Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1676
Je pense à vous bien souvent et je vous écris rarement. Pourquoi ? C’est que le temps est court. Pour faire quelque chose dans ce chien de Paris, il faut avoir l’esprit tendu à économiser les minutes. La journée se passe en agitations imbéciles. Enfin demain, dès l’aurore, je m’en retourne vers mon pauvre vieux cabinet de Croisset, d’où je ne vais pas sortir d’ici à longtemps, espérons-le.
Cet idiot de Mac-Mahon nuit beaucoup au débit des Trois Contes ; mais je m’en console, car, après tout, je ne m’attendais pas à un succès comme celui de l’Assommoir. De toutes les lettres que l’on m’a écrites et de tous les articles (favorables généralement), ce qui m’a fait le plus de plaisir, ce sont vos deux lettres. Oui, c’est cela qui m’a été au cœur ! Je vous en remercie bien, mais n’en suis nullement étonné.
J’ai fait dire, selon ma coutume, beaucoup de bêtises, car j’ai le don d’ahurir la critique. Elle a presque passé sous silence Hérodias. Quelques-uns même, comme Sarcey, ont eu la bonne foi de déclarer que c’était « trop fort pour eux ». Un monsieur, dans l’Union, trouve que Félicité c’est « Germinie Lacerteux au pays du cidre ! » Ingénieux rapprochement. Mes louangeurs ont été Drumont, dans la Liberté ; Banville (National) ; Fourcaud (Gaulois) ; Lapierre (Nouvelliste de Rouen) et avant tout Saint-Valry, dans la Patrie.
Plusieurs articles favorables doivent ou devaient paraître, mais tout a été arrêté par le Bayard des temps modernes. Je n’y pense plus et retourne à mes bonshommes qu’il faut avancer et finir.
La semaine dernière j’ai passé trois jours à Chenonceaux, chez Mme Pelouze, qui est une personne exquise et très littéraire (comme vous). On y apporte Ronsard à table, au milieu du dessert ! J’y ai lu Melænis, de notre pauvre Bouilhet. En le lisant, je songeais à lui et à vous, quand vous débitiez si bien le troisième chant dans le petit salon de la Muse. Comme c’est loin ! comme le torrent nous emporte ! Je m’accroche aux rives et vous baise les deux mains tendrement.
Écrivez-moi à Croisset, dites-moi comment vous allez, ce que vous lisez et tout ce qui vous passera par la tête. Je demande comme une grâce que vos épîtres soient longues, tenant surtout à la quantité, car de la qualité je n’en doute.