Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1734

Louis Conard (Volume 8p. 116-118).

1734. À MADAME ROGER DES GENETTES.
Paris, lundi [27 mai 1878].

Mes paquets sont faits et, après-demain, j’espère être réinstallé à Croisset devant ma table et en train d’écrire mon chapitre v.

Paris commence à m’écœurer fortement. Quand je l’habite depuis plusieurs mois, il me semble que tout mon être s’en va par mille pertuis et se répand au niveau du trottoir. Ma personnalité s’envole, comme fêlée par le contact des autres, je me sens devenir cruche, et puis l’idée seule de l’Exposition me fatigue. J’y ai été deux fois. La vue générale du haut du Trocadéro est vraiment splendide. Cela fait rêver à des Babylones de l’avenir. Quant aux détails, ce qui m’a le plus amusé, c’est une basse-cour japonaise. Il faudrait trois mois à quatre heures par jour pour connaître tout ce qu’il y a dans ces grandes assises de la civilisation. Le temps me manque, faisons notre métier.

Je suis convié au centenaire de Voltaire ; mais je n’irai pas, car j’en suis à économiser les heures. Cette histoire du centenaire est bien comique. Avez-vous vu l’alliance des grandes dames et des poissardes ? Les ennemis de Voltaire sont destinés à être toujours ridicules ; c’est une grâce de plus donnée par Dieu à ce grand homme. De celui-là on peut dire qu’il est immortel. Dès qu’on a besoin de lui, on le retrouve tout entier. Bref, MM. les cléricaux et MM. les monarchistes perdent complètement la boule.

Avez-vous admiré Sardou trouvant que Thiers était un génie grec, un esprit attique ? (ce qui est vrai dans le monde dont Sardou est l’Aristophane).

À propos de théâtre, je n’ai été de tout mon hiver qu’une seule fois au spectacle, et c’était au Palais-Royal, à la première de Bouton de Rose. L’œuvre est pitoyable, ce dont ne se doute pas l’auteur. Mon ami Zola veut fonder une école. Le succès l’a grisé, tant il est plus facile de supporter la mauvaise fortune que la bonne. L’aplomb de Zola en matière de critique s’explique par son inconcevable ignorance. Je crois que personne n’aime plus l’Art, l’Art en soi. Où sont-ils ceux qui trouvent du plaisir à déguster une belle phrase ? Cette volupté d’aristocrate est de l’archéologie.

Avez-vous lu le Caliban, de Renan ? Il y a dedans des choses charmantes, mais ça manque de base, beaucoup trop.

Que devenez-vous, pauvre chère amie ? Que lisez-vous ? À quoi songez-vous ? Quand se reverra-t-on ? Au nom de votre propre dignité, ne vous abandonnez pas ! Serai-je plus heureux l’hiver prochain ? Viendrez-vous à Paris ?

J’ai passé cinq jours de la semaine dernière à Chenonceaux, chez Mme Pelouze. On y a fait en l’an 1577 une ribote ornée de femmes nues que j’ai envie d’écrire. Le sujet du roman Sous Napoléon III m’est enfin venu ! Je crois le sentir. Jusqu’à nouvel ordre cela s’appellera Un ménage parisien. Mais il faut que je me débarrasse de mes bonshommes. J’espère au jour de l’an prochain être à la moitié de ce formidable bouquin.

Allons, adieu. Tâchez de tolérer cette gueuse d’existence et écrivez-moi de longuissimes épîtres. Ce me sera un grand plaisir.