Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1941

Louis Conard (Volume 8p. 365-368).

1941. À PAUL ALEXIS.
Dimanche, 1er  février 1880.

Merci de votre volume[1], mon brave Alexis, il m’a fait grand plaisir.

J’avais déjà lu Lucie Pellegrin, et il m’en était resté le souvenir d’une chose raide. Elle m’a semblé plus raide encore : ça a de la poigne. C’est fort et amer ! et on sent que c’est vrai. La chienne enceinte est une trouvaille d’artiste. Il y a des mots et des traits bien heureux, tels que l’Adèle « qui aurait couché avec le roi des Belges », et, page 25, le sang qui coule sur la cuvette ; page 41 : « ça a des envies comme une femme, une chienne enceinte… » ; page 42 « envie de me pocharder avec vous » ; page 44 « parce que je ne fais plus la noce ». — Et la mort ! magnifique !

Dans Monsieur Fraque, j’ai remarqué surtout la psychologie, page 72. « Elle poussait l’injustice… » « Elle se sentit toute disposée à lui rendre la vie dure. » La villa Poorcels (78) très juste ! et l’évêque qui vient ! — 82 : je blâme absolument le mot « Si jeune, monsieur… » parce qu’il est connu ! (et dans Balzac et dans Soulié). — 84 : Je ne crois pas qu’on puisse être magistrat et garde national (?) S’en informer ! ces deux fonctions me paraissent incompatibles. — L’amour de Mme Fraque pour le petit prêtre vient très bien. Le pasteur protestant et sa famille sont excellents. — 44 : parfaite, la distribution des prix : je m’y suis retrouvé. — Lamôle est très bien, pendant la déclaration de cette femme qui couvre son lit de baisers (137-138) ; et l’idée de le tutoyer, exquise (139). — La lutte du curé et du pasteur, très bien — et ce que pense Fraque à la fin (147), très bien.

Les Femmes du père Lefèvre m’ont fait rire tout haut deux ou trois fois (sic). C’est d’un comique excellent. Le café, les Coqs, la binette du père Lefèvre m’ont charmé. Tout cela est vu et senti. Bravissimo. Pages 176, 177, l’ahurissement de la population, charmant. Peut-être y a-t-il un peu de longueur et abus de procédé, dans l’attente des dames ? Mais leur arrivée dans le café, la stupéfaction de leur laideur est tout bonnement sublime. Les ombres sur le mur d’en face pendant le bal, ingénieuses. En somme, quelque chose de bien cocasse et de bien amusant.

Monsieur Mure est le moins original des trois contes, malgré des choses excellentes.

Le lecteur se demande d’abord s’il est naturel qu’un monsieur écrive ainsi sa vie, minute par minute.

Il fallait, peut-être, développer davantage la psychologie d’Hélène. On la pressent, on la soupçonne plutôt qu’on ne la connaît. À force d’être fin, l’auteur manque de franchise !

Pages : 265. « Le temps est un grand maître », encore un mot trop connu. — 270. Phrase de haut vol ! « n’escortant d’autre bière… » — Le père Derval excusant sa fille après l’avoir maudite, très nature ! — 285. « Je lui disais des choses que je ne pense pas ordinairement », profond. — 288. Paysage du quartier de l’Europe, neuf et bien fait. — 291, très bon, 291, leurs adieux, idem. — 292 et 295, une étourderie : Lucienne ou Julienne ? (J’ai commis la même erreur dans l’Éducation sentimentale.) — 388, les réflexions à la Morgue en regardant les nippes des femmes, bien. L’hôtel meublé, du reste, est bien fait.

Ici commence le mystère. Se livre-t-elle à la prostitution ? Et le saltimbanque ? est-ce la première fois qu’elle… avec lui ! (337, page excellente). On serait curieux de savoir comment elle s’est réconciliée avec son mari.

Maintenant, mon cher ami, je vais vous faire des remarques de pion :

Page 4. Avait rompu le silence, locution toute faite.

Page 5. Menaça, pour dire que son geste était menaçant, n’est point d’une langue pure.

Page 63. Un cigare… on ne fumait pas tant que ça, alors. La Madeleine n’était pas inaugurée, ni même achevée.

Page 229. « En ce temps-là » sous la Restauration, il n’y avait pas de Pouvoirs à côtelettes.

Page 241. Prendre un bain de pieds. Indélicat ! — À quoi bon ?

Page 278. Un mazagran n’est pas de la langue de M. Mure, lequel est un magistrat. Pourquoi ainsi parler argot ?

Dernière remarque : pourquoi initiez-vous le public aux dessous de votre œuvre ? Qu’a-t-il besoin de savoir ce que vous en pensez. Vous êtes trop modeste et trop naïf. En lui disant par exemple que M. Mure n’a pas existé, vous glacez d’avance le bon lecteur. Et puis, que signifie « le triomphe certain de notre combat », dans la dédicace ? Quel combat ? le Réalisme ! Laissez donc ces puérilités-là de côté. Pourquoi gâter des œuvres par des préfaces et se calomnier soi-même par son enseigne !

Tout ce que je viens de vous écrire doit vous prouver, cher ami, avec quelle attention j’ai lu votre livre. Il m’eût été facile de vous écrire : « Admirable partout ! » Mais je vous aime trop pour user avec vous de procédés banaux.

Là-dessus, une forte poignée de main, mon bon.


  1. La Fin de Lucie Pellegrin.