Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1582

Louis Conard (Volume 7p. 302-303).

1582. À SA NIÈCE CAROLINE.
[Croisset], samedi soir, 6 heures [17 juin 1876].
Chère Caro,

Encore une mort ! Ce matin j’ai reçu le billet de faire part de celle d’Ernest Lemarié.

Bien que je ne visse jamais cet ancien camarade, sa mort me fait de la peine. Nous avions été ensemble au collège et à l’École de droit ; enfin, pendant toute notre jeunesse, nous ne nous étions guère quittés. Ce n’est plus maintenant qu’un souvenir. Il faudrait se cuirasser dans un égoïsme impénétrable et ne songer qu’à la satisfaction immédiate de sa propre personne. Ce serait plus sage, mais ce n’est pas possible, pour moi du moins.

Avant-hier, j’ai eu la visite de M. et Mme Lapierre et hier j’ai dîné chez eux. Ils ont poussé la générosité jusqu’à me faire cadeau de quatre bondons de Neufchâtel primés au grand concours régional ! J’ai reçu un autre cadeau : un livre du Faune[1] et ce livre est charmant, car il n’est pas de lui. C’est un conte oriental intitulé Vathek, écrit en français à la fin du siècle dernier par un mylord anglais. Mallarmé l’a réimprimé avec une préface dans laquelle ton oncle est loué.

C’est demain la « Fête du Pays », et il y a contre le mur de la cour une belle affiche jaune promettant « tous les plaisirs que l’on peut désirer ». De leur côté messieurs les restaurateurs s’engagent à fournir « tout le confortable désirable ». Mais s’il fait demain le temps d’aujourd’hui, la foule ne sera pas nombreuse. Le vent souffle violemment, un air glacial règne sur nos bords, et le ciel donne une lumière blanche et triste.

Malgré tout, je ne suis pas triste, bien que je regrette mes deux compagnons. Parlez-vous de moi souvent ?

J’ai écrit une page, et ce soir, j’en aurai préparé trois autres.

Voilà tout, pauvre chérie. Je n’ai plus rien à te dire si ce n’est que je t’aime bien fort et songe à toi dans ma solitude.

Vieux
t’embrasse.

[…] J’ai reçu ce matin une lettre de Mlle de Chantepie que je croyais morte ; c’est pour me parler de Mme Sand. Et puis une autre lettre de l’éditeur Conquet qui me demande l’autorisation de publier mon portrait. Je m’empresse de lui refuser cette faveur.

Allons, encore un bécot, pauvre chat. Bonne santé, bon courage et surtout un incommensurable mépris pour On.


  1. Stéphane Mallarmé, auteur de l’Après-midi d’un faune.