Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1967

Louis Conard (Volume 9p. 4-7).

1967. À SA NIÈCE CAROLINE.
Dimanche, 4 heures [14 mars 1880].
Mon pauvre chat,

Ta dernière lettre m’a été au cœur, car, malgré toi, elle débordait de joie et d’espérance. Voilà donc du bleu dans notre horizon ! Ma chère Caro, mon loulou, quand bien même l’établissement ne donnerait pas des résultats magnifiques, il nous tire de la gêne… et de l’inquiétude, qui est pire encore. J’aurais maintenant bien du plaisir à t’embrasser ! Ce ne sera pas avant un grand mois, sans doute… Nous en recauserons tout à l’heure.

Voyons ! j’ai bien des choses à te dire :

1o Ton jardinier a écrit à Ernest, pour des arbres de Pissy. Que faut-il faire ?

2o Dans huit ou dix jours, le vin ordinaire manquera. Faut-il en reprendre chez Vinet ? Ton mari avait dit qu’il y penserait ; mais il a eu probablement d’autres chiens à fouetter.

3o Je suppose qu’Ernest t’enverra un télégramme dès qu’il sera à Odessa ; par conséquent, j’attends de ses nouvelles vendredi. N’oublie pas.

De la peinture !

4o Pour que je prie Burty de passer à ton atelier, il faudrait que je susse l’adresse dudit atelier, et les heures où l’artiste reçoit.

5o Comment s’est passé le dîner chez Heredia ? Détails, s. v. p.

6o Tu m’as « mis la puce à l’oreille » en m’écrivant que Du Camp s’était montré grossier. Je désire savoir comment. Ça m’intrigue et me trouble. Depuis qu’il est académicien, sa cervelle légère doit en avoir tourné. Homme étrange ! dont il y a beaucoup de bien et beaucoup de mal à dire.

Jeudi, en même temps que *** signait, moi, j’en finissais avec la fontaine Bouilhet. Il y a donc une conclusion à tout ! Cette affaire-là n’a duré que dix ans ! Maintenant, je n’ai plus à m’en mêler, sauf pour les inscriptions, et les travaux vont commencer. Ils seront achevés, prétend Sauvageot, vers le mois d’octobre.

Bouvard et Pécuchet me donnent un mal de chien ! En quatre semaines, dix pages ! Hier soir, j’étais si fatigué que je me suis couché à 11 heures ; aussi ai-je fait une bonne nuit, chose qui ne m’était advenue depuis longtemps.

Maintenant, parlons un peu de notre, ou plutôt de mon logement. Eh bien, madame, voici mon désir : Je demande à être débarrassé de mon ennemi : le piano, et d’un autre ennemi qui me donne des coups au front : l’inepte suspension de la salle à manger. Elle est fort incommode quand on a quelque chose à faire sur la table. Or, comme cet été j’aurai besoin de cette table pour mon copiste, retire cette mécanique, et replace ma modeste suspension que j’avais boulevard du Temple.

Débarrasse-moi aussi de tout le reste, ce sera plus simple ! la machine à coudre, les plâtres, ta belle bibliothèque vitrée, ton bahut. J’étais si gêné par tout cela, la dernière fois, que mes habits restaient sur des chaises. Enfin, mets cet excédent de mobilier chez Bedel jusqu’à un nouvel emménagement. Mais arrange-toi pour que je sois un peu chez moi, et libre dans mes entournures. Puisque cet appartement ne doit plus vous servir, vuide-le ! Note que j’en aurai besoin en mai et en juin, et que j’y reviendrai probablement dès septembre.

Je me propose de faire de ta chambre un boudoir. Le canapé-lit (en perse) que je mettrai dedans te servira, à toi ou à Ernest, cet été, en cas de besoin (il encombre la salle à manger, on risque de casser les fenêtres). N’enlève, bien entendu, ni le tapis, ni les rideaux. Je tolère la grande armoire à linge dans ma chambre, à cause du contenu qui est difficile à emporter. Là se bornent mes concessions ! N’oublie pas de faire réparer mon Bouddha. Les appliques et le petit lustre, ainsi que la glace de Venise, ne me gênent pas dans mon cabinet.

Quant à ta chambre (mon futur boudoir), je sais bien qu’il te serait plus commode d’y mettre le piano. Si tu ne sais où loger le piano, c’est une raison de plus pour ôter de cette pièce ton lit royal, qui ne te servira pas cet été, et alors je subirai le piano sans trop de grognements. Mais je t’en prie, loulou, fais-moi la place nette.

Tu t’occuperas de tout cela quand ton tableau sera reçu ; puis tu viendras visiter Vieux et tu retourneras avec moi à Paris au commencement de mai. Voilà.

Le portrait que tu fais de toi (chose que j’ignorais) ayant des plumes, tu dois ressembler à l’altière Vasti ! Je me le destine.

Adieu, pauvre fille ; je t’embrasse bien fort.

Vieux.

Tu ne m’as pas dit ce que tu pensais du livre de Tolstoï et de Nana.

Aujourd’hui, dans la Vie Moderne, dessins moins bêtes.