Correspondance de Leibniz et d’Arnauld (Félix Alcan)/2

Correspondance de Leibniz et d’Arnauld — A. Arnauld au landgrave, 13 mars 1686
Œuvres philosophiques de Leibniz, Texte établi par Paul JanetFélix Alcantome premier (p. 503-504).

A. Arnauld au landgrave.

extrait d’une lettre de M. A. A. du 13 mars 1686.
13 mars 1686.

J’ai reçu, Monseigneur, ce que V. A. m’a envoyé des pensées métaphysiques de M. Leibniz comme un témoignage de son affection et de son estime dont je lui suis bien obligé ; mais je me suis trouvé si occupé depuis ce temps-là, que je n’ai pu lire son écrit que depuis trois jours. Et je suis présentement si enrhumé, que tout ce que je puis faire est de dire en deux mots à V. A. que je trouve dans ces pensées tant de choses qui m’effrayent, et que presque tous les hommes, si je ne me trompe, trouveront si choquantes, que je ne vois pas de quelle utilité pourrait être un écrit qui apparemment sera rejeté de tout le monde. Je n’en donnerai par exemple que ce qu’il en dit en l’article 13. « Que la notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais, » etc. Si cela est, Dieu a été libre de créer (ou de ne pas créer Adam : mais supposant qu’il l’ait voulu créer), tout ce qui est depuis arrivé au genre humain, et qui lui arrivera à jamais, a dû et doit arriver par une nécessité plus que fatale. Car la notion individuelle d’Adam a enfermé qu’il aurait tant d’enfants, et la notion individuelle de chacun de ces enfants tout ce qu’ils feraient et tous les enfants qu’ils auraient : et ainsi de suite. Il n’y a donc pas plus de liberté en Dieu à l’égard de tout cela, supposé qu’il ait voulu créer Adam, que de prétendre qu’il a été libre à Dieu, en supposant qu’il m’a voulu créer, de ne point créer de nature capable de penser. Je ne suis point en état d’étendre cela davantage ; mais M. Leibniz m’entendra bien, et peut-être qu’il ne trouve pas, d’inconvénient à la conséquence que je tire. Mais s’il n’en trouve pas, il a sujet de craindre qu’il ne soit seul de son sentiment. Et si je me trompais en cela, je le plaindrais encore davantage. Mais je ne puis m’empêcher de témoigner à V. A. ma douleur, de ce qu’il semble que c’est l’attache qu’il a à ces opinions-là, qu’il a bien cru qu’on aurait peine à souffrir dans l’Église catholique, qui l’empêche d’y entrer, quoique, si je m’en souviens bien, V. A. l’eût obligé de reconnaître, qu’on ne peut douter raisonnablement que ce ne soit la véritable Église[1]. Ne vaudrait-il pas mieux qu’il laissât là ces spéculations métaphysiques qui ne peuvent être d’aucune utilité ni à lui ni aux autres, pour s’appliquer sérieusement à la plus grande affaire qu’il puisse jamais avoir, qui est d’assurer son salut en rentrant dans l’Église, dont les nouvelles sectes n’ont pu sortir qu’en se rendant schismatiques ? Je lus hier par rencontre une lettre de saint Augustin, où il résout diverses questions qu’avait proposées un payen qui témoignait se vouloir faire chrétien, mais qui différait toujours de le faire. Et il dit à la fin, ce qu’on pourrait appliquer à notre ami : « Sunt innumerabiles questionnes, quaenon sunt finiendæ ante fidem, ne finiatur vita sine fide. »

  1. Leibniz a mis en marge : « Je n’ai jamais approuvé ce sentiment. »