Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1918
Il est bien tard et mon feu s’éteint. N’importe ! Je veux écrire à ma chère fille afin d’avoir d’elle une épître.
Ton mari a dû te donner de mes nouvelles avant-hier, et Tourgueneff m’a promis d’aller te voir aujourd’hui.
Son départ pour la Russie m’attriste beaucoup, car il ne sait quand il reviendra. Il a peur d’avoir dans sa jolie patrie des désagréments politiques, c’est-à-dire d’être colloqué dans ses terres indéfiniment. Nous avons passé ensemble vingt-quatre heures charmantes. Quel brave homme et quel artiste !
Il m’a redonné du cœur pour Bouvard et Pécuchet, ce dont j’ai grand besoin, car, franchement, je tombe sur les bottes, ma pauvre cervelle n’en peut plus ! Il faudra que je me repose ! (depuis tant d’années je travaille sans relâche !) Mais quand sera-ce ? Ma religion n’avance pas. Jamais je ne verrai donc la fin de ce gredin de chapitre qui est d’une composition infernale ? Et puis je suis déchiré entre la Foi et la Philosophie, voulant être aussi sympathique à l’une qu’à l’autre, c’est-à-dire qu’il y en ait pour les deux bords.
L’histoire du P. Didon[1] ne me surprend nullement, au contraire ! et elle renforce mes théories. Du moment que vous vous élevez, on (l’éternel et exécrable on) vous rabaisse. C’est pour cela que l’autorité est haïssable essentiellement. Je demande ce qu’elle a jamais fait de bien dans le monde. Aussi ton bonhomme d’oncle est-il révolutionnaire jusque dans les moelles.
Mais quelle réclame pour mon loulou que le portrait du Révérend ! Médite-la et soigne-le !…
Tes présents de bouche ont été bien reçus et nous avons fêté ma cinquante-huitième dignement. Gertrude m’a renvoyé ce matin une charmante lettre. Mais il est trop tard pour lui répondre ce soir.
Flavie t’a-t-elle parlé de celle que je lui ai écrite ?
La maison n’est pas précisément chaude. On est transi rien qu’à traverser la grande salle à manger.
Suzanne me soigne très bien, et Fortin vient me voir souvent.
Adieu, pauvre chat. Je t’embrasse bien fort.
Ton vieux.
- ↑ Interdiction, par l’archevêché de Paris, des conférences faites par le P. Didon à Saint-Philippe du Roule.