Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1653

Louis Conard (Volume 8p. 24-27).

1653. À MADAME ROGER DES GENETTES.
[Paris, lundi matin, 2 avril 1877].

Votre pensée, qui me revient bien souvent, me donne des remords. J’ai l’air de vous négliger. Si vous étiez ici, ce serait bien plus commode pour notre correspondance. 1o Je n’ai jamais été aussi affairé et ahuri, car j’ai de prodigieuses lectures à subir avant la fin de mai, époque où je veux être rentré à Croisset et me remettre à écrire Bouvard et Pécuchet. 2o Je corrige les épreuves de mon volume, qui paraîtra le 20 ou le 25 de ce mois. Les journaux le Moniteur et le Bien Public, m’occupent de même manière. 3o Il y a comme une conjuration parmi les jeunes gens qui impriment pour m’envoyer leurs œuvres. La semaine dernière je n’ai lu que six volumes en dehors de ma besogne personnelle, — et 4o « les devoirs de société », madame ! Mais de ceux-là je m’en fiche ! et ici je joue de mon imagination de romancier. Ce que j’invente de blagues pour ne pas faire de visites et refuser des dîners en ville est prodigieux. J’ai beaucoup usé du deuil où je suis censé être, comme conséquence de la mort de mon beau-frère. Mais il faut maintenant trouver autre chose. N’importe ! Les gens du monde sont impitoyables pour ceux qui travaillent.

Le Conseil municipal de Rouen, devant lequel est revenue la question de la fontaine Bouilhet, recommence à me taper sur le système. Quels idiots et quels envieux ! J’espère cependant en venir à bout et ils n’en ont pas fini avec moi, votre ami ne lâchant pas le morceau.

Connaissez-vous la Fille Élisa ? C’est sommaire et anémique, et l’Assommoir, à côté, paraît un chef-d’œuvre ; car enfin, il y a dans ces longues pages malpropres une puissance réelle et un tempérament incontestable. Venant après ces deux livres, je vais avoir l’air d’écrire pour les pensionnats de jeunes filles. On va me reprocher d’être décent et on me renverra à mes précédents ouvrages.

J’en ai lu un, avant-hier, que je trouve bien fort : Les terres vierges de Tourgueneff. Voilà un homme, celui-là ! Le volume paraîtra dans un mois.

Demain je suis convié au mariage civil de Mme Hugo avec Lockroy et j’irai, bien entendu. Le père Hugo me semble de plus en plus charmant et, en dépit de tout, j’adore cet immense vieux. Il me fait une scie continuelle avec l’Académie française. Mais pas si bête ! pas si bête !

Que vous dirais-je bien maintenant ? Je suis perdu dans les combinaisons de mon second chapitre, celui des sciences, et pour cela je reprends des notes sur la physiologie et la thérapeutique, au point de vue comique, ce qui n’est point un petit travail. Puis il faudra les faire comprendre et les rendre plastiques. Je crois qu’on n’a pas encore tenté le comique d’idées. Il est possible que je m’y noie, mais si je m’en tire, le globe terrestre ne sera pas digne de me porter. Enfin, il faut bien avoir une marotte pour se soutenir dans cette chienne d’existence ! J’avais si peu dormi cet hiver et tant pris de café que j’ai eu des battements de cœur et des tremblements qui m’ont inquiété. Grâce à la privation absolue de café et au bromure de potassium, ils ont à peu près disparu ; je me retrouve d’aplomb.

Et vous, pauvre chère amie, comment tolérez-vous vos longues journées de souffrances ? Que vous êtes patiente et que je vous admire ! Comme je voudrais pouvoir alléger un peu vos douleurs ! Mme Guyon me parle de vous quelquefois. Je n’ai pas encore vu *** ; elle m’amuse peu, je la trouve bourgeoise, et puis je n’ai pas le temps d’aller la voir. Je n’ai pas encore été chez Mme Viardot ni mis les pieds dans un théâtre. Pourvu qu’on ne me dérange pas de ma niche, c’est tout ce que je demande au ciel. Mon volume va me remettre un peu de monnaie dans l’escarcelle, car on me paye très cher. Si je pouvais tous les ans en faire un semblable, je me trouverais fort à l’aise. Plus que jamais j’ai envie d’écrire la Bataille des Thermopyles ! Encore un rêve qui vient à la traverse des autres !

Allons, adieu, pensez à moi.

Mot de la fin : l’autre jour, après l’enterrement de Mme André, Alexandre Dumas m’a reconduit jusqu’à ma porte et, à propos de Mme Sand, m’a lâché cette jolie remarque : « En voilà une lâcheuse ! — Pourquoi ? — Eh bien ! la manière dont elle s’est conduite avec nous ! quelle crasse ! — Comment ? — « Elle ne nous a rien laissé dans son testament !!! » Il est certain que Dumas a été dupe, car il a hérité de Didier, de Mme Villot, du docteur Desmarquais. Moi, je n’ai jamais eu d’amis pareils.

Ô nature !