Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1577

Louis Conard (Volume 7p. 297-298).

1577. À ERNEST RENAN.
[Paris, du 19 au 26 mai 1876].
Mon cher Ami,

La nuit de vendredi dernier (19 mai 1876) sera une date dans ma vie. J’ai reçu votre volume[1] à 9 heures du soir et je ne l’ai plus quitté. Avant-hier et hier je n’ai pas eu un moment à moi, sans quoi je vous aurais écrit tout de suite, pour vous remercier du plaisir infini que vous m’avez fait.

Je ne me souviens d’aucune lecture pareille ! À l’inverse de cette dame qui trouvait que vos pages lui faisaient froid au cœur, je me suis délecté dans votre œuvre comme dans un bain d’air chaud et parfumé. Comme c’est bien ! comme c’est beau ! et comme c’est bon ! Il est possible que vous blessiez les catholiques et que

les positivistes froncent le sourcil. Moi, vous m’avez édifié ! Et quelle langue vous avez ! Comme c’est à la fois noble et régalant ! Malgré l’entraînement des idées, il y a telle page que j’ai relue plusieurs fois de suite (comme les pages 133-134, entre autres). L’impossibilité du miracle, la nécessité du sacrifice (du héros, du grand homme), le machiavélisme de la Nature et l’avenir de la Science, voilà des points qui n’ont été traités par personne comme par vous et qui me semblent désormais incontestables. Je vous remercie de vous être élevé contre « l’égalité démocratique », qui me paraît un élément de mort dans le monde.

Je connaissais votre lettre à Berthelot, mais je ne connaissais pas sa réponse qui me paraît, elle aussi, être un morceau de haut goût. Je n’avais pas lu « la Métaphysique et son avenir » (parue sans doute dans la Revue des Deux Mondes ?). Voilà de la critique ! Comme c’est bien ça, l’École Normale et la philosophie officielle de notre temps !

Que vous dirai-je de plus, mon cher Renan ? Je vous aime pour votre grand esprit, pour votre grand style, pour votre grand cœur. Vous m’avez honoré en citant mon nom au seuil de votre livre et plus que jamais je me sens fier d’être votre ami.

Je vais maintenant relire (et à la loupe) ce charmant et fort bouquin. Puis, un de ces jours, j’irai en causer chez vous.


  1. Dialogues et fragments philosophiques.