Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 120

Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 274-276).

120.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 6 décembre 1773.

Mon cher et illustre ami, je viens de lire une Lettre que vous avez écrite à M. de Condorcet[1] et dans laquelle vous vous plaignez de mon long silence, en paraissant craindre que je ne sois indisposé contre vous. Et d’où pourrais-je l’être, mon cher ami, moi qui n’ai jamais eu qu’à me louer de vos procédés à mon égard, et dont l’estime et l’attachement pour vous augmentent tous les jours ? Mais une fatalité dont je n’ai pas été le maître a été cause de ce long silence. Je vous avais écrit au mois de septembre dernier par M. le comte de Crillon, qui comptait être à Berlin dans les premiers jours d’octobre. Il a jugé à propos de changer l’ordre de son voyage dans les cours du Nord et finira peut-être par Berlin, par où il devait commencer, et Dieu sait quand vous aurez ma Lettre. Je comptais depuis vous écrire par M. de Catt, à qui je dois aussi une réponse ; mais une Lettre que j’attends de M. Bitaubé m’a empêché jusqu’à ce moment d’écrire à M. de Catt. Enfin je prends mon parti de vous écrire directement par la poste et de vous renouveler l’assurance de tous les sentiments que vous m’avez si justement inspirés.

M. de Condorcet vous répondra bientôt et dès qu’il pourra vous envoyer ses nouveaux Mémoires imprimés. Ne doutez point que nous recevions et n’imprimions avec empressement les Mémoires que vous nous destinez. Quant à la pièce pour le prix dont vous parlez à M. de Condorcet, vous pouvez dire à l’auteur qu’il ne dépendra pas de moi qu’elle ne soit admise, d’autant (soit dit entre nous) que nous n’en avons point d’autre. Je serais même fort d’avis, si la pièce le mérite, comme je le présume, de lui donner le prix, afin de nous débarrasser enfin de cette théorie de la Lune, qui pourrait bien commencer à ennuyer les savants si nous la tenions plus longtemps sur le tapis. Au pis aller, le prix serait double en 1776, et l’auteur, vraisemblablement, n’y perdrait rien.

J’admire et je respecte, mon cher ami, la modestie avec laquelle vous parlez de vos excellentes productions, tandis que nous avons ici le jésuite Boscovich[2], qui, à force de parler aux femmes de la cour des belles choses qu’il a faites, et que nous ignorons tous deux, s’est fait déjà donner 8000 livres de pension, en attendant mieux, pour avoir, dit-il, un carrosse dont il ne saurait se passer.. Il prétend, de plus, forcer la porte de l’Académie et s’y faire recevoir incessamment, quoiqu’il n’y ait pas même de place vacante ; c’est ce qu’il faudra voir. Vous ét lui êtes une preuve bien sensible de ce que vous me disiez il y a quelque temps, que les prétentions sont en raison inverse du mérite.

J’ai vu ici M. le marquis de Rossignano, votre compatriote, qui vous a vu à Turin, qui me paraît homme d’esprit, et avec lequel j’ai beaucoup parlé de vous. Il pense, ainsi que moi, que vous ferez très-bien de ne quitter Berlin qu’à bonnes enseignes. La patrie est où l’on se trouve heureux et libre.

Dites, je vous prie, à M. Bitaubé que j’attends au premier jour la réponse à la Lettre que je lui ai écrite vers le milieu du mois dernier, et qu’à l’instant j’écrirai les Lettres qu’il désire. Dites-lui aussi que j’ai enfin reçu hier au soir, 5 décembre, son powd me de Guillaume[3], que je vais le lire avec attention et que je lui en parlerai en détail quand je l’aurai lu.

Vous m’avez annoncé, dans votre dernière Lettre, quelques remarques sur mon sixième Volume. Vous me ferez grand plaisir de me les communiquer, à votre grande commodité. Vous savez tout le prix que j’attache à vos observations. Je voudrais savoir ce que vous pensez de ma nouvelle méthode pour le mouvement des fluides. Il me semble qu’elle pourrait servir de base à une Hydrodynamique toute nouvelle et qu’elle expliquerait mieux les phénomènes que la mauvaise théorie du chevalier de Borda. Mais je ne sais si je pourrai en tirer grand parti, malgré tout le désir que j’en ai. Je ne sais pas encore quand je reprendrai le travail géométrique. Je me trouve beaucoup mieux pour ma santé, mais beaucoup plus mal pour mon plaisir, de l’avoir suspendu. En attendant, j’écris l’histoire de l’Académie française et de nos académiciens, sur laquelle j’aimerais fort à être à portée de vous consulter, car vous êtes bon à consulter là-dessus comme sur un problème.

M. de la Lande est depuis plus de huit jours à Versailles, où il intrigue avec son ami Boscovich ; c’est ce qui fait que je n’ai pu lui parler au sujet de l’envoi pour l’ambassadeur de Naples. Il me semble que le dernier paquet qu’il m’a remis de votre part est celui qui contenait le Volume de 1771, et il n’y avait rien pour cet ambassadeur. Je sais qu’il (l’ambassadeur) a reçu votre Algèbre du libraire. Peut-être y a-t-il en route quelque autre envoi que nous n’avons point encore reçu. J’éclaircirai cela avec M. de la Lande. Adieu, mon cher et illustre ami aimez-moi toujours. Je vous embrasse tendrement. Le marquis de Condorcet a fait un éloge excellent de feu M. Fontaine[4].

À Monsieur de la Grange,
directeur de la Classe mathématique de l’Académie royale
des Sciences et Belles-Lettres de Prusse, à Berlin.
(En note : Répondu le 20 décembre 1773.)

  1. Probablement la Lettre du 1er décembre 1772, que l’on trouvera dans le Volume suivant (t. XIII, 2e Partie).
  2. Roger-Joseph Boscovich, mathématicien, jésuite, né à Raguse le 18 mai 1711, mort à Milan le 12 février 1787.
  3. Guillaume de Nassau, poème en dix chants, Amsterdam, 1773, in-8o.
  4. Il est imprimé dans les Mémoires de l’Académie des Sciences, année 1771, Histoire, p. 105-117.