Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 068

Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 144-145).

68.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 2 août 1769.

Mon cher et illustre ami, depuis ma dernière Lettre, qui vous aura été remise par M. Mettra, on m’a procuré une occasion de vous faire parvenir, par le canal de M. Briasson, deux exemplaires de mes Mémoires sur les équations, qui doivent paraître dans le Volume de notre Académie pour l’année 1767[1]. L’un de ces exemplaires est pour vous et l’autre est pour notre ami le marquis de Condorcet, à qui je vous prie de vouloir bien le faire remettre de ma part. Quoique les matières qui font le sujet de ces Mémoires ne soient peut-être pas tout à fait de votre goût, j’espère néanmoins que vous voudrez bien vous en occuper un peu à vos heures perdues et m’en dire ensuite votre avis. Je souhaite surtout de savoir votre jugement sur la méthode pour la résolution des équations numériques de tous les degrés. Si l’amour de mon Ouvrage ne me séduit point, je crois avoir résolu le problème d’une manière qui ne laisse rien à désirer. Si je n’ai pas fait mention de l’Ouvrage de M. Fontaine, c’est que j’ai pris une route tout à fait différente de la sienne. D’ailleurs son travail est, ce me semble, plus ingénieux qu’utile, n’y ayant pas d’apparence que personne veuille jamais continuer les Tables qu’il propose ; outre cela, sa méthode n’est pas entièrement exempte de difficultés. Vous en avez proposé quelques-unes, dans l’article équation de l’Encyclopédie, auxquelles il paraît n’avoir fait aucune attention en donnant le recueil de ses Œuvres[2], peut-être parce qu’il ne les a pas jugées assez fondées ; mais je pourrais démontrer qu’elles le sont, surtout celle de la page 854, car je pourrais produire des équations qui, étant traitées par la méthode de cet auteur, donneront des équations en (voir p. 583 de ses Œuvres) telles, qu’en faisant à l’infini on aura toujours des résultats positifs.

Au reste, comme j’ai une grande aversion pour les disputes, et que je serais fâché de faire peut-être de la peine à un homme dont je respecte beaucoup les lumières et qui m’a même autrefois honoré de son amitié, je me suis promis de ne jamais faire aucun usage des remarques que j’ai faites sur son Ouvrage, à moins que je n’y sois forcé en quelque façon pour ma propre défense.

J’avais compté de vous envoyer en même temps les Lettres de M. Euler, que vous souhaitez de voir ; mais, comme elles auraient trop grossi le paquet, je les remets à une autre occasion, d’autant plus qu’elles n’ont d’autre mérite que d’être sorties de la plume d’un grand géomètre. Je serais fort curieux de savoir s’il a concouru pour le prix et si sa théorie est telle qu’il l’a vantée ; je ne puis excuser la démarche qu’il a faite d’annoncer sa découverte longtemps avant de la donner au public qu’en supposant qu’il ait voulu par là décourager ceux qui auraient pu concourir pour le prix, en quoi je ne doute pas qu’il n’ait parfaitement réussi ; au reste, je souhaite fort qu’il puisse tenir tout ce qu’il a promis, et j’applaudirai de tout mon cœur à ses succès. Je vous embrasse très-tendrement et je vous suis de plus en plus dévoué.


  1. Sur la résolution des équations numériques. — Addition au Mémoire sur la résolution des équations numériques. Voir Œuvres, t. II, p. 539 et 581.
  2. Mémoires recueillis et publiés avec quelques pièces inédites, 1764, in-4o.