Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1825

Louis Conard (Volume 8p. 233-234).

1825. À SA NIÈCE CAROLINE.
Vendredi, 3 heures, [14 mars 1879].
Ma chère Fille,

Il n’y a pas à hésiter. J’adopte la seconde combinaison. Je peux très bien vivre à Paris et n’y avoir pas de logement. Vous me réserverez, dans quelque coin, un lit ; voilà tout ce que je demande. Et quand j’aurai un peu d’argent, je me donnerai une petite vacance. Avec la maison de Croisset, 6 000 francs servis régulièrement, et ce que je pourrai décrocher d’autre part, l’existence sera possible.

J’ai tout lieu de croire qu’on va m’offrir une pension, et je l’accepterai, bien que j’en sois humilié jusqu’à la moelle des os (aussi je désire là-dessus le secret le plus absolu). Espérons que la presse ne s’en mêlera pas ! Ma conscience me reproche cette pension (que je n’ai méritée nullement, quoi qu’on dise). Parce que j’ai mal entendu mes intérêts, ce n’est pas une raison pour que la patrie me nourrisse ! Pour calmer ce scrupule, et vivre en paix avec moi-même, j’ai imaginé un moyen que je te communiquerai et que tu approuveras, j’en suis sûr, car tu es un honnête homme, chose plus rare qu’une honnête femme. Ma chère enfant ! ma pauvre fille !

Si cela se fait, comme je l’espère, je pourrai attendre la mort en paix.

Quand tu viendras ici, dans quinze jours, nous viderons à fond plusieurs petites questions secondaires. Mais voilà la plus importante décidée, conclue, n’est-ce pas ?

[…] En résumé, j’aime mieux la vie la plus chétive, la plus solitaire et la plus triste, que d’avoir à penser à l’argent. Je renonce à tout, pourvu que j’aie la paix, c’est-à-dire ma liberté d’esprit.

Espérons en tes succès picturaux. Vois-tu ma joie ? notre joie, si tu allais être très remarquée au Salon ! Au prix où est la peinture, tu peux gagner beaucoup d’argent. Mais le moyen d’en gagner, c’est de ne pas peindre en vue d’en gagner. Le succès matériel ne doit être qu’un résultat, et jamais un but. Autrement, on perd la boule, on n’a même plus le sens pratique. Faisons bien, puis, advienne que pourra ! Ah ! ah ! moi aussi j’ai des « principes ». J’en ai même trop pour mon bonheur.

Je suis bien content que le portrait du P. Didon marche bien. Es-tu sûre maintenant d’être prête pour le 28 ?

Adieu, ma pauvre Caro. Écris-moi le plus souvent que tu pourras.

Ta vieille Nounou.