invenire lineam, où se réduit ce problème proposé, est une question dont M. Descartes lui-même a avoué dans ses lettres n’être pas maître. Car le plus souvent elle monte aux transcendantes, comme je l’appelle, qui sont de nul degré, et quand elle s’abaisse aux courbes d’un certain degré, comme il arrive ici, un analyste ordinaire aura de la peine à le reconnaître.

Au reste, je souhaiterais de tout mon cœur que vous puissiez avoir le loisir de méditer une demi-heure sur mon objection contre les Cartésiens que monsieur l’abbé tâche de résoudre. Vos lumières et votre sincérité m’assurent que je vous ferais toucher le point, et que vous reconnaîtriez de bonne foi ce qui en est. La discussion n’est pas longue, et l’affaire est de conséquence, non seulement pour les mécaniques, mais encore en métaphysique, car le mouvement en lui-même séparé de la force est quelque chose de relatif seulement, et on ne saurait déterminer son sujet. Mais la force est quelque chose de réel et d’absolu, et son calcul étant différent de celui du mouvement, comme je démontre clairement, il ne faut pas s’étonner que la nature garde la même quantité de la force et non pas la même quantité du mouvement. Cependant il s’ensuit qu’il y a dans la nature quelque autre chose que l’étendue et le mouvement, à moins que de refuser aux choses toute la force ou puissance, ce qui serait les changer de substances, qu’ils sont, en modes ; comme fait Spinosa, qui veut que Dieu seul est une substance, et que toutes les autres choses n’en sont que des modifications. Ce Spinosa est plein de rêveries bien embarrassées, et ses prétendues démonstrations de Deo n’en ont pas seulement le semblant. Cependant je tiens qu’une substance créée n’agit pas sur une autre dans la rigueur métaphysique, c’est-à-dire avec une influence réelle. Aussi ne saurait-on expliquer distinctement en quoi consiste cette influence, si ce n’est à l’égard de Dieu, dont l’opération est une création continuelle, et dont la source est la dépendance essentielle des créatures. Mais, afin de parler comme les autres hommes, qui ont raison de dire qu’une substance agit sur l’autre, il faut donner une autre notion à ce qu’on appelle action, ce qu’il serait trop long de déduire ici, et au reste je me rapporte à ma dernière lettre qui est assez prolixe.

Je ne sais si le P. Malebranche a répliqué à ma réponse donnée dans quelques mois d’été de l’année passée, où je mets en avant encore un autre principe général, servant en mécanique comme en géométrie, qui renverse manifestement tant les règles du mouvement de Descartes que celles de ce Père, avec ce qu’il a dit dans les Nouvelles pour les excuser.

Si je trouve un jour assez de loisir, je veux achever mes méditations sur la caractéristique générale ou manière de calcul universel, qui doit servir dans les autres sciences comme dans les mathématiques. J’en ai déjà de beaux essais, j’ai des définitions, axiomes, théorèmes et problèmes fort remarquables de la coïncidence, de la détermination (ou de de unico), de la similitude, de la relation en général, de la puissance ou cause, de la substance, et partout je procède par lettres d’une manière précise et rigoureuse, comme dans l’algèbre. J’en ai même quelques essais dans la jurisprudence, et on peut dire en vérité qu’il n’y a point d’auteurs, dont le style approche davantage de celui des géomètres, que le style des jurisconsultes dans les Digestes. Mais comment, me direz-vous, peut-on appliquer ce calcul aux matières conjecturales ? Je réponds que c’est comme MM. Pascal, Hugens et autres ont donné des démonstrations de alea. Car on peut toujours déterminer le plus probable et le plus sûr autant qu’il est possible de connaître ex datis.

Mais je ne dois pas vous arrêter davantage, et peut-être est-ce déjà trop. Je n’oserais pas le faire si souvent, si les matières, sur lesquelles j’ai souhaité d’apprendre votre jugement, n’étaient importantes. Je prie Dieu de vous conserver encore longtemps, afin que nous puissions profiter toujours de vos lumières, et je suis avec zèle,

Monsieur, etc.


Leibniz à Arnauld.

