Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1902

Louis Conard (Volume 8p. 315-317).

1902. À ALPHONSE DAUDET.
Croisset, par Deville, près Rouen, mardi 21 octobre 1879.
Mon cher Daudet,

Votre volume[1], reçu a dix heures du matin, était avalé à quatre et demie du soir.

Il ne dépare pas la collection. Oh ! non ! Sacré nom de Dieu, comme c’est bien composé ! et que le dernier chapitre (lequel, en soi, est sublime) se relie bien au premier ! Votre Christian est une de vos meilleures créations (c’est ça ! bravo mon vieux !) Soyez sûr qu’il restera comme un type !

Ce que je trouve de moins rare, dans l’œuvre, c’est Tom Lévis et Séphora, bien qu’ils soient très amusants.

Sauvadon, le vieux duc et le prince d’Axel (avec sa manière de parler) m’ont ravi.

J’aurais voulu un peu plus de développement philosophique dans les idées de Mérant. Mais la plastique y aurait perdu !

Jamais, je crois, vous n’avez montré plus d’esprit. Quand on ne rit pas, on sourit.

À chaque pas on marche sur des perles ! Et des tableaux en quatre lignes, comme la rentrée de Christian ivre et fripé, page 120, etc.

La séance de l’Académie, splendide. Et la scène entre le roi et sa femme (le chapitre x) ! Où y a-t-il quelque chose de plus pathétique ? Voilà un fier dialogue, mon bon. Je voudrais l’entendre sur la scène. C’est sonore, et râblé, enfin, royal ! Et la reprise jésuitique ( « remarquez d’ailleurs », etc., p. 265) est un trait de génie.

Quel bon comique (325-327) le roi chantant ses romances à la préfecture de Marseille !

Si vous étiez là, vous verriez que mon exemplaire est rayé aux marges par beaucoup de points d’exclamation. Quelques barres indiquent de petites taches de style. Mais elles sont peu nombreuses. Vous savez du reste que je suis un pédant.

En résumé vous devez être content et fier de ce livre. Le ciel vous a doué d’un don, le charme. Ne l’a pas qui veut, à commencer par moi.

Quand nous verrons-nous ? Comme je dois rester ici jusqu’à la terminaison de mon roman (laquelle n’aura pas lieu avant la fin de l’hiver), il est convenu avec Charpentier que le petit Cénacle tirera les rois à Croisset ; enfin, qu’on organisera en janvier et février des caravanes à l’effet de me visiter.

Comment va la santé, l’estomac et le reste ?

Vous seriez bien gentil de me donner de vos nouvelles un peu plus longuement.

Mes respects à Mme Daudet. Bécots au moutard.

Et tout à vous, mon cher bonhomme. Votre qui vous embrasse, vous aime et vous admire.


  1. Les Rois en exil.