Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1723

Louis Conard (Volume 8p. 103-105).

1723. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, nuit de mardi [18 décembre 1877].
Mon Loulou,

Je compte partir de jeudi à dimanche de la semaine prochaine ; je ne sais pas encore le jour. Tout dépendra de Bouvard et Pécuchet. Mais tu peux, dès maintenant, commencer les préparatifs pour recevoir ton Vieux. Franchement, il est un peu éreinté. Sais-tu, depuis trois mois (le commencement d’octobre), combien j’ai pris de jours de congé ? Un, celui où j’ai été à Rouen pour le buste du père Pouchet. Il est vrai que je ne crois pas ma besogne actuelle mauvaise, et je me ronge afin d’avoir fini mon celticisme à l’époque fixée. C’est bête d’avoir fixé une époque.

Hier, j’ai été à la Bibliothèque remettre des livres, au Musée d’antiquités pour du Vieux-Rouen, voir Mme Lapierre, plus Ange que jamais, converser avec Bidault… et faire une visite à ma chère belle-sœur ! La brouille avec Saint-André a pour cause la politique, ce gentilhomme étant réactionnaire et s’étant livré à des violences de langage intolérables, paraît-il.

Et demain je retourne à Rouen (!!!) pour déjeuner chez Houzeau, avec R. Duval et les Lapierre. Le susdit Houzeau m’a envoyé tantôt par un commissionnaire un billet, où il me supplie de lui octroyer cette faveur. J’ai accepté pour ne pas faire la bête, pour n’avoir pas l’air d’un poseur (concession qui produit beaucoup de sottises) et j’en suis vexé. Ça me dérange ; une journée perdue ! quand je n’ai pas une minute à perdre !

Si tu ne t’arrangeais pas avec Guilbert, mon vieux Foulongne (élève de Glaize et qui dessine très bien) pourrait te donner des avis, mais je crois Guilbert plus intelligent. Comme je suis content, ma chère fille, de voir ton amour pour « l’Art » ! Plus tu avanceras dans la vie, plus tu verras qu’il n’y a que ça ! Continue avec patience et ardeur. Dès le lendemain de mon arrivée, à ma première sortie, j’irai chez Bonnat ; compte dessus. L’Art avant tout, même avant les dames !

Oui, j’ai été content du renfoncement de Bayard. Est-il possible de caler d’une façon plus lourde ? Quel message ! C’est un chef-d’œuvre d’arrogance pour ceux qui l’ont dicté.

[…] Le jeune *** emplit la ville du bruit de ses débauches. Il porte « le déshonneur dans les maisons », mais interdit Rabelais ; c’est bien.

Oh ! misérables ! Où trouver une latrine assez vaste pour vous enfouir tous !

Bardoux est « au Pinacle[1] », je lui ai envoyé un mot de félicitations. Avez-vous pensé à lui expédier vos cartes de visite ? ou même, toi, un mot aimable ? Cela me semble exigé par la bienséance.

Et puisque nous parlons d’amabilité, allez-vous en avoir excessivement pour le Vieillard de Cro-Magnon ? Serez-vous gentils ? M’entourerez-vous de fleurs et de jeunes filles ? (que deviennent-elles, tes jeunes filles ?). Et surtout ayez soin, pendant les repas, d’être spirituels et de me divertir par une foule de joyeux devis, menus propos, farces, historiettes, rapprochements ingénieux, etc.

Mais je verrai ta bonne chère mine. C’est le principal.

Adieu, pauvre chat.

Ta Nounou te bécote.

N’étaient toi et les besoins de la littérature, je resterais ici indéfiniment, car je m’y trouve de mieux en mieux et n’éprouve pas du tout le besoin de la capitale.


  1. Il venait d’être nommé ministre de l’instruction publique et des beaux-arts, dans le cabinet Dufaure, constitué le 14 décembre.