Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1946

Louis Conard (Volume 8p. 380-381).

1946. À ÉMILE BERGERAT.
Croisset, 6 février 1880.
Mon cher Ami,

Grâce à vous, je vais devenir célèbre à Rouen. Le Nouvelliste m’a fait, pour la première fois de sa vie, une forte réclame d’après vous, et le Journal de Rouen, mardi dernier, a reproduit, avec une introduction, toute votre préface. Une vieille bonne[1] que j’ai, et qui est sourde, boiteuse et aveugle, m’a dit hier un mot sublime et qui était le résultat de ce qu’elle avait entendu dire chez l’épicier, où l’on parlait du susdit numéro du Journal de Rouen : « Il paraît que vous êtes un grand auteur ! » — Mais il fallait voir la mine, et entendre la prononciation !

Eh bien ! ce grand auteur est un idiot ! J’ai oublié de vous dire le plus beau des détails sur la pérégrination du manuscrit. Il est resté onze mois à l’Instruction publique ! c’est-à-dire dans le cabinet de Bardoux. Ledit Bardoux s’était engagé, à peine ministre, à faire représenter la pièce de ses trois amis. Ne trouvez-vous pas cela joli ? Là encore, comme chez Noriac, j’ai été obligé, à la fin, de reprendre mon infortuné papier.

Je crois que les deux journaux de la localité (substantif employé par M. de Villèle pour la Grèce : « La Grèce ! que nous importe cette localité ») feront du bien à la Vie Moderne, les bourgeois de ces lieux ayant foi en leur journal. Mais les libraires me paraissent stupides. Aucun, jusqu’à présent, ne l’a en montre, et beaucoup même n’ont point le Château des Cœurs.

Amitiés à Estelle, et tout à vous, mon chéri. Vôtre.

Qui est donc celui qui m’a fait une si belle réclame dans le Voltaire ? Et cet oiseau de Charpentier qui ne m’a pas envoyé un pareil article. Quel être ! Rappelez-lui que j’attends toujours deux exemplaires.


  1. Julie.