Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 063

Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 129-131).

63.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, le 10. avril 1769.

Mon cher et illustre ami, je suis fort aise que vous ne soyez pas mécontent du peu que vous avez encore pu lire de mon nouveau Volume ; j’ai grande envie de savoir votre avis sur le reste. L’erreur de Clairaut sur l’orbite de la Lune ne me paraît pas douteuse ; cependant je suis charmé qu’elle vous paraisse réelle ainsi qu’à moi, car je ne conçois pas comment elle a pu lui échapper ; il était pour l’ordinaire fort exact, et c’est une raison de plus pour remarquer cette méprise.

Je suis si peu capable d’un travail suivi, que je n’ai pas grande nouvelle à vous apprendre de mes travaux. J’ai développé, dans un Mémoire que j’ai lu il n’y a pas longtemps à l’Académie, ce que j’ai dit à la fin de mon cinquième Volume d’Opuscules sur la libration de la Lune. Je ne sais quand il sera imprimé ; je ne manquerai pas de vous l’envoyer aussitôt. J’ai fait aussi quelques recherches de Calcul intégral mais tout cela est assez peu de chose.

J’ai grande envie de lire vos recherches sur les problèmes de Diophante, et je compte bien en faire mon profit, si pourtant ma tête me permet de les suivre. Vous me marquez qu’on imprime l’année 1762 de vos Mémoires ? Est-ce que l’on n’imprime pas aussi ou est-ce que cette année a déjà paru ? Je n’ai encore que 1766 et j’attends 1767 avec d’autant plus d’impatience, que j’espère y trouver bien des choses de vous.

Que dites-vous de M. Euler, qui, tout aveugle qu’il est, fait imprimer trois Volumes de Dioptrique, un sur la Lune et deux de Calcul intégral ? Briasson[1] doit recevoir incessamment ce dernier Ouvrage et m’en a promis un exemplaire c’est pour cela que je ne vous prie point de me l’envoyer. S’il paraît chez vous quelque nouveauté intéressante, je vous prie de me la faire parvenir ; comme le roi a présentement un ministre en France, les envois seront peut-être plus faciles et moins dispendieux. Vous avez peut-être appris par les gazettes que nous avons enfin reçu M. de Condorcet[2], la famille ayant jugé à propos de ne plus mettre d’obstacle à ce qu’il fût de l’Académie, car beaucoup de nos gentilshommes croient que le titre et le métier de savant dérogent à la noblesse.

Je vous prie de demander à M. Beguelin[3] si j’ai eu l’honneur de répondre à la Lettre qu’il m’a fait l’honneur de m’écrire au sujet des verres optiques. J’ai idée d’avoir rempli ce devoir, mais je n’en suis pas sûr, et, en ce cas, je le prie d’excuser mon défaut de mémoire, qui me fait souvent faux bond depuis que ma tête est affaiblie. Je vous prie de lui dire que je lirai son Mémoire avec grande attention et que je profiterai des vues utiles qu’il contiendra sans doute. Adieu, mon cher ami ; ayez bien soin de votre santé, res prorsus substantialis, comme Newton disait du repos. Je vous embrasse de tout mon cœur. Mes respects à M. le comte de Redern.

À Monsieur de la Grange,
directeur de la Classe mathématique de l’Académie royale
des Sciences, à Berlin
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  1. Antoine-Claude Briasson, libraire à Paris dès 1724, était, depuis le 15 juin 1768, syndic de sa corporation.
  2. Condorcet fut élu adjoint-mécanicien le 8 mars 1769 et associé le 22 décembre 1770.
  3. Nicolas de Beguelin, physicien, membre (1747) de l’Académie de Berlin, dans le Recueil de laquelle il a inséré de nombreux travaux, né en Suisse en 1714, mort à Berlin le 3 janvier 1789.