Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1803

Louis Conard (Volume 8p. 200-201).

1803. À SA NIÈCE CAROLINE.
Dimanche, 1 heure [février 1879].

L’île en face est couverte d’eau. Le vent remue les flots. Le soleil de temps à autre paraît entre les nuages, et je regarde la rivière avec ma lorgnette. À 4 heures ½ j’attends le bon Laporte. Demain on me met ma botte en dextrine. Senard me confectionne une paire de béquilles, et mardi je me lèverai ; mais il ne faut pas que je m’attende à descendre l’escalier avant quinze jours. Si je posais mon pied à terre, l’os traverserait ma peau, paraît-il.

J’irais très bien si je n’avais des démangeaisons abominables par tout le corps. C’est une petite affection nerveuse, dit Fortin. Ça m’empêche de dormir ! Malgré tout, je reste « un petit père tranquille ». Dans mes insomnies, je ne songe qu’aux maudites affaires !!! et à l’avenir ! Quel supplice que cette incertitude ! C’est si loin de la manière dont j’ai été élevé ! Quelle différence de milieux ! Mon pauvre bonhomme de père ne savait pas faire une addition, et jusqu’à sa mort je n’avais pas vu un papier timbré. Dans quel mépris nous vivions du commerce et des affaires d’argent ! Et quelle sécurité, quel bien-être !

N’importe, chère fille, je te suis très obligé de la franchise de tes deux dernières lettres. Parlons-nous toujours ainsi à cœur ouvert. Pas de réticence ! pas de pose !

Puisqu’on a offert à Ernest une place de 8 000 francs, qu’il la prenne ! Au moins ce sera sûr. Le logement, s’il est convenable, est une considération. Cette place l’empêcherait-elle de boursicoter ? Qui donc la lui offre ? Je n’y vois qu’un inconvénient, c’est qu’il serait tenu et ne pourrait pas l’été aller aux Pyrénées.

J’ai eu cette nuit un cauchemar affreux, à cause de ma jambe. Je rampais sur le ventre, et Paul (le concierge) m’insultait. Je voulais lui prêcher la religion (sic) et tout le monde m’avait abandonné. Mon impuissance me désespérait. J’y pense encore. La vue de la rivière qui est splendide me calme peu à peu.

Le départ de Mathilde ne m’afflige pas, au contraire ; quand tu auras plus d’expérience, tu seras convaincue qu’il ne faut jamais renvoyer les domestiques, à moins qu’ils ne vous exaspèrent.

On va toujours de mal en pis.

Nouvelles des portraits, S. V. P…

Je te bécote.

Ta Nounou.