Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1918

Louis Conard (Volume 8p. 334-335).

1918. À SA NIÈCE CAROLINE.
[Croisset, 16 décembre 1879].

Il est bien tard et mon feu s’éteint. N’importe ! Je veux écrire à ma chère fille afin d’avoir d’elle une épître.

Ton mari a dû te donner de mes nouvelles avant-hier, et Tourgueneff m’a promis d’aller te voir aujourd’hui.

Son départ pour la Russie m’attriste beaucoup, car il ne sait quand il reviendra. Il a peur d’avoir dans sa jolie patrie des désagréments politiques, c’est-à-dire d’être colloqué dans ses terres indéfiniment. Nous avons passé ensemble vingt-quatre heures charmantes. Quel brave homme et quel artiste !

Il m’a redonné du cœur pour Bouvard et Pécuchet, ce dont j’ai grand besoin, car, franchement, je tombe sur les bottes, ma pauvre cervelle n’en peut plus ! Il faudra que je me repose ! (depuis tant d’années je travaille sans relâche !) Mais quand sera-ce ? Ma religion n’avance pas. Jamais je ne verrai donc la fin de ce gredin de chapitre qui est d’une composition infernale ? Et puis je suis déchiré entre la Foi et la Philosophie, voulant être aussi sympathique à l’une qu’à l’autre, c’est-à-dire qu’il y en ait pour les deux bords.

L’histoire du P. Didon[1] ne me surprend nullement, au contraire ! et elle renforce mes théories. Du moment que vous vous élevez, on (l’éternel et exécrable on) vous rabaisse. C’est pour cela que l’autorité est haïssable essentiellement. Je demande ce qu’elle a jamais fait de bien dans le monde. Aussi ton bonhomme d’oncle est-il révolutionnaire jusque dans les moelles.

Mais quelle réclame pour mon loulou que le portrait du Révérend ! Médite-la et soigne-le !…

Tes présents de bouche ont été bien reçus et nous avons fêté ma cinquante-huitième dignement. Gertrude m’a renvoyé ce matin une charmante lettre. Mais il est trop tard pour lui répondre ce soir.

Flavie t’a-t-elle parlé de celle que je lui ai écrite ?

La maison n’est pas précisément chaude. On est transi rien qu’à traverser la grande salle à manger.

Suzanne me soigne très bien, et Fortin vient me voir souvent.

Adieu, pauvre chat. Je t’embrasse bien fort.

Ton vieux.


  1. Interdiction, par l’archevêché de Paris, des conférences faites par le P. Didon à Saint-Philippe du Roule.