Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 053

Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 106-108).

53.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 5 mars 1768.

Mon cher et illustre ami, j’ai lu avec autant de satisfaction que de fruit votre nouveau Mémoire sur les verres optiques, et j’en attends la suite avec la plus grande impatience. J’ai vu surtout avec beaucoup de plaisir comment vous parvenez aux dimensions des deux objectifs que vous aviez déjà proposés dans le troisième Volume des Mélanges de Turin, et je ne doute pas que ces deux objectifs, étant bien exécutés, ne fassent un effet surprenant, pourvu néanmoins que les rapports de réfraction et de dispersion soient tels que vous les supposez. C’est pourquoi je voudrais que quelqu’un de vos plus habiles artistes entreprît de les exécuter, pour qu’on ne puisse pas dire, au préjudice de la Géométrie, que, tandis que les Français, les Allemands et les Italiens calculent, les Anglais font seuls, et sans calcul, d’excellentes lunettes. Au reste, vos recherches ont pour moi et doivent avoir nécessairement pour tous les géomètres un mérite indépendant du succès de l’expérience, car, quand même toute cette matière ne serait que de pure curiosité géométrique, elle vaudrait autant la peine d’être approfondie qu’une autre, et il n’y aurait pas moins de gloire, à mon avis, pour celui qui y réussirait le mieux.

Je suis très-flatté de l’empressement que vous me témoignez de voir mon petit Mémoire sur les tautochrones, mais je le serai bien davantage de votre approbation, s’il peut la mériter. Je ne sais si M. Bitaubé a trouvé une occasion pour vous faire parvenir le Volume où il a été inséré avec le vôtre sur la même matière. Elles sont très-rares, parce que nos marchands ne font guère d’envois à Paris ; c’est pourquoi je voudrais vous proposer de me permettre de vous envoyer dorénavant nos Volumes par la poste à mesure qu’ils paraîtront, ce qui est, ce me semble, le seul moyen de vous les faire tenir avec exactitude. Je les affranchirai jusqu’à Strasbourg, et vous n’aurez plus qu’à payer le port de Strasbourg à Paris, ce qui ne saurait jamais monter à grand’chose, surtout en prenant la voie du coche. M. Métra pourrait vous donner des lumières là-dessus, et, en tout cas, si la dépense était considérable, je tâcherais de m’arranger avec M. Michelet pour que vous les receviez tout à fait francs de port.

Je m’occupe depuis quelque temps du problème des trois corps, et je ne désespère pas de pouvoir concourir pour le prix de votre Académie si elle le remet à l’année 1770, comme vous m’en assurez. La nôtre proposera aussi un prix de Mathématique dans la prochaine assemblée publique du 30 mai. Si vous saviez quelque sujet qui méritât particulièrement l’attention de savants, je vous serais très-obligé de m’en faire part. Qu’est-ce que c’est qu’une Histoire impartiale de la Société jésuitique depuis son commencement jusqu’à sa destruction[1] qui peu en France ? Serait-ce celle que je connais déjà en partie et dont j’attends la suite avec impatience ? Adieu, mon cher et illustre ami ; ayez soin de votre santé et surtout ménagez vos yeux. J’attends une Lettre d’Euler, mais je sais qu’il se porte bien et sa famille aussi, et qu’il est aussi content de son nouveau sort que je le suis du mien. Je vous embrasse de tout mon cœur et je suis à vous pour la vie.


  1. L’Ouvrage est de Linguet. Voici son titre exact : Histoire impartiale des Jésuites depuis leur établissement presqu’à leur première expulsion, Madrid (Paris), 1768, in-8o. Simon-Nicolas-Henri Linguet, avocat et publiciste, né à Reims le 14 juillet 1736, mort sur l’échafaud à Paris le 27 juin 1794.