Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 009

Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 14-20).

9.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 16 octobre 1764.

Ma santé, mon cher et illustre ami, est beaucoup meilleure, grâce au régime que j’observe et aux remèdes que je ne fais point. Je me regarde même comme guéri, mais j’observe encore beaucoup de régime jusque dans l’étude ; c’est ce qui fait que j’ai tardé si longtemps à vous répondre. M. Watelet m’a dit de vos nouvelles et est bien sensible à toutes vos attentions. Je viens maintenant à votre Lettre.

1o Ce que vous me mandez sur les cordes vibrantes semble me donner gain de cause absolument. En effet, j’ai prouvé dans mes Opuscules (p. 27, Tome I), et il résulte d’ailleurs de votre théorème que, si lorsque est infiniment petite, la valeur de en contient un terme de cette forme ( est très-petit), fera un saut à l’origine et y sera finie, en sorte qu’on n’aura pas Or, si cette valeur de renferme un terme étant pair et positif, alors, faisant on aura un terme dans la valeur de donc ou sera finie. Donc la valeur de à l’origine ne doit contenir que des puissances impaires positives non négatives, parce que serait infinie à l’origine non fractionnaires, parce qu’il y aurait quelque valeur qui serait finie à l’origine par exemple, si était ce serait or, comme on peut placer aux deux extrémités indifféremment l’origine de la courbe, il est clair qu’en ces deux points on aura d’où il est aisé de conclure que la courbe aura trois branches alternatives égales et semblables au-dessus et au-dessous de l’axe, celle du milieu au-dessus donc, comme je l’ai prouvé dans mes Opuscules, elle aura pour loirs des branches alternatives à l’infini ; donc le problème ne pourra se résoudre que quand les branches alternatives seront assujetties à la loi de continuité. Au reste, je crois avoir aussi trouvé (à ma manière), depuis votre Lettre reçue, une démonstration de votre théorème, qui est très-beau.

2o Ce que vous me mandez sur l’équation du problème des trois corps me persuade, ce que j’ai toujours pensé, de l’imperfection des méthodes connues jusqu’ici. Je suis même résolu, dès que j’aurai le temps (car j’ai bien d’autres choses en tête), de chercher une meilleure méthode, surtout pour le mouvement de l’apogée, et d’après les remarques que je vous ai dit avoir faites à ce sujet. À propos de cela, avez-vous vu dans le Journal encyclopédique une Lettre que j’y ai mise sur notre programme[1], qui n’a pas le sens commun ? Je ne sais pas quand j’aurai le temps de travailler à l’équation du problème des trois corps. En attendant, ne me mandez pas ce que vous avez fait ; je veux m’y essayer à loisir.

3o Voici mes remarques sur le problème de la précession des équinoxes :

I. Toutes les solutions qu’on en a données, à commencer par la mienne, sont fautives, non dans le résultat, mais dans la méthode. Ces solutions ne me donnent ni ni lorsque c’est-à-dire au commencement du mouvement ; cependant, en prenant les deux équations de ma précession des équinoxes

et

il est aisé de prouver que si l’axe n’a pas reçu d’impulsion primitive lorsque c’est-à-dire si la rotation se fait autour de l’axe, indépendamment de l’action des planètes, alors et doivent être lorsque Cela se tire aisément des deux équations ci-dessus.

II. Soit à présent, en général, et lorsque intégrant la première équation et tirant de là la valeur de pour la mettre dans la seconde, on fera on trouvera (en négligeant les termes très-petits) une équation de cette forme

qu’il faudra intégrer de manière que lorsque ce qui donnera une équation de plusieurs termes, où les seuls termes sensibles, si et sont supposés très-petits, sont ceux qu’on trouve par le résultat des anciennes méthodes, lequel se trouve heureusement confirmé par là, quoiqu’on y soit parvenu par une route fort sujette à caution.

III. Dans votre belle et très-belle preuve sur la libration, vous trouvez que la valeur de renferme quatre arcs de cercle si n’est pas or, vous ne pouvez supposer rigoureusement à moins que la Lune n’ait eu au commencement une certaine situation déterminée, ce qui serait aussi incommode à supposer que l’égalité parfaite entre le mouvement primitif de rotation et le mouvement de translation périodique. Si vous supposez très-petit, en sorte que ne soit sensible qu’après bien des siècles, on pourra dire aussi que la libration en longitude n’est qu’apparente (comme la libration en latitude) et que, dans plusieurs siècles, la Lune nous montrera son autre face. D’ailleurs, comme les valeurs de et de renferment les termes et et que renferme outre cela un terme il est aisé de prouver que, quand même serait en substituant pour sa valeur en et il viendra dans celle de un terme (à la vérité très-petit) qui renfermera des arcs de cercle ; or, il me semble qu’il ne doit point y en avoir si l’on veut expliquer d’une manière satisfaisante la libration de la Lune, qui paraît devoir être en latitude comme en longitude. J’ai donc cherché à expliquer cette libration en supposant la Lune un solide de révolution, ce qui ne donne plus d’arcs de cercle dans la valeur de et j’ai trouvé qu’on le pouvait en cette sorte : puisque

