Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 112

Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 256-260).

112.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 19 janvier (1773).

Mon cher et illustre ami, pour répondre à la confiance que vous me témoignez dans votre dernière Lettre du 1er janvier, je vais vous dire avec toute la sincérité possible ce que je pense sur l’affaire dont il s’agit. Je suis d’abord très-convaincu que l’Académie ferait une excellente acquisition dans la personne dont vous me parlez ; cette acquisition serait même d’autant plus importante pour elle, que la Classe de Mathématiques est très-mince, n’étant composée que de MM. de Castillon, Bernoulli et moi ; ainsi vous jugez bien que je serais très-charmé et flatté de pouvoir contribuer en quelque manière à rendre ce service à l’Académie et à ma Classe en particulier. Mais 1o je suis bien éloigné de croire que j’aie auprès du Roi le crédit nécessaire pour faire réussir une pareille affaire, et je craindrais même qu’il ne trouvât mauvais que je prisse la liberté de lui en écrire ; 2o je doute fort que l’Académie voulût faire, à ma réquisition, quelque démarche pour cela auprès de Sa Majesté, car je ne pourrais guère compter sur les voix des membres de ma Classe, et encore moins sur celles des autres ; d’ailleurs je ne regarde pas sa recommandation comme fort efficace, puisque, une seule fois qu’elle s’est hasardée à proposer au Roi quelques sujets pour la Classe de Philosophie, elle n’a reçu aucune réponse. Tout bien considéré, je crois que le mieux ce sera que vous proposiez vous-même directement et immédiatement à Sa Majesté la personne en question. Si elle est acceptée, l’affaire est faite, et l’Académie recevra ordre de la mettre au nombre de ses membres et de lui assigner la pension sur sa caisse c’est de quoi j’ai déjà vu plusieurs exemples. Je vous conseillerais même de ne faire aucune mention de moi dans la Lettre que vous écrirez au Roi dans cet objet, et cela pour éviter tout air de cabale, qui ne pourrait que nuire au succès de l’affaire. Voilà, mon cher ami, mon avis sur la meilleure manière de traiter cette affaire. Quant à la pension, je crois comme vous qu’elle ne doit pas être au-dessous de 1000 écus, argent de ce pays, et je compte qu’avec cela votre ami pourra vivre ici aussi bien qu’avec 2000 livres à Paris. Il est vrai que la plupart de mes confrères ont des pensions moindres, mais aussi se plaignent-ils, et je ne voudrais pas qu’il vînt ici augmenter le nombre des mécontents. Comme je n’ai aucune part au maniement des affaires économiques de l’Académie, par la raison que vous pouvez voir à la page 7 de notre dernier Volume[1], je ne puis pas vous dire au juste combien sa caisse pourrait encore fournir par an, mais je crois bien qu’elle pourra encore supporter une pension de 1000 écus, et même au delà. Je crois avoir répondu à tous les articles de votre Lettre, mais, comme je m’intéresse véritablement pour la personne que vous désirez de servir, tant à cause de son propre mérite que parce qu’elle est de vos amis, je crois devoir encore ajouter deux mots, pour que vous puissiez prévenir cette personne sur quelques points essentiels : 1o il est très-rare que les académiciens reçoivent des augmentations de pension, quelque bien ou mal qu’ils soient, de sorte que, pour que votre ami ne soit jamais dans le cas de regretter d’être venu ici, il faut qu’il puisse se promettre d’avance d’être toujours également content de ce qu’il obtiendra à son arrivée ; 2o il faut que l’attrait des sciences et l’envie de s’y livrer entièrement soient assez forts en lui pour pouvoir lui tenir lieu des agréments et des avantages qui sont attachés au séjour et à la société de Paris. Toute personne qui peut se suture à elle-même et qui ne veut se mêler que de ce qui la regarde immédiatement peut être assurée de trouver ici toute la tranquillité nécessaire au bonheur d’un philosophe.

Il faut donc que votre ami se tâte bien là-dessus avant de s’engager à rien ; surtout je ne voudrais pas que le dépit de s’être vu préférer à l’Académie[2] un concurrent inférieur en mérite à lui entrât pour la moindre chose dans la résolution qu’il doit prendre ; car, au bout de quelque temps il commencerait à se repentir du parti qu’il aurait pris, surtout envoyant que ceux qui sont actuellement après lui auraient déjà fait leur chemin, tandis que lui en serait toujours au même point. Car, quoique dans votre Académie les pensions viennent assez tard, cependant il paraît que le titre d’académicien est une recommandation suffisante pour obtenir des places et des pensions étrangères ; on en voit un grand nombre d’exemples parmi vos confrères. Il y a encore une autre considération importante à faire sur cette matière c’est qu’il est bien difficile que quelqu’un s’expatrie sans conserver une espèce d’envie ou de velléité de retourner tôt ou tard dans son pays, et il me semble que les Français, et surtout les Parisiens, sont encore plus dans ce cas que ceux des autres nations. Il s’agit donc d’examiner si votre ami, en quittant la place qu’il a à Paris, pourrait conserver quelque espérance d’en obtenir encore quelqu’une lorsqu’il voudrait y retourner.

Je vous prie de vouloir bien lui faire mes compliments et de lui dire combien je serais charmé de l’avoir pour mon confrère. Comme la Lettre qu’il vient de m’écrire n’exige point une prompte réponse, j’attendrai à la faire que la chose dont il s’agit soit décidée en attendant, je vous prie toujours de l’assurer de mes très-humbles services en tout ce qui pourra dépendre de moi.

J’attends avec heaucoup d’empressement la suite de votre Ouvrage ; des recherches d’un autre genre m’ont empêché de continuer celles que j’avais commencées sur l’attraction des corps solides ; je les reprendrai dès que j’aurai lu les vôtres. Je vous écrirai au premier jour, en réponse à la Lettre du 18 novembre, et je récapitulerai les objections que vous m’avez faites sur la théorie des ressorts, avec mes réponses, autant que je pourrai m’en souvenir ; mais il faut que j’attende que je sois délivré de quelque autre chose qui m’occupe depuis quelque temps. J’enverrai sûrement quelque chose pour le Concours ; ma pièce roulera principalement sur l’équation séculaire de la Lune, sur laquelle je crois avoir trouvé des résultats dignes de quelque attention de la part des géomètres et des astronomes. J’enverrai peut-être aussi avant la fin de l’année un Mémoire à votre Académie, mais je vous en dirai auparavant le sujet, afin de savoir s’il mérite de lui être présenté. Je compte écrire bientôt à M. le marquis Caraccioli, à qui je vous prie de vouloir bien, en attendant, présenter les assurances de mon vif et respectueux attachement. Il ne me reste de papier que pour vous embrasser de tout mon cœur.

À Monsieur d’Alembert, secrétaire de l’Académie française,
membre de l’Académie des Sciences, etc., etc.,
rue Saint-Dominique ; vis-à-vis de Belle-Chasse, à Paris
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  1. « La dernière élection de six sujets, faite le 2 avril 1761, étant demeurée sans confirmation du Roi pendant trois ans, l’Académie reçut une Lettre du marquis d’Argens, en date du 6 janvier 1764, qui portait que l’intention de Sa Majesté était qu’on ne reçût à l’Académie aucun membre, jusqu’à ce qu’elle eût nommé un président, et qu’elle se réservait pour le présent le droit de nommer elle seule, jusqu’à ce temps, tous les membres que l’Académie recevrait. » [Nouveaux Mémoires de l’Académie royale de Berlin, année 1770 (parus en 1772), p. 7-8.]
  2. Voir plus haut, p. 255.