Monsieur,

Je suis maintenant sur le point de retourner chez moi, après un long voyage entrepris par ordre de mon prince, servant pour des recherches historiques où j’ai trouvé des diplômes, titres et preuves indubitables, propres à justifier la commune origine des sérénissimes maisons de Brunswick et d’Este que MM. Justel, du Cange et autres avaient grande raison de révoquer en doute, parce qu’il y avait des contradictions et faussetés dans les historiens d’Este à cet égard avec une entière confusion des temps et des personnes. À présent, je pense à me remettre et à reprendre le premier train ; et vous ayant écrit il y a deux ans, un peu avant mon départ, je prends cette même liberté pour m’informer de votre santé et pour vous faire connaître combien les idées de votre mérite éminent me sont toujours présentes dans l’esprit. Quand j’étais à Rome, je vis la dénonciation d’une nouvelle lettre qu’on attribuait à vous ou à vos amis. Et depuis, je vis la lettre du R. P. Mabillon à un de mes amis, où il y avait que l’Apologie du R. P. Le Tellier pour les missionnaires contre La Morale Pratique des Jésuites avait donné à plusieurs des impressions favorables à ces Pères, mais qu’il avait entendu que vous y aviez répliqué, et qu’on disait que vous y aviez annihilé géométriquement les raisons de ce Père. Tout cela m’a fait juger que vous êtes encore en état de rendre service au public, et je prie Dieu que ce soit pour longtemps. Il est vrai qu’il y va de mon intérêt ; mais c’est un intérêt louable, qui me peut donner moyen d’apprendre, soit en commun avec tous les autres qui liront vos ouvrages, soit en particulier, lorsque vos jugements m’instruiront, si le peu de loisir que vous avez me permet d’espérer encore quelquefois cet avantage.

Comme ce voyage a servi en partie à me délasser l’esprit des occupations ordinaires, j’ai eu la satisfaction de converser avec plusieurs habiles gens, en matière de sciences et d’érudition et j’ai communiqué, à quelques-uns mes pensées particulières, que vous savez, pour profiter de leurs doutes et difficultés ; et il y en a eu qui, n’étant pas satisfaits des doctrines communes, ont trouvé une satisfaction extraordinaire dans quelques-uns de mes sentiments ; ce qui m’a porté à les coucher par écrit, afin qu’on les puisse communiquer plus aisément ; et peut-être en ferai-je imprimer un jour quelques exemplaires sans mon nom, pour en faire part à des amis seulement, afin d’en avoir leur jugement. Je voudrais que vous les puissiez examiner premièrement, et c’est pour cela que j’en ai fait l’abrégé que voici.

Le corps est un agrégé de substances, et ce n’est pas une substance à proprement parler. Il faut, par conséquent, que partout dans le corps il se trouve des substances indivisibles, ingénérables et incorruptibles, ayant quelque chose de répondant aux âmes. Que toutes ces substances ont toujours été et seront toujours unies à des corps organiques diversement transformables. Que chacune de ces substances contient dans sa nature « legem continuationis seriei suarum operationum », et tout ce qui lui est arrivé et arrivera. Que toutes ses actions viennent de son propre fond, excepté la dépendance de Dieu. Que chaque substance exprime l’univers tout entier, mais l’une plus distinctement que l’autre, surtout chacune à l’égard de certaines choses et selon son point de vue. Que l’union de l’âme avec le corps, et même l’opération d’une substance sur l’autre, ne consiste que dans ce parfait accord mutuel établi exprès par l’ordre de la première création, en vertu duquel chaque substance, suivant ses propres lois, se rencontre dans ce que demandent les autres ; et les opérations de l’une suivent ou accompagnent ainsi l’opération ou le changement de l’autre. Que les intelligences ou âmes capables de réflexion et de la connaissance des vérités éternelles et de Dieu ont bien des privilèges qui les exemptent des révolutions des corps. Que pour elles il faut joindre les lois morales aux physiques. Que toutes les choses sont faites pour elles principalement. Qu’elles forment ensemble la république de l’univers, dont Dieu est le monarque. Qu’il y a une parfaite justice et police observée dans cette cité de Dieu, et qu’il n’y a point de mauvaise action sans châtiment, ni de bonne sans une récompense proportionnée. Que plus on connaîtra les choses, plus on les trouvera belles et conformes aux souhaits qu’un sage pourrait former. Qu’il faut toujours être content de l’ordre du passé, parce qu’il est conforme à la volonté de Dieu absolue, qu’on connaît par l’événement ; mais qu’il faut tâcher de rendre l’avenir, autant qu’il dépend de nous, conforme à la volonté de Dieu présomptive ou à ses commandements, orner notre Sparte et travailler à faire du bien, sans se chagriner pourtant lorsque le succès y manque, dans la ferme créance que Dieu saura trouver le temps le plus propre aux changements en mieux. Que ceux qui ne sont pas contents de l’ordre des choses ne sauraient se vanter d’aimer Dieu comme il faut. Que la justice n’est autre chose que la charité du sage. Que la charité est une bienveillance universelle, dont le sage dispense l’exécution conformément aux mesures de la raison, afin d’obtenir le plus grand bien. Et que la sagesse est la science de la félicité ou des moyens de parvenir au contentement durable, qui consiste dans un acheminement continuel à une plus grande perfection, ou au moins dans la variation d’un même degré de perfection.

