Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 142

Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 316-318).

142.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 26 avril 1776.

Je vous envoie, mon cher et illustre ami, le prospectus que nous venons de publier pour le prix de 1778[1]. Vous avez pu apprendre récemment par les nouvelles publiques que le prix avait été remis, et franchement, toutes réflexions faites, il nous a paru que la pièce envoyée de Pétersbourg, quel qu’en soit l’auteur (ou Euler le père, ou Euler le fils, ou Lexell, ou XX) n’était pas assez bonne pour l’obtenir. Vous en verrez les raisons en abrégé dans le prospectus, et, dût-on se plaindre encore à Pétersbourg, comme on a déjà fait dans d’autres occasions, et dire que nous réservons les prix pour Berlin et pour vous, nous ne pouvons en conscience avoir aucun scrupule sur cette remise.

Je compte donc sur la promesse que vous m’avez faite de travailler à ce sujet ; vous verrez par le prospectus que nous ne vous demandons point de ces calculs arithmétiques qui pourraient vous rebuter. Travaillez donc, et ajoutez ce nouveau laurier à tous ceux dont vous êtes déjà si couvert, et à si juste titre.

J’avais plus de désir que d’espérance de pouvoir vous embrasser cette année ; cette espérance est aujourd’hui totalement anéantie. Outre que la rigueur de cet hiver a encore diminué ce qui me restait de santé et de force, outre qu’il m’est impossible en ce moment de quitter Paris pour quelques affaires indispensables qui m’y retiennent, je passe mes tristes journées auprès d’une ancienne amie malade, languissante et dans le plus grand danger, qui a besoin de consolation, de société et de secours, et qu’il m’est impossible d’abandonner[2]. Plaignez-moi et prenez part à ma peine, car elle est grande, et l’espérance d’en sortir est bien faible.

Il est vrai que j’ai recommandé très instamment au Roi M. Beguelin ; mais par la réponse (d’ailleurs très favorable) qu’il m’a faite, je crains qu’il ne se soit trompé et qu’il n’ait cru que je lui parlais de M. Weguelin[3]. Je tâcherai de le détromper dans ma réponse. Si je n’oblige pas M. Beguelin, assurez-le bien que ce ne sera pas ma faute, et faites-lui mille compliments de ma part.

C’est moi qui ai parlé à Sa Majesté du chimiste suédois dont votre Lettre fait mention. Ne trouvant point ici, comme vous le désiriez, de personnes qui pussent ou qui voulussent aller succéder à M. Margraff, j’ai appris qu’il y avait en Suède (à Stockholm ou à Upsal) un très habile homme en ce genre, nommé, si je ne me trompe, M. Scheele[4], et j’en ai parlé au Roi, mais sans aller plus loin ; le Roi même ne m’a rien répondu à ce sujet. Vous ferez de cette confidence l’usage que vous jugerez convenable ; et je ferai moi-même à ce sujet ce que vous désirerez.

Je vous serai très obligé, puisque cela ne vous contraindra pas trop, de m’envoyer la copie de mes anciennes objections sur votre théorie des ressorts, avec vos réponses. Je voudrais reprendre cette matière, que j’ai entièrement perdue de vue ; tout ce que je vous ai écrit là-dessus sera pour moi aussi nouveau que le serait l’Ouvrage d’un autre, et je veux savoir s’il y a à tout cela le sens commun, de quoi je doute beaucoup. Je travaille de loin à loin à quelques matériaux pour un septième Volume d’Opuscules, qui, jusqu’à présent au moins, n’ont rien de fort intéressant pour vous, mais qui servent au moins à me distraire et à me faire supporter la vie.

Je lirai avec grand plaisir, et sûrement avec grand profit, votre théorie des intégrales particulières, que j’attends avec impatience, ainsi que vos autres Mémoires du Volume de 1774.

Notre ami Condorcet vous embrasse et vous fait mille compliments. Adieu, mon cher et illustre ami ; présentez, je vous prie, mes très humbles respects à votre illustre Compagnie, et faites mille compliments pour moi à MM. Lambert, Formey, Thiébault, Borelly, et à tous ceux qui veulent bien se souvenir de moi. J’écris à M. Bitaubé par le même courrier ; c’est pour cela que je ne vous fais pas mention de lui.

À Monsieur de la Grange, des Académies royales des Sciences
de France et de Prusse, à Berlin.
(En note : Répondu le 17 juin envoyé en même temps l’extrait des Lettres du 8 novembre 1771 et 25 mars 1772, avec des réponses aux objections y contenues.)

  1. Voir le Recueil de l’Académie des Sciences, année 1776, Histoire, p. 48.
  2. Mlle Lespinasse mourut à Paris le 23 mai 1776.
  3. En effet, le 17 mars 1776, Frédéric écrivait à d’Alembert : « Pour M. Beguelin, dont je connais le mérite, je ne négligerai pas, en temps et lieu, d’avoir égard à votre recommandation. (Œuvres, XXV, p. 40.)

    Jacques Weguelin ou Wegelin, historien, érudit, né à Saint-Gall le 19 juin 1721, mort à Berlin le 8 septembre 1791. Il était membre de l’Académie depuis le 13 novembre 1766.

  4. Charles-Guillaume Scheele, né le 29 décembre 1742 à Stralsund, mort le 24 mai 1786 à Kœping.