lorsque la Lune est un solide de révolution, donc, faisant

(et supposant, pour abréger, le mouvement de la Lune autour de la Terre uniforme), on aura

donc

étant une constante indéterminée. Soit, de plus,

il faudra, à cause de lorsque que

donc, lorsque on aura

Soit, lorsque

alors, comme est lorsque on aura

quantité qui n’est nulle que dans le cas où serait exactement

à l’égard de il sera tout ce qu’on voudra, quoique très-petit, et l’axe de rotation primitive ne sera pas l’axe de figure, ce qui n’en est que mieux pour la généralité de la solution.

IV. J’oublie de vous dire que, si contient des arcs de cercle, alors, en ayant égard aux termes négligés dans l’équation de la libration, où l’on a supposé et vous trouverez qu’il y aura dans cette équation des termes de cette forme ( étant à la vérité très-petit) ; mais, en ce cas, la libration ne serait pas réelle et cesserait au bout de plusieurs siècles.

V. Si renferme des arcs de cercle par quelque cause que ce soit, par exemple si dans la Terre l’obliquité de l’écliptique diminue continuellement, comme on le prétend aujourd’hui, en ce cas n’en renfermera pas, car, comme on a en mettant pour sa valeur on aura

dont l’intégrale ne contient plus d’arcs de cercle. Ainsi, il n’y aurait pas réellement de mouvement rétrograde continuel dans les points équinoxiaux.

VI. Dans le cas où la Lune aurait son axe exactement perpendiculaire à l’écliptique et où il n’y aurait point d’inclinaison dans son orbite, et où même elle serait fort allongée dans la direction de l’orbite de la Terre, je trouve que pourrait être considérable lorsque sans néanmoins qu’il y eût autre chose qu’une libration dans la Lune, en sorte qu’il pourrait toujours y avoir une partie de sa surface qui nous serait cachée. Je détermine même les limites de pour que la Lune n’ait qu’une libration, comme aussi la valeur que de doit avoir pour que la Lune nous montre successivement toute sa surface.

Pardon, mon cher et illustre ami, de ce griffonnage et de ce verbiage. Pensez à cela tout à votre aise et dites-m’en votre avis à loisir. Ayez surtout bien soin de votre santé : res prorsus substantialis. Je ne vous répète point ce que je vous ai dit et les offres que je vous ai faites. Je suis toujours à votre service et vous n’aurez qu’à parler. J’ai reçu du roi de Prusse une Lettre admirable, pleine de sens et de philosophie[2]. Elle devrait être au chevet de tous les rois. Adieu, adieu encore une fois, je vous embrasse de tout mon cœur.

Tuus
D’Alembert.

P.-S. — Je pense que vous aurez enfin reçu mon Livre. Vous n’y trouverez pas des recherches bien profondes, mais, ce me semble, plus de vues et de choses nouvelles que dans ce qui a été donné jusqu’ici à ce sujet.


  1. L’Académie des Sciences avait proposé pour sujet de prix à décerner en 1766 la question suivante : Quelles sont les inégalités qui doivent s’observer dans le mouvement des quatre satellites de Jupiter, à cause de leurs attraction s mutuelles à la loi et les périodes de ces inégalités, surtout au temps de leurs éclipses, et la quantité de ces inégalités suivant les meilleures observations ? Les changements qui paraissent avoir lieu dans les inclinaisons des orbites des deuxième et troisième satellites doivent surtout être compris dans l’examen de leurs inégalités.

    D’Alembert, comme il le dit ici, inséra, au sujet de cette question, une Lettre dans le numéro du 15 août 1764 (p. 124-128) du Journal encyclopédique, et c’est probablement par suite de cette Lettre que l’Académie, postérieurement à la publication de son programme, fit insérer dans les papiers publics une Note où elle déclarait qu’elle n’entendait point exclure l’examen des inégalités que l’action du Soleil peut produire dans le mouvement des satellites de Jupiter. Voir le Recueil de l’Académie, Histoire, année 1766, p. 165.

  2. C’est probablement la Lettre d’août 1764, insérée dans le tome XXIV, p. 382, des Œuvres de Frédéric II (Berlin, 1846-1856, 30 vol. in-8).