À l’égard de la physique, il faut entendre la nature de la force toute différente du mouvement, qui est quelque chose de plus relatif. Qu’il faut mesurer cette force par la quantité de l’effet. Qu’il y a une force absolue, une force directive et une force respective. Que chacune de ces forces se conserve dans le même degré dans l’univers ou dans chaque machine non communicante avec les autres et que les deux dernières forces, prises ensemble, composent la première ou l’absolue. Mais qu’il ne se conserve pas la même quantité de mouvement, puisque je montre qu’autrement le mouvement perpétuel serait tout trouvé, et que l’effet serait plus puissant que sa cause.

Il y a déjà quelque temps que j’ai publié dans les Actes de Leipsig un Essai physique, pour trouver les causes physiques des mouvements des astres. Je pose pour fondement que tout mouvement d’un solide dans le fluide, qui se fait en ligne courbe, ou dont la vélocité est continuellement difforme, vient du mouvement du fluide même. D’où je tire cette conséquence que les astres ont des orbes déférents, mais fluides. J’ai démontré une proposition importante générale que tout corps qui se meut d’une circulation harmonique (c’est-à-dire en sorte que les distances du centre étant en progression arithmétique, les vélocités soient en progression harmonique, ou réciproques aux distances), et qui a de plus un mouvement paracentrique, c’est-à-dire de gravité ou de lévité à l’égard du même centre (quelque loi que garde cette attraction ou répulsion), a les aires nécessairement comme les temps, de la manière que Képler l’a observée dans les planètes. Puis considérant, ex observationibus, que ce mouvement est elliptique, je trouve que la loi du mouvement paracentrique, lequel, joint à la circulation harmonique, décrit des ellipses, doit être telle que les gravitations soient réciproquement comme les carrés des distances, c’est-à-dire comme les illuminations ex sole.

Je ne vous dirai rien de mon calcul des incréments ou différences, par lequel je donne les touchantes sans lever les irrationalités et fractions, lors même que l’inconnue y est enveloppée, et j’assujettis les quadratures et problèmes transcendants à l’analyse. Et je ne parlerai pas non plus d’une analyse toute nouvelle, propre à la géométrie, et différente entièrement de l’algèbre ; et moins encore de quelques autres choses, dont je n’ai pas encore eu le temps de donner des essais, que je souhaiterais de pouvoir toutes expliquer en peu de mots, pour en avoir votre sentiment, qui me servirait infiniment, si vous aviez autant de loisir que j’ai de déférence pour votre jugement. Mais votre temps est trop précieux, et ma lettre est déjà assez prolixe ; c’est pourquoi je finis ici, et je suis avec passion,

Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur,

Autre réduction des deux paragraphes précédents.

Il y a déjà quelque temps que j’ai publié dans les Actes de Leipsig un essai pour trouver les causes physiques du mouvement des astres. Je pose pour fondement que tout mouvement d’un solide dans un fluide, qui se fait en ligne courbe, ou dont la vélocité est essentiellement difforme, vient du mouvement du fluide même. D’où je tire cette conséquence que les astres ont des orbes déférents, mais fluides, qu’on peut appeler tourbillons avec les Anciens et M. Descartes. Je crois qu’il n’y a point de vide ni atome, que ce sont des choses éloignées de la perfection des ouvrages de Dieu, et que tous les mouvements se propagent d’un corps à tout autre corps, quoique plus faiblement aux distances plus grandes. Supposant que tous les grands globes du monde ont quelque chose d’analogue avec l’aimant, je considère qu’outre une certaine direction qui fait qu’ils gardent le parallélisme de l’axe, ils ont une espèce d’attraction d’où naît quelque chose de semblable à la gravité, qu’on peut concevoir en supposant des rayons d’une matière qui tache de s’éloigner du centre, qui pousse par conséquent vers le centre les autres qui n’ont pas le même effort. Et comparant ces rayons d’attraction avec ceux de la lumière, comme les corps sont illuminés, de même seront-ils attirés en raison réciproque des carrés des distances. Or ces choses s’accordent merveilleusement avec les phénomènes, et, Képler ayant trouvé généralement que les aires des orbites des astres taillées par les rayons tirés du soleil à l’orbite sont comme les temps, j’ai démontré une proposition importante générale, que tout corps qui se meut d’une circulation harmonique (c’est-à-dire en sorte que, les distances du centre étant en progression arithmétique, les vélocités sont en harmoniques ou réciproques aux distances), et qui a de plus un mouvement paracentrique, c’est-à-dire de gravité ou de lévité à l’égard du même centre (quelque loi que garde cette attraction ou répulsion), a les aires nécessairement comme les temps, de la manière que Képler a observée. Dans les planètes je conclus que les orbes fluides déférents des planètes circulent harmoniquement, et j’en rends encore raison à priori ; puis, considérant ex observationibus que ce mouvement est elliptique, je trouve que la loi du mouvement paracentrique (lequel, joint à la circulation harmonique, décrit des ellipses) doit être tel que les gravitations soient réciproquement comme les carrés des distances, c’est-à-dire justement comme nous l’avons trouvé ci-dessus à priori par les lois de la radiation. J’en déduis depuis des particularités et toutes les choses sont ébauchées dans ce que j’ai publié dans les Actes de Leipsig il y a déjà quelque temps.

Leibniz
À Venise, ce 23 mars 1690.

  1. Leibniz écrit toujours Arnaud de cette manière.
  2. Grotefend et Gehrardt : Du loi.
  3. Leibniz a mis en marge : « Je n’ai jamais approuvé ce sentiment. »
  4. Gehrardt supprime : Dans ces principes.
  5. Grotefend :Réfutait.
  6. Grotefend : Dieu a estre.
  7. Grotefend : Et désaveu.
  8. Ici s’arrête la lettre publiée par Grotefend. M. Gehrardt y a ajouté les lignes suivantes, extraites de la Correspondance de Leibniz et du Landgrave de Hesse, publiée par Rommel en 2  vol. en 1847 (Francfort-suir-le-Mein) : « …quoique Charlemagne en ait usé de même à peu près contre les Saxons, en les forçant à la religion l’épée à la gorge. » Maintenant, nous avons ici M. Loti, qui nous apporte son Histoire-de Genève en cinq volumes, dédiée a la maison de Brunswick. Je ne sais quel rapport il y a trouvé. Il dit d’assez jolies choses quelquefois et est un homme de bon entretien.
  9. Gehrardt donne ici dans son édition une lettre du Landgrave de Hesse à Leibniz qui n’a aucun rapport avec les controverses philosophiques d’Arnauld ; nous la supprimons, ainsi que l’a fait M. Grotefend.
  10. Leibniz a mis à la marge : « J’ai changé ces remarques avant que de les envoyer. » Il les a reproduites dans la lettre suivante.
  11. Leibniz a mis en marge : entendu.
  12. Leibniz a corrigé ainsi : en seraient coulés.
  13. Qui le porte à exécuter.
  14. Cette réplique s’est égarée.
  15. Dans un tout autre sens.
  16. Note à la marge du manuscrit : « Notio plana comprehendit omnia attribua rei v. g. caloris ; completa omnia predicata subjecti v. g. hujus calidi in substantivis individualibus coincidunt. »
  17. Leihniz a corrigé par le mot : éminent.
  18. Au lieu de : ou plutôt… — votre esprit, — Leihniz a corrige ainsi : En me rendant votre estime qui est un bien que je chériis infiniment.
  19. « Je souhaiterais de pouvoir faire voir la vérité de mes opinions aussi sûrement que leur innocence. »
  20. « En cas que l’envie : vous prît un jour de vous en divertir. »
  21. « Et même pour celui du public. »
  22. Leibniz a rayé toute cette phrase, depuis contenues dans mon abrégé jusqu’à pas petit.
  23. Dernier, premier. — Grotefend et Gehrardt intervertissent l’ordre de ces deux termes, mais il nous semble que l’ordre que nous donnons est le seul qui soit conforme au sens.
  24. Cette lettre est une première ébauche de la lettre suivante.
  25. Grotefend et Gehrardt donnent : soit, ce qui n’a aucun sens.
  26. Mot illisible. Gehrardt donne : à cause.
  27. Leibniz a mis en note ici : « S’il y a des agrégés de substances, il faut qu’il y ait aussi de véritables substances dont tous les agrégés soient faits. »
  28. Illisible.
  29. Gehrardt : Indivisible : contre-sens et même non-sens.
  30. Dans un autre projet de lettre, Leibniz avait rédigé le dernier paragraphe ci-dessus de la manière suivante :

    « J’ai vu la remarque de M. Catelan dans les Nouvelles de la République des Lettres du mois de juin, et je trouve que vous aviez deviné ce qui en est en disant que peut-être il n’a pas pris mon sens. Il l’a si peu pris que c’est une pitié. Il met en avant trois propositions, et disant que j’y trouve de la contradiction, il s’attache à les prouver et à les concilier, et, cependant, bien loin que j’y aie jamais trouvé la moindre difficulté ou contradiction, c’est par leur conjonction que je prétends d’avoir démontre la fausseté du principe cartésien. Voila ce que c’est que d’avoir affaire à des gens qui traitent les choses à la légère. Le bon est qu’il a déclaré si nettement en quoi il se trompait ; autrement nous aurions peut-être encore battu bien du pays. Dieu nous garde d’un tel antagoniste en morale ou en métaphysique, mais surtout en théologie : il n’y aurait pas moyen de sortir d’affaire. »

  31. Ici la lettre est interrompue.
  32. Cette lettre, suivant Gehrardt, est adressée à Arnauld ; suivant Grotefend, au landgrave de Hesse ; nous croyons que c’est celui-ci qui a raison.