Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1780

Louis Conard (Volume 8p. 174-176).

1780. À MADAME BRAINNE.
Croisset, nuit de lundi 30 décembre [1878].
Chère Belle,

J’ai reçu la boîte tantôt à 4 heures, et maintenant je digère le cadeau ; les deux substances étaient exquises. C’est gentil d’avoir pensé à son Polycarpe. Votre lettre de ce matin m’a attendri. Vous m’aimez, je le sens, et je vous en remercie du fond de l’âme. Comment ? Je vous avais écrit une lettre « navrante », pauvre chère amie ? Vous méritez que je sois franc avec vous, n’est-ce pas ? Je vous ai ouvert mon cœur et dit carrément sur moi ce que je crois être la vérité. Si j’avais su vous tant affliger, ma pauvre chère amie, je me serais tu.

J’ai passé par de violentes secousses, j’ai eu un redoublement d’embêtements. Voilà la raison de mon accès de tristesse. Mais je m’y ferai, je deviendrai « tranquille » !

Et je vous en prie, chère belle, ne me parlez plus d’une place ou situation quelconque ! La bonne Princesse a eu la même idée que vous et m’a écrit les mêmes choses en d’autres termes ; mais l’idée seule de cela m’ennuie et, pour lâcher le mot, m’humilie ; comprenez-vous ?

Les préoccupations matérielles ne m’empêchent pas de travailler, car jamais je n’ai pioché avec plus d’acharnement. Je prépare maintenant les trois derniers chapitres de mon livre et Polycarpe est perdu dans la métaphysique et la religion. Et avant de me remettre à écrire il faut que j’aie expédié un travail que j’ose qualifier de gigantesque. Il y aurait de quoi me conduire à Charenton si je n’avais pas la tête forte. D’ailleurs, c’est mon but (secret) : ahurir tellement le lecteur qu’il en devienne fou. Mais mon but ne sera pas atteint, par la raison que le lecteur ne me lira pas ; il se sera endormi dès le commencement.

Madame Lapierre a dit avant-hier, à ma nièce, que vous étiez re-malade, pauvre chérie ! Et qu’une fluxion gâtait votre belle mine[1]. Je la bécote nonobstant en ma qualité d’idéaliste. Votre état de permanente souffrance m’embête, m’éluge, m’afflige.

Le moral y est pour beaucoup, j’en suis sûr. Vous êtes trop triste, trop seule ! On ne vous aime pas assez ! Mais rien n’est bien dans ce monde. Sale invention que la vie, décidément ! Nous sommes tous dans un désert, personne ne comprend personne (je parle des natures d’élite !)

Et re-voilà une autre année ! Je vous la souhaite meilleure que celle qui est en train d’expirer (la sacrée rosse !). Que la nouvelle vous apporte tous les bonheurs que vous méritez, ma chère, ma véritable amie ! — Il y a une chose qu’il faut se souhaiter, même avant la santé, c’est la bonne humeur ! Prions le ciel qu’il nous l’accorde.

J’oubliais une anecdote qui va vous faire plaisir : Vendredi dernier, étant à la cathédrale de Rouen pour un enterrement, un employé des pompes funèbres m’a appelé : « Monsieur l’abbé », jugeant d’après ma calotte de soie et ma douillette que j’appartenais à l’église. Je prends le chic ecclésiastique, maintenant !!!

Quand j’irai à Paris ? Je n’en sais rien. Des raisons me forcent à rester ici indéfiniment — indéfiniment veut dire longtemps. Ça ne m’amuse pas beaucoup, mais… !

Adieu, je vous embrasse à pleins bras. Vôtre.


  1. Le 13 janvier 1879, Maupassant écrit à Flaubert : « Notre pauvre amie, Madame Brainne, n’a pas de chance. Elle a en même temps une inflammation d’un œil qui l’empêche de lire et d’écrire, et une entorse. »