Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 086

Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 190-192).

86.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 20 décembre 1770.

Mon cher et illustre ami, j’ai reçu la Lettre que vous me fîtes l’honneur de m’écrire la veille de votre départ. Ma réponse l’aurait suivie de plus près si j’avais su comment vous la faire parvenir. On m’avait mandé de Turin que l’on vous attendait à tout moment, et j’étais déjà sur le point de vous écrire en Italie lorsque j’appris que vous aviez renoncé au voyage de ce pays-là et que vous vous borniez à courir par les provinces de France. J’ignore par quelle raison vous avez changé d’avis. Peut-être que nos montagnes couvertes de neige et bordées de précipices vous ont rebuté ; mais vous auriez trouvé par delà un pays charmant, où l’on vous attendait à bras ouverts et où l’on n’aurait rien négligé pour vous recevoir d’une manière conforme à votre mérite ; je ne désespère pas que la chose ne puisse avoir lieu une autre fois. Je vous conseillerais seulement de choisir le printemps plutôt que l’hiver pour un tel voyage, au risque même de ne pas voir quelques-uns de nos opéras, ce qui au fond n’est pas d’une grande importance.

Je vous remercie de tout mon cœur des pièces que vous avez bien voulu m’envoyer et qui font partie de vos Mémoires de 1768. J’ai lu avec la plus grande satisfaction vos recherches sur la libration de la Lune ; il me semble que vous les avez poussées aussi loin qu’il est possible et que vous avez presque entièrement épuisé ce sujet ; du moins je ne vois pas, pour le présent, qu’il soit aisé d’ajouter encore quelque chose à votre travail, et j’abandonne le dessein que j’avais depuis longtemps de revenir sur cette matière pour perfectionner la pièce que j’ai composée en 1763. Je suis charmé que vous m’ayez prévenu, d’autant plus que le sujet a infiniment gagné à passer par vos mains. Quant au Mémoire de M. Fontaine, je vous avoue que, malgré mon indifférence ou plutôt mon mépris pour les critiques, j’en ai été un peu indigné. Je ne sais pourquoi il en veut à moi depuis quelque temps, et surtout pourquoi il me traite d’une manière si grossière, après m’avoir donné autrefois tant de marques d’estime et d’amitié. Le souvenir de ses anciennes bontés pour moi a fait que je n’ai pas été fort sensible à la manière peu obligeante dont il a parlé de mon travail sur les maxima et minima ; aussi, dans un Mémoireque j’ai envoyé à Turin sur ce sujet, pour être imprimé dans le quatrième Volume des Mélanges, je me suis contenté de dire un mot de M. Fontaine et d’inviter les connaisseurs à juger de ses prétentions par la comparaison de son Ouvrage avec le mien ; mais, voyant qu’il revient à la charge et qu’il veut me provoquer à toute force, je crois devoir repousser son insolence, et je n’attends, pour faire imprimer un Mémoireque j’ai composé dans cet objet, que d’être assuré que le Volume de 1768 ait paru à Paris.

Nos Mémoires de 1768 ont paru, et ceux de 1769 sont sous presse et paraîtront dans deux mois. Je me suis déjà adressé à tout le monde pour avoir une occasion de vous faire parvenir le Volume de 1768, avec un exemplaire séparé de mes Mémoires pour le marquis de Condorcet ; mais jusqu’à présent mes peines ont été inutiles. Au pis aller, vous recevrez les deux Volumes à la fois dans le courant de l’année prochaine. Il n’a rien paru de M. Euler que ce que vous avez déjà, à l’exception de son Algèbre allemande que M. Bruysset, de Lyon, va imprimer en français, avec quelques additions de ma façon touchant les questions de Diophante, qui forment la partie la plus considérable et la plus précieuse de cette Algèbre. Lorsque son Optique paraîtra, je vous en enverrai un exemplaire le plus tôt qu’il me sera possible. À propos, je dois vous dire que je n’ai pas encore reçu les exemplaires de votre Traité des fluides que vous m’avez annoncés depuis longtemps ; je n’ai même aucune nouvelle.

Je n’ai point encore pu voir la théorie de la Lune de Mayer, mais je crois que je l’aurai bientôt. Adieu, mon cher et illustre ami ; il ne me reste de papier que pour vous embrasser. Si le marquis de Condorcet est à Paris, voudriez-vous avoir la bonté de l’embrasser pour moi ? Est-il vrai que vous vous êtes réconcilié avec Lalande et brouillé avec Voltaire ? Le marquis Caraccioli est-il à Paris ? Cura ut valeas et nos ames.