Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1766

Louis Conard (Volume 8p. 157-158).

1766. À LA PRINCESSE MATHILDE.
Mercredi [30 octobre 1878].
Princesse,

Je suppose que vous êtes maintenant dans les préparations du retour, car le temps est bien mauvais ! Ici nous sommes noyés. Les Bourgeois disent en pareil cas « c’est un véritable déluge », et ce mot les console. Quant à moi, le temps extérieur m’est parfaitement égal. Celui d’à présent est tellement atroce qu’il en devient beau. La Seine sous mes fenêtres est verdâtre et mugit sous le ciel noir avec des bandes de saphir, et les arbres, qui se tordent au vent en perdant leurs feuilles, ressemblent à des personnes qui s’arrachent les cheveux. On dirait que la nature a un gros chagrin. Dans les beaux jours d’été ne la trouvez-vous, quelquefois, insultante ?

J’ai eu à Étretat un spectacle navrant : celui d’une vieille amie d’enfance (Mme de Maupassant) tellement malade des nerfs qu’elle ne peut plus supporter la lumière ; elle est obligée de vivre dans les ténèbres. Le rayon d’une lampe la fait crier. C’est atroce. Quelles pauvres machines que nous sommes ! Mais pourquoi vous parler de ça ? Je vous en demande pardon. Mon fond noir se découvre de plus en plus, hélas ! Il est vrai que j’ai peu de sujets de gaîté.

Je ne connais pas l’ouvrage du jeune Houssaye, dont le titre est bien joli ! Quel goût de perruquier[1] ! Que ce soit plein de lieux-communs, comme vous dites, j’en suis sûr. Mais le lieu-commun plaît très souvent, et il est rare d’avoir du succès par d’autres moyens.

Comme grotesque, avez-vous admiré les croix d’honneur données pour l’Exposition ? On décore maintenant les employés de commerce ! Démocratie, voilà de tes coups ! La liste de ces membres m’a causé une douce émotion de joie.

Je ne lis rien du tout, car je ne fais qu’écrire et mon abominable bouquin avance en dépit de tout. À la fin de l’année prochaine, j’en apercevrai la terminaison.

Ma nièce présente ses respects à Votre Altesse. Moi je me mets à ses pieds et, en lui baisant les mains, les deux mains, lui répète une fois de plus que je suis son très affectionné.

Je me rappelle au souvenir du bon petit cercle de Saint-Gratien.

(Si un cercle peut avoir un souvenir ; pardon pour la métaphore.)


  1. Voyage autour du monde à l’Exposition universelle, 1 